(La découverte, 284 pages, 110 francs)
Tout le monde ou presque se déclare aujourd'hui écologiste. Les politiques entendent penser « vert », les scientifiques protègent la Terre, les industriels vendent du propre et les citoyens défendent leur cadre de vie. En août 1989, le chef du gouvernement français Michel Rocard n'avait pas craint d'affirmer : « Il y a dans la montée des partis verts un risque pour l'écologie de se limiter à un groupe de pression, au lieu de devenir une nouvelle manière de penser la gestion publique. C'est dans tous les partis qu'il faut une pensée verte. » Cet unanimisme est ambigu et, à l'évidence, tout le monde ne se fait pas la même idée de la nature.
Les différentes perceptions de l’écologisme
La sensibilité écologique est une véritable nébuleuse. Cette variété constitue l'un des fondements de la vitalité de l'écologie. Mais la médaille a son revers, l'écologie véhicule aussi des valeurs et des choix apparemment contradictoires. Au nom d'une vision futuriste de la nature, dont la gestion exigerait toujours plus de science et de technologie, l'écologie pourrait accompagner avènement de la société post-industrielle et s'inscrire dans un mouvement général d'artificialisation du vivant et de mobilité généralisée des individus. La fabrication de morceaux de nature sous bulle, aseptisés et prêts à être consommés en guise de loisirs, ou bien encore la multiplication des contrôles de l'environnement depuis l'espace, sont les indices les plus récents de cette démarche. Une autre voie travaille historiquement l'écologie. Celle-ci, au nom de la sacralisation de la nature et de la tradition, s'est attachée à défendre les particularismes identitaires et territoriaux. N'est-il pas urgent de reposer la question de la relation que l'humanité souhaite entretenir avec la terre et avec cette figure hautement symbolique qu'est le paysan ? N'a-t-elle de choix qu'entre un attachement à la terre de sinistre mémoire et un arrachement à la Terre porteur de nouvelles menaces technoscientifiques ?
La sensibilité écologique est ainsi ouverte à deux types de discours. L'un, quantificateur, s'attache à la sauvegarde des écosystèmes et des grands équilibres planétaires. L'autre reprend une idée très ancienne, selon laquelle le bonheur humain ne se trouve pas seulement dans l'accumulation de marchandises, mai aussi dans les joies esthétiques et le ressourcement spirituel qu'apporte un rapport plus direct avec la nature. « L'aspiration à la nature n'exprime pas seulement le mythe d'un passé naturel perdu ; elle exprime aussi les besoins hic et nunc des êtres qui se sentent oppressés, opprimés dans un monde artificiel et abstrait. (Edgar Morin)». « Nier la nature, c'est démultiplier en retour le contrôle social », écrivait en 1980 Bernard Charbonneau. Et tout un courant d'écologie politique a prôné la « renaturation de l'homme ».
L'idée qu'il faut retisser des liens entre la personne et la planète menacées par des ennemis communs sert aujourd'hui de ciment à de nombreuses composantes de la sensibilité écologique. Mais la pratique est parfois contradictoire. Par exemple le tourisme vert (vacances à la ferme, randonnées pédestres, cyclotourisme, voyages en roulottes, découverte de la faune et de la flore, etc.) se pratique au nom d'un mode de vie plus lent et plus proche de la nature. Or ces formes de tourisme peuvent très bien s'accompagner d'une débauche d'achats d'équipement toujours plus sophistiqués par des consommateurs peu désireux d'aller jusqu'au bout des mérites de l'austérité. La sensibilité naturaliste peut faire la part belle à une écologie hédoniste et à une société de consommation. D'une manière plus générale, le discours écologiste qui, au cours des années soixante-dix, avait tenté de donner une substance à la contestation du travail et de la technique et aux aspirations à l'autonomie, n'a pas produit l'utopie qu'appelaient de leurs vœux des hommes tels Ivan Illich.
Quelques caractéristiques de l’écologisme
Le vote vert est largement issu de l'incapacité des partis traditionnels à intégrer l'écologie à leur propre démarche. Issu, en 1984, de la fusion de la confédération écologiste et du parti écologiste, les Verts sont aussi l'héritier d'une mouvance plus ancienne. Ce parti, qui ne comptait que 1700 adhérents à la fin de 1988, en revendiquait 4400 un an plus tard. Il est traversé de multiples sensibilités, on pouvait relever onze textes d'orientation lors de son Assemblée générale de décembre 1989. Celui signé par Antoine Waechter arrivait en tête avec 44 % des suffrages. Antoine Waechter, au nom des Verts, subordonnait toute alliance nationale avec le parti socialiste à un accord sur cinq points qu'il jugeait fondamentaux : une démocratisation de la société avec notamment l'instauration du référendum d'initiative populaire, un vrai ministère de l'environnement, une politique économique axée sur le partage du temps de travail et non sur la croissance matérialise ou la compétition, l'arrêt des essais nucléaires à Muruora, une politique de maîtrise de l'énergie accompagnée de l'arrêt du surgénérateur de Malville et de l'absence de mise en place de toute nouvelle centrale nucléaire.
Pris entre l'urgence des situations et sa volonté décentralisatrice, le mouvement écologique entretient des rapports complexes avec l'Etat. La plupart de ses composantes réclament depuis longtemps la constitution d'un grand ministère de l'Environnement tout en souhaitant voir les citoyens prendre leurs affaires en main. « Un discours planétaire et gestionnaire n'est justifié que s'il est équilibré par une démarche individuelle, par un combat pour l'autonomie, pour le droit à la différence », écrit Guy Aznar, président des Amis de la Terre.
Les Verts, tout comme CPT (chasse, pêche, tradition), insistent sur la nécessité de maintenir une population agricole nombreuse et de préserver le tissu social rural. La majorité des Verts aime à se définir comme n'étant ni de droite ni de gauche, mais dans le refus radical du productivisme et de l'instrumentalisation de la nature.
Arrachement à la terre, attachement à la terre
Ce qui distingue profondément l’Etat moderne des bureaucraties, c’est sa volonté de tout transformer, de tout réorganiser. La domination des bureaucraties de type impérial n’impliquait pas la destruction des communautés qu’elles contrôlaient et sur lesquelles elles opéraient des prélèvements.
Peut-on considérer que l