Ce livre un tantinet emberlificoté n’est pas à la hauteur de ce que Bruno Latour exprimera plus tard : « Jusqu’ici la radicalité en politique voulait dire qu’on allait révolutionner, renverser le système économique. Or la crise écologique nous oblige à une transformation si profonde qu’elle fait pâlir par comparaison tous les rêves de « changer de société ». La prise du pouvoir est une fioriture à côté de la modification radicale de notre « train de vie ». Ceux que j’appelle les ayatollahs du Wall Street Journal sont aussi démunis que les marxistes de gauche devant l’ampleur des transformations qu’il va falloir faire subir à la totalité des commensaux de la planète. Il s’agit de transformer minutieusement chaque mode de vie, chaque rivière, chaque maison, chaque moyen de transport, chaque produit, chaque entreprise, chaque marché, chaque geste.. J’ai l’impression que l’époque demande des modifications de l’intellect qui dépassent de très loin les pâles utopies de nos éminents prédécesseurs. » (Le Monde du 5 mai 2007)
Voici quelques extraits de son livre :
Que faire de l’écologie politique ? Rien. Que faire ? De l’écologie politique ! La montagne a accouché d’une souris, il y a stagnation des mouvements dits « verts ». Pourtant à la question « Que faire ? », il faut constater qu’il n’y a pas d’un côté la politique et de l’autre la nature. Depuis l’invention du mot, toute politique s’est définie par son rapport à la nature. Par conséquent les échecs qu’ont subi jusqu’ici les mouvements écologiques ne prouvent rien, mais on peut les expliquer. Les mouvements écologiques ont cherché à court-circuiter la production scientifique afin d’accélérer leurs progrès militants. Erreur ! Mais si l’on concède trop aux valeurs, la nature bascule dans le mythe incertain, dans le romantisme. Enfin on sait la difficulté des mouvements écologiques à se situer sur l’échiquier politique. Dans ce livre, il s’agit de se demander ce que la science, la nature et la politique ont à faire ensemble.
On ne peut pas caractériser l’écologie politique par une crise de la nature, mais par une crise de l’objectivité. Aux objets sans risques font place des attachements risqués. Ainsi l’amiante était un matériau parfait (on l’appelait magic material), à la fois inerte, efficace et rentable. Il a fallu des dizaines d’années pour que les conséquences sur la santé finissent par le mettre en cause, cancers, difficultés de déflocage. L’amiante est passé du statut de matériau inerte à un imbroglio cauchemardesque de droit, d’hygiène et de risque. Ce type d’objets peuple en grande partie le monde du bon sens dans lequel nous vivons.
Certains considèrent une inversion des rapports de force lorsque la puissance humaine est devenue tectonique, capable de rivaliser avec les forces de la terre. Ce sont toutes ces métaphores si présentes chez Moscovici, Serres, Naess, de la violence faite à la nature. La terre nourricière et marâtre devient une vieille mère fragile qu’il faut dorénavant protéger.
A l’automne 1997 à Kyoto, il n’y avait plus qu’un seul conclave qui unissait les deux anciennes assemblées, celle des politiques et celle des scientifiques, dans une troisième chambre, plus vaste, plus complexe, qui accueillait les chefs d’Etat, les industriels, les savants, les lobbyistes. Dans l’assemblée unique de Kyoto, on peut exiger que chacun des parties prenantes considère l’autre comme un porte-parole sans décider s’il représente les humains, le paysages, les lobbies de l’industrie chimique, le plancton des mers ou l’économie des Etats-Unis.
Qu’un homme parle au nom de plusieurs autres, voilà un grand mystère. La démocratie ne peut se penser qu’à la condition de pouvoir traverser librement la frontière maintenant démantelée entre science et politique, afin d’ajouter à la discussion une série de voix nouvelles, la voix des non-humains. Limiter la discussion aux humains, leurs intérêts, leurs droits, paraîtra dans quelques années aussi étranges que d’avoir si longtemps limité le droit de vote des esclaves, des pauvres, des femmes. Utiliser la notion de discussion en la limitant aux seuls humains, sans s’apercevoir qu’il existe des millions d’appareillages subtils capables d’ajouter des voix nouvelles au chapitre, c’est se priver de la formidable puissance des sciences. Que les faits parlent à travers un homme, voilà un autre grand mystère. Comment s’y prendre pour faire parler par eux-mêmes ceux au nom desquels on va parler ? Il n’y a pas deux problèmes, l’un du côté de la représentation scientifique et l’autre du côté de la représentation politique, mais un seul. Nous prétendons nommer Civilisation cette extension de la parole aux non-humains.
Comment désigner les associations d’humains et de non-humains de ce collectif en voie de rassemblement ? Nous avons choisi le mot propositions : nous allons dire qu’une rivière, un troupeau d’éléphants, un climat, un maire, un parc, présentent au collectif des propositions. J’ai une proposition à vous faire indique l’incertitude, il appartient au domaine du langage, il indique qu’il s’agit d’une association nouvelle, il ne se limite pas au seul langage. Il ne s’agit ni d’ontologie, ni même de métaphysique, mais uniquement d’écologie politique. Les scientifiques vont apporter le formidable atout de l’instrument et du laboratoire. Leur travail permet le déplacement du point de vue pour écouter le pullulement de propositions souvent imperceptibles. Les politiques participent aux mêmes compétences que les scientifiques, mais avec d’autres savoir-faire. Les économistes offrent au collectif une version provisoire pour permettre d’accepter ou de rejeter telle ou telle proposition. Les moralistes dissertent du juste rapport des moyens et des fins.
Il nous faut ranger les propositions par ordre d’importance, il faut former une hiérarchie des valeurs. Dans un accouchement difficile, que faut-il sauver de l’enfant ou de la mère ? Dans quelle mesure le bien-être de l’économie américaine est plus ou moins important que celui du climat de la planète Terre ? La chambre haute détecte les candidats à l’existence, traduit leurs propositions, trouve le jury qui peut en répondre. La chambre basse décide : comment faire vivre ensemble des êtres contradictoires ? Au nom de quoi faudrait-il préférer, dans le Mercantour, le loup aux brebis ? Quel devoir nous oblige à réserver l’eau de la Drôme aux poissons plutôt qu’aux irrigations de maïs ? Nous n’avons plus à osciller entre le droit irréfragable des humains – prolongés ou non par leurs générations futures – et le droit indiscutable des « choses » à jouir de l’existence. C’est à nous d’enregistrer l’appel des exclus qu’aucune morale n’autorise à exclure définitivement.
La philosophie politique n’avait certes pas prévu une administration du ciel, du climat, de la mer, des virus, des animaux sauvages. Elle avait cru pouvoir se limiter au droit de la propriété, la Science s’occupant du reste. Il nous faut maintenant rechercher le langage de la maison commune, selon l’étymologie oikos-logos. Il nous faut retrouver le sens commun, le sens du commun. S’assurer que les humains ne font plus leur politique sans les non-humains, n’est-ce pas ce que les mouvements « verts » ont toujours cherché derrière la formule maladroite d’une protection ou d’une conservation de la nature. L’écologie politique ne cherche pas à choisir une place à droite ou à gauche, selon l’organisation des travées au parlement. Aucun paquet tout ficelé ne permet d’opposer les forces du Progrès et celles de la Réaction. Les divisions à l’intérieur des partis sont depuis déjà longtemps supérieures à ce qui les réunit. Que faire de la gauche et de la droite si le progrès consiste à aller d’un mélange des faits et des valeurs à un mélange encore plus inextricable ? Si la fraternité réside non pas dans un front de civilisation qui renverrait les autres à la barbarie, mais dans l’obligation de construire avec tous les autres un seul monde commun ? Si l’égalité demande à prendre en charge les non-humains sans savoir d’avance ce qui relève du simple moyen et ce qui appartient au royaume des fins ? Si la République devient une forme de parlement des choses ? L’écologie débute à peine, pourquoi aurions-nous fini d’explorer les institutions de la vie publique ?
Or les institutions permettant cette écologie politique existent toutes déjà en pointillé dans la réalité présente.
(éditions La Découverte)