L’homme crée la société, mais chaque société forme les sortes d’homme dont elle a besoin. Ce livre est un élément fondateur de la compréhension des sociétés modernes. Au lieu de cultiver l’esprit collectif où l’essentiel consiste à faire comme tout le monde, il s’agit de se différencier, soit pour affirmer son pouvoir, soit pour faire preuve d’une illusoire vanité. Thorstein Veblen nous présente la comédie humaine, la rivalité puérile des adultes en quête d’argent, de gloire et de prestige, jamais capables d’atteindre un but qui fuit à mesure qu’ils en approchent puisque ce but se définit non pas en soi mais par rapport aux conquêtes des autres. Voici quelques extraits recomposés d’un livre dense, mais assez répétitif :
Dans le cours de l’évolution culturelle, l’émergence d’une classe oisive coïncide avec les débuts de la propriété. La toute première forme de propriété est la possession des femmes par les hommes. Avec les progrès de l’industrie et la concentration des biens dans les mains de possesseurs relativement moins nombreux, le niveau de richesse de la haute classe va s’élevant.
Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir ; il faut encore les mettre en évidence. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, mais encore on affermit les raisons d’être satisfait de soi. L’homme comme il faut consomme à volonté et du meilleur, en nourriture, boissons, narcotiques, parures, divertissements. Comme on signale sa richesse en consommant ces produits plus parfaits, on en tire grand honneur. On l’appelle ici gaspillage parce que cette dépense n’est utile ni à la vie ni au bien-être des hommes. Mais aux yeux d’un économiste, ce genre de dépense n’est ni plus ni moins légitime qu’un autre. S’il a choisi ce genre de dépenses, la question est en effet tranchée : c’est qu’il y trouve relativement plus d’utilité que dans des formes de consommation sans gaspillage. Il ne nous vient pas toujours à l’esprit que l’impératif de prodigalité ostensible est présent dans nos critères du bon goût, mais il n’en est pas moins contraignant et sélectif ; il forme et entretient notre sentiment du beau.
La même règle du bon goût veut que l’on traite les animaux domestiques qui n’ont aucun intérêt industriel (les pigeons, les oiseaux en cage, les chiens et les chats…) comme des articles de consommation ostensible ; ils sont donc honorifiques par nature, et l’on est en droit de les trouver beaux. Ainsi le chien a-t-il droit à nos bonnes grâces, car il laisse libre essor à notre volonté de dominer ; car c’est un article de dépense ; car il n’est d’aucun usage industriel. Bien des gens de bonne foi trouvent belles jusqu’à ces races grotesques et difformes que l’on doit à certains éleveurs ; la valeur qu’ils prennent aux yeux de leurs propriétaires est celle d’articles de consommation ostentatoire. Il en va du cheval rapide comme du chien. On s’est donc habitué à rechercher les marques de superfluité et de cherté qu’offrent les marchandises ; on s’attend qu’elles présentent une utilité de l’espèce indirecte ou surclassante : voilà qui conduit à changer d’étalon pour en apprécier l’utilité.
Dans toutes les classes de la société, la plus grande part de la dépense que l’on engage dans les vêtements va aux apparences respectables et non au souci de couvrir le corps. Il est rare que l’on se sente aussi miteux qu’aux moments où l’on est au-dessous du niveau prescrit par l’usage en fait d’habillement. La valeur commerciale des vêtements se divise en deux parties : l’une, de beaucoup la plus importante, est consacrée à l’élégance ; l’autre plus modeste, va à la fonction de couvrir. Il est remarquable que des messieurs, quand ils vont à la chasse, prennent grand soin de s’accoutrer et armer jusqu’aux dents : ils pénètrent ainsi leur propre imagination du sérieux de leur entreprise. Ces cabotins des clairières aiment à se carrer sur leurs jambes. De même les concours d’athlétisme ne vont presque jamais sans rodomontades et crâneries, bel écran de fumée qui signale le batelage. Le tempérament qui se sent porté aux sports est essentiellement puéril. La substance des sports est futilité, leur enjeu est simulacre. Ils laissent carrière à la rivalité, ce qui leur donne un attrait de plus. L’inclination pour les sports athlétiques, qu’il s’agisse de participation directe ou tout aussi bien de soutien moral, est une caractéristique de la classe de loisir. Les populations d’occident comptent peu d’individus qui soient assez dépourvus d’instinct rapace pour ne trouver aucun amusement à contempler les jeux et concours d’athlétisme.
