résumé des principaux arguments de Kirkpatrick Sale
1/4) Combien d’objecteurs de croissance ?
Les néo-luddites, qui remettent en cause la révolution industrielle, sont aujourd’hui plus nombreux qu’on ne l’imagine. Privés des moyens d’expression et du pouvoir dont jouissent les optimistes, ces pessimistes se font néanmoins entendre à l’aide de leurs piles de documents et grâce à un nombre croissant de disciples. On les trouve dans les groupes d’action directe des écologistes radicaux ; à l’université, dans des groupes de recherche hérétiques en économie et en écologie - souvent liés au mouvement contre la décroissance (no-growth school) ; ils sont dans les communautés indiennes des Amériques qui opposent le biocentrisme à la norme anthropocentriste. Ce sont aussi les activistes qui luttent contre le nucléaire, la nourriture contaminée, la déforestation, l’expérimentation animale, les déchets toxiques, la chasse à la baleine, entre autres aspects du massacre high-tech. On pourrait compter les millions de travailleurs des pays industrialisés licenciés pour motif de robotisation. Ajoutons les millions de personnes qui ont été exposées aux polluants, produits chimiques, poisons, et qui en subissent les conséquences dramatiques. On pourrait enfin trouver des néo-luddites parmi tous les gens qui, suite à l’introduction des nouvelles technologies au travail et à la maison, ont été déroutés, rabaissés, frustrés par des machines incompréhensibles que l’on peut de moins en moins réparer.
Partout où ils se trouvent, les néo-luddites tentent de fait entendre ce constat : quels qu’en soient les avantages présumés en termes de rapidité, de commodité, de gain de richesse ou de puissance, la technologie industrielle a un prix ; dans le monde contemporain, ce prix ne cesse de s’élever et de se faire plus menaçant. L’industrialisme, structurellement incapable de se soucier de la terre où il puise ses richesses ou de la destinée humaine (qui sont des « effets externes » selon la théorie capitaliste) semble vouée inévitablement à atteindre des sommets dans le bouleversement des sociétés et l’injustice économique, si ce n’est dans l’épuisement de la biosphère elle-même.
Qu’adviendra-t-il des espèces et des écosystèmes détruits ? Quelles conséquences une fois que la frontière de la catastrophe écologique aura été franchie ?
2/4) Une technologie imposée
Comme l’anticipait le panneau surplombant les portes de l’Exposition universelle de Chicago en 1933 : « La science explore, la technologie exécute, l’Homme se conforme ». Personne n’a voté pour ces technologies. Il semble même de plus en plus que les décisions qui concernent les hommes soient prises en fonction de la technologie, et non le contraire. Ainsi les ingénieurs de Chrysler inventent la direction assistée parce que leurs voitures sont tellement bourrées de gadgets qu’elles sont trop lourdes pour tourner. Si l’on ajoute les attributs des nouvelles technologies que sont la centralisation, l’ordre, la vitesse, l’uniformité, la régularité, la passivité, il devient clair que lorsqu’une société signe pour la logique de l’ordinateur, elle se soumet à tout cela et bien plus : l’Etat universel et homogène.
Dans toutes les nations industrielles, l’effet des technologies sur l’emploi a été dramatique. L’usage du cheval dans la production agricole fut d’abord restreint avant d’être supplanté par le tracteur. De même le rôle des humains comme pièce maîtresse de la production est vouée à se restreindre. La théorie suppose que le progrès technique supprime des emplois à brève échéance, mais les multiplie à long terme. La vérité est que cette théorie est fausse, ce sont les guerres, le colonialisme et les dépenses publiques qui en ont créé de nouveaux. La vie humaine est de moins en moins liée aux autres espèces, aux systèmes naturels, aux conditions saisonnières et locales. A revers, elle est de plus en plus rivée à la technosphère, aux milieux artificiels, aux conditions et aux protocoles industriels, et même aux formes de vie crées par l’homme.
3/4) La destruction de la nature
L’un des traits de l’industrialisme et de faire un usage intensif des trésors concentrés dans la nature et de ses organismes vivants, dénommés « ressources », sans égards pour la stabilité du monde qui les fournit. C’est un processus ratifié par des idéologies industrielles tels que l’humanisme, qui en donne le droit, le matérialisme, qui en donne l’explication, et le rationalisme, qui en donne la méthode. Ce que Carlyle voyait au XIXe siècle comme une économie « en guerre contre la nature » est devenu une guerre encore plus violente au XXe. Quiconque est doué de la faculté de sentir ne peut ignorer la catastrophe inhérente à la lutte entre technosphère et biosphère.
La technosphère induit à chaque étape de ses activités quotidiennes (extraction, transport, manufacture, marketing, usage, déchets…) des nuisances à l’environnement que la biosphère supporte entièrement. L’énergie photosynthétique, indispensable à la vie sur terre, est déjà consommée à un taux de 40 % par une seule espèce, homo sapiens ; toutes les autres espèces doivent se partager le reste. L’extension toujours plus rapide de la technosphère semble inexorable, comme si aucune forme d’opposition ou d’avertissement moral ne pouvait l’enrayer, comme si elle était littéralement incapable de comprendre que la planète ne peux absorber davantage ses déchets, et que la destruction des écosystèmes ne saurait perdurer sans entraîner des conséquences dramatiques. Les ondes de choc bouleversent des familles, des clans, des tribus, des relations et des comportements traditionnels, montant tribu contre tribu, religion contre religion, ethnie contre ethnie, plongeant souvent des sociétés dans des dictatures successives, quand ce n’est pas dans des guerres perpétuelles.
Lorsqu’une économie n’est pas ancrée dans un profond respect pour le monde naturel, envisageant et assumant la totalité des répercussions qu’elle peut avoir sur les espèces et leurs écosystèmes, elle bouleverse la biosphère aveuglément sans se demander si le processus est viable. Elle perd également la notion de l’humain comme animal qui a besoin de certains éléments physiques de base pour arriver à survivre. Mais ce n’est pas tout, une économie dépourvue d’assises écologiques sera aussi peu respectueuse de ses membres humains que les autres, non-humains. Ses structures sociales, usines, taudis, mégapoles, hiérarchies, inégalités, refléteront tout cela.
4/4) Une alternative
A quoi ressemble un monde où le travail du plus grand nombre consiste à s’adapter à la machine et à la seconder ? Nous commençons à le savoir.
Il y a longtemps, les Amish ont trouvé un moyen de vivre à l’intérieur de la monoculture industrielle en décidant qu’aucune technologie les liant au monde extérieur – moteurs à combustion, radio et télévision, électricité, téléphone – ne viendrait perturber leurs vies et rendre leurs communautés redevables à des institutions qui ne respectaient pas les principes que lesquels ils font reposer l’existence : « L’harmonie de la nature, de la famille et de la communauté » (ndlr : Ils parlent aussi de dieu, mais on peut s’en passer). Depuis plus de trois siècles, ils se sont retirés sur des îlots avec un grand succès comme en témoigne leurs champs luxuriants, leurs villages débordant d’activité, une absence généralisée de crimes, de pauvreté, d’anomie et de folie. Leurs valeurs spirituelles mettent l’accent sur le fait de vivre en harmonie avec la Terre et favorisent les communautés à petite échelle.
Les luddites (les objecteurs de croissance) ne sont pas opposés à toutes les machines, mais à « toutes les machines préjudiciables à la communauté », comme le dit une lettre de mars 1812. Pour l’introduction d’une nouvelle technique, ces critères peuvent servir de guide : un nouvel outil devrait être moins cher, plus petit et plus efficace que celui qu’il remplace, avoir besoin de moins d’énergie et utiliser de l’énergie renouvelable, être réparable, provenir d’un petit magasin local et ne devrait pas faire obstacle à quelque chose de bien qui existe déjà, relations familiales et politiques incluses. Il faut ajouter bien entendu le respect de toutes les autres espèces, plantes et animaux, ainsi que les écosystèmes dont ils dépendent.
Les compétences ne doivent pas être transférées du paysan ou de l’artisan à la machine. Les destructions volontaires d’objets technologiques, plants d’OGM, lecteurs biométriques… s’apparentent à la démarche luddite en ce qu’elles ne visent pas en premier lieu à obtenir de meilleures conditions de travail à l’intérieur du système productiviste, mais bien plutôt à s’en extraire. Elles s’attaquent aux dispositifs qui rendent possibles la soumission et la dépossession.
Rétrospectivement, on ne se souvient pas des luddites parce qu’ils ont gagné, mais parce qu’ils sont résisté. Leur résistance fut dramatique, vigoureuse et suffisamment authentique pour faire entrer les questions soulevées par les luddites dans l’histoire, et intégrer leur nom à la langue.
(éditions l’Echappée, 2006)