La mentalité primitive est moniste : elle ne distingue pas le naturel du surnaturel, la physique de la métaphysique. Le primitif ne sépare par profane et sacré ; il est immergé dans un milieu avec lequel il ne fait qu’un. Il vit dans du vivant, partie intégrante d’un tout unique. L’homme et son environnement ne font qu’un, l’ontologie n’est pas pensée mais vécue. Au stade mythique, l’homme n’est ni religieux, ni athée. Pour être croyant ou athée, il faut se distancier par la pensée du monde divin, que l’on accepte ou que l’on rejette.
Ne pas croire en Dieu n’est pas une attitude négative. C’est une position qui entraîne des choix pratiques et spéculatifs autonomes, qui a donc sa spécificité, et son histoire, différente de l’histoire des croyants. Par rapport au christianisme, l’athéisme jouit même d’une antériorité qui devrait lui valoir respectabilité. 2500 ans avant Jésus-Christ, des sages indiens avaient déjà proclamé que le ciel était vide. Pour s’en tenir à la civilisation occidentale, dès le VIe siècle avant notre ère, Parménide, Héraclite, Xénophane professaient l’éternité de la matière.
1/6) le lien entre pouvoir et religion
Vers – 415, Protagoras est connue pour son extrême relativisme. Il fut le premier à déclarer que sur toute chose, on pouvait tenir deux discours exactement contraires. Parce qu’il avait dit « A propos des dieux, il m’est impossible de savoir s’ils existent ou s’ils n’existent pas », il fut chassé d’Athènes et ses livres furent brûlés sur la place publique. C’est le premier autodafé connu de l’histoire occidentale. Un décret adopté en – 432 à la demande du devin Diopeithès prévoyait en effet l’engagement de poursuites contre tous ceux qui ne croient pas aux dieux reconnus par l’Etat. Son action judiciaire est avant tout un acte de défense d’une corporation menacée par les spéculations philosophiques : pouvoir et religion sont intimement liés. Plus tard l’Empire romain aura besoin d’une religion et de la soumission au pouvoir. Il trouvera cela dans le christianisme, religion qui, sublimant la soumission politique dans la soumission à dieu, est parfaitement adapté aux besoins du pouvoir en place.
En 1729, l’abbé Meslier reproche à l’Eglise de soutenir la tyrannie et l’injustice sociale. Les hommes sont naturellement égaux ; or la noblesse a détruit cette égalité par la force et maintient la majorité du peuple dans la misère. Toute une série de parasites vivent du travail des pauvres : les ecclésiastiques, les gens de justice, les intendants de police, les soldats. Et l’Eglise, au lieu de lutter contre l’injustice, bénit cette exploitation de l’homme par l’homme.
2/6) le matérialisme contre la religion
Un carrier répond ainsi à une enquête menée au début du XIVe siècle dans l’Ariège : « Le monde matériel n’a jamais commencé et ne finira jamais », précisant que cette croyance lui vient à la fois d’un proverbe populaire et de l’enseignement de son maître d’école. En fait l’idée de l’éternité du monde semble avoir été largement répandue. Le christ a été fait « en branlant et en foutant, c’est-à-dire par le coït de l’homme et de la femme, tout comme nous autres. La crucifixion, la résurrection, la virginité de Marie, tout cela c’est de la truffe. » Les arbres proviennent de la nature de la terre et non de Dieu. Le temps en suivant son cours fait le froid, et les fleurs, et les grains ; et Dieu n’y peut absolument rien. On remarque chez ces paysans une volonté d’évacuer Dieu du monde matériel.
Pour l’homme de la Renaissance, la Nature prend la place de Dieu, parce qu’elle a elle-même une âme, qu’elle réalise des intentions constantes. Le ciel n’est pas vide, les astres ont retrouvé leur divinité. Nous avons affaire à une vision naturaliste panthéiste du monde. En 1673 pour Spinoza, Dieu n’est que la somme de tout l’univers matériel, ou une sorte d’esprit de la nature répandu en toutes choses. Le monde est une substance, en dehors de laquelle rien n’existe. Le seul être nécessaire, c’est la matière. Pour l’abbé Meslier en 1729, nous voyons manifestement que la nature est partout et que c’est toujours elle-même qui fait tout. Il est beaucoup plus probable de dire qu’elle est elle-même ce qu’elle est, que de dire qu’un autre être qui ne se voit pas et ne se trouve nulle part serait de lui-même ce que l’on imagine seulement qu’il serait. Pour David Hume, toutes nos idées venant de l’expérience concrète du monde, nous ne saurions avoir un concept de l’infini, donc de Dieu. De plus l’existence ne se prouve pas, elle s’éprouve, elle se constate.
Michel Bakounine montre en 1871 comment les croyants ont tout simplement assigné à un être qu’ils appellent Dieu les caractères de la matière. Et Lénine est très clair : « Le marxisme, c’est le matérialisme, et comme tel, il est inexorablement hostile à la religion ».
3/6) une morale sans dieu
C’est Platon qui est à l’origine de l’opinion péjorative que va peser sur l’athéisme : en liant incroyance et immoralité, il associe l’athéisme aux qualificatifs de « vulgaire », opposé à l’attitude noble des idéalistes qui se réfèrent au monde des idées : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » La loi morale ne peut avoir de force que si elle s’enracine dans une loi divine transcendante, in touchable, absolue ; l’athéisme serait le ferment de dissolution de la société. En définitive Dieu veut une humanité faible, humble, soumise ; il ne peut supporter que les hommes s’organisent sans lui, qu’ils fraternisent sans tenir compter de son existence. L’histoire de l’athéisme, c’est aussi l’histoire des combats pour une morale purement humaine.
Pour Fichte (1762-1814), « tout homme est libre par nature, et personne n’a le droit de lui imposer une loi que lui-même. » Toutes nos actions doivent tendre à ce que l’homme devienne autonome et indépendant vis-à-vis de tout ce qui n’est pas la raison. Le destin de chacun est lié au destin collectif de l’humanité, qui n’a pas besoin d’un dieu. Proudhon constate que l’Eglise de son siècle renonce à l’action humaine en faveur de la justice sociale, quelle se complaît dans la prière. Pour Marx, « la religion est le soupir de la créature opprimée, le sentiment d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des temps privés d’esprit. Elle est l’opium du peuple ». Si les exploiteurs continuent à se servir de Dieu, il existe toujours. Ce qu’il faut, c’est faire disparaître les conditions historiques qui ont produit Dieu.
Pour Nietzsche, deux chemins s’ouvrent devant l’athée. Le premier, emprunté par la foule, reste marqué par la morale de l’esclave, où l’on remplace Dieu par les idoles nouvelles, le progrès, la science, la vérité ; un chemin qui continue à subir l’influence de l’ombre de Dieu. L’autre voie est désaliénée, débarrassé de toute illusion transcendante : rien n’est vrai, tout est permis. Les certitudes du croyant comme de l’incroyant s’envolent, le doute est généralisé. Rien n’est déterminé à l’avance ; l’homme invente le sens et les valeurs, dans une totale responsabilité qui l’engage, lui et les autres.
4/6) L’institutionnalisation de l’athéisme
Il faut attendre 1848 pour voir naître la première société de libres penseurs. Le but affirmé de l’association est de « protéger la liberté de penser contre toutes les religions et tous les dogmatismes, quels qu’ils soient, et d’assurer la libre recherche de la vérité par les seules méthodes de la raison ». Mais les principes laïques portent en eux-mêmes une faiblesse. Comme l’esprit d’examen n’est pas seulement un droit mais un devoir, les principes imposent de ne pas recevoir de mot d’ordre si nous les estimons injustifiés. L’unité d’action est donc difficile à réaliser chez les laïcs. D’ailleurs la lutte entre déistes et athées a d’abord fait rage au sein de la libre pensée. Au mépris des déistes pour le caractère grossièrement matérialiste des athées, ces derniers répondent par le mépris à l’égard des salmigondis spiritualistes des premiers. Certains libres penseurs exigent l’interdiction de la soutane, d’autres au contraire l’estiment indispensable pour repérer l’ennemi.
Au début des années 1880 jusqu’en 1914, l’essor de la libre-pensée est rapide, concomitant de la montée de l’anticléricalisme et des combats en France autour de la laïcité, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En 1881 est créé la Société du mariage civil. Quant à l’enterrement civil, il est l’un des chevaux de bataille de l’athéisme : chaque société possède un drap mortuaire et sa propre bannière, organise les funérailles des membres défunts. Un enterrement religieux, c’est une victoire pour Dieu ; un enterrement civil, c’est une victoire du matérialisme. Les libres penseurs font campagne pour le retrait des croix et tableaux à caractère religieux dans les tribunaux, ce qui est accordé par circulaire ministérielle en 1904. La laïcisation des hôpitaux publics est totale à partir de 1908. Mais ce n’est qu’en 1972 qu’il y aura retrait de la référence à Dieu lors du serment demandé aux jurés et aux témoins : « Vous jurez et déclarez devant Dieu et devant les hommes… »
Avec l’arrivée au pouvoir du marxisme-léninisme en Russie en 1917, l’athéisme devient pour la première fois l’idéologie officielle d’un Etat. Le décret du 8 avril 1929 retire tout rôle social à la religion en interdisant aux associations religieuses d’organiser des caisses de secours, des réunions bibliques, de tenir des dispensaires et des bibliothèques. Les membres du clergé, considérés comme des « non-travailleurs », sont privés de doits civiques et de cartes alimentaires.
5/6) conclusion
Le XXe siècle restera dans l’histoire comme celui du naufrage des certitudes. Commencé tambour battant avec les certitudes nationales qui s’épuisent dans la boue des tranchées, rythmée ensuite par les certitudes idéologiques et raciales de droite, noyées par les certitudes communistes d’aube nouvelle enlisées dans les goulags, piétinées par les hordes de chômeurs des certitudes libérales, il s’achève par des célébrations dont on a du mal à saisir la signification. Les certitudes du croyant comme de l’incroyant s’envolent, le doute généralisé se traduit par la cacophonie des crédulités hétéroclites. Atmosphère crépusculaire qui marque d’une certaine façon la faillite intellectuelle de l’humanité.
Dieu n’est plus là. « Cette absence de dieu, nous la rencontrons partout : dans le train, dans l’autobus, dans l’atelier bruyant, comme dans l’ambiance feutrée des cadres supérieurs », écrit le père Loew. L’avènement des loisirs de masse a joué un rôle fondamental : la presse à grand tirage, le cinéma, le football, la télévision ont rapidement meublé le jour du Seigneur, jadis strictement réservé à la piété et au repos. D’une façon générale, la société de consommation a relégué dieu au niveau des accessoires dépassés. La masse, gavée de pain et de jeux, s’est installé dans l’athéisme pratique. Mais les « messages » qui sont introduits par les mass media, en raison de leur quantité et de leur caractère contradictoire, peuvent accroître l’état de confusion culturelle dans lequel les jeunes se débattent ; à la longue, cela remet en crise toutes les valeurs. L’action n’est plus encadrée, elle n’est plus pensée. Il s’agit d’être l’homme du moment, celui qui dit le mot de la situation au bon moment, c’est-à-dire sous l’œil des caméras. L’esprit humain est en train de capituler devant les forces de dispersion. Nous sommes à l’ère de la confusion. Le sens du sacré va se reporter sur les multiples idoles fabriquées par la société de consommation, vedettes du spectacle et du sport en particulier. Le millénaire se termine par un vide effrayant de la pensée. Le partage ne semble plus se faire entre croyants et incroyants, mais plutôt entre ceux qui affirment la possibilité rationnelle de penser globalement le monde, sur un mode divin ou sur un mode athée, et ceux qui se limitent à une vision fragmentaire dans laquelle prédomine l’ici et maintenant. Si cette seconde attitude l’emporte, cela signifie que l’humanité abdique sa quête de sens.
L’homme a multiplié les dieux, et les dieux en sont morts. Maintenant c’est l’homme qui prolifère, et plus il prolifère, moins il a de valeur. Il est devenu si commun que chaque exemplaire ne vaut pas grand chose. La question n’est pas de savoir si le XXIe siècle sera croyant ou athée, mais si la fourmilière a encore la volonté et les moyens de s’inventer un avenir.
6/6) quelques citations
- Que faisait Dieu avant la création ? Pourquoi a-t-il attendu si longtemps avant de créer ?
- Dans une Eglise fondée que l’autorité divine, on est aussi hérétique pour nier un seul point que pour nier le tout. Une seule pierre arraché de cet édifice et le tout croule fatalement.
- La foi est un saut irrationnel en Dieu ; elle n’a d’autre justification qu’elle-même. Il est à supposer qu’un homme parvenu à la croyance religieuse et qui aurait été auparavant philosophe ne s’était jamais exercé à la véritable philosophie.
- Si vous suivez les lumières naturelles de votre esprit, vous verrez que toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines (abbé Meslier, 1729)
- En 1800, le texte de Sylvain Maréchal affiche pour la première fois l’athéisme comme un fait banal. Ce n’est plus le libertin provocant, l’érudit prudent, le révolté traqué, le curé au double visage, le philosophe sceptique. L’athée devient un homme ordinaire, libre et droit, qui n’a de leçon à donner à personne, et qui n’entend pas en recevoir.
- La liberté requiert l’athéisme.
- Les croyants se mettent à la place de Dieu, en faisant de celui-ci le serviteur de leur désir de félicité éternelle ; leur dieu est une idole au service de leur égoïsme.
- Nous ne voyons, nous ne sentons et nous ne connaissons certainement rien qui ne soit matière. Otez nos yeux ? Que verrons-nous ? rien. Otez nos oreilles ? Qu’entendrons-nous ? rien. Otez notre tête et notre cerveau ! Que penserons-nous, que connaîtrons-nous ? rien. (abbé Meslier, 1729)
- Les morts avec lesquels je suis sur le point d’aller ne s’embarrassent plus de rien, ils ne se mêlent plus de rien, et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc par le rien, aussi ne suis-je guère plus qu’un rien, et bientôt je ne serai rien. (abbé Meslier, 1729)
- Des centaines de millions de vie misérables, qui mettent en valeur l’admirable dévouement d’une mère Teresa, valent-elles mieux qu’un contrôle rationnel de la fécondité permettant de faire accéder au véritable statut d’homme et de femmes des êtres moins nombreux mais plus heureux ?
(Editions Fayard)