Au point de vue de la théorie économique, le rapport de fidélité, que celle-ci soit jurée à une personne physique ou à une personne extra-physique, se conçoit comme une variante de cette subordination personnelle qui entre pour une si large part dans le genre de vie rapace et quasi pacifique. Pour s’attacher avec tant de loyauté à la personne d’une divinité anthropomorphe, douée d’une nature aussi archaïque, il faut que le dévot possède les mêmes penchants archaïques. Les pratiques de dévotion se constatent dans la consommation pieuse de biens et de services. Tout culte exige une consommation sans but matériel immédiat : ornements cérémoniels, temples, églises, vêtements, sacrements, etc. Le prêtre ne doit pas mettre la main à un travail mécanique et productif ; en revanche il doit consommer en quantité ; or il faut noter que cette consommation doit prendre des formes qui ne contribuent pas à son propre confort : « Soit que vous mangiez ou que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu ».
C’est dans les études proprement dites, et plus particulièrement dans les études supérieures, que l’influence des idéaux de la classe de loisir est la plus patente. Avec le temps, l’ensemble des connaissances forma un système amplifié ; on vit naître une distinction entre la connaissance ésotérique et la connaissance exotérique. La première – pour autant qu’il y ait une différence réelle entre l’une et l’autre – était la science de ce qui n’a pas d’effet utile pour l’économie ou l’industrie. Aujourd’hui même, la société savante admet dans ses usages la toque et la toge, l’examen de fin d’études, les cérémonies de remise des diplômes, la collation des grades universitaires, les prérogatives. A n’en pas douter, c’est dans les usages des ordres religieux que l’on trouve la provenance immédiate de tous ces traits du rituel savant. Au niveau supérieur vers lequel les écoles s’efforcent généralement, elles visent essentiellement à éduquer les jeunes gens des classes sacerdotales et oisives, à leur apprendre à consommer les biens matériels et immatériels. Rares sont les personnes qui, ayant cultivé leur sens du mérite universitaire, ne voient que vanité dans les accessoires rituels de la science.
Aucune classe de la société, même si elle se trouve dans la pauvreté la plus abjecte, ne s’interdit toute habitude de consommation ostentatoire. On n’y renonce que sous l’empire de la plus implacable nécessité. Voilà pourquoi nulle branche du commerce ne fournit aujourd’hui des marchandises qui ne contiennent pas l’élément honorifique, à quelque degré que ce soit. Un consommateur qui voudrait à toute force, tel Diogène, éliminer de sa consommation tous les éléments d’honorabilité et de gaspillage, serait dans l’incapacité de fournir à ses besoins les plus insignifiants sur le marché moderne. En vérité, si même il se mettait en devoir de fournir à ses propres besoins par ses propres efforts, il aurait du mal à s’assurer la fourniture d’un jour, pour le strict nécessaire, sans incorporer par inadvertance à ses produits quelque chose de cet élément honorifique, le travail en pure perte. Mais pour recueillir une approbation sans réserve, un fait économique doit recevoir la sanction de l’utilité impersonnelle, de l’utilité du point de vue génériquement humain. La conscience économique ne se satisfait pas de voir un individu faire bonne figure en se comparant à un autre, en rivalisant avec lui ; elle ne peut donc approuver la concurrence dépensière. La règle du désœuvrement exige que l’on soit futile, rigoureusement et complètement ; l’instinct artisan veut que l’on soit utile et agissant.
(Gallimard 2007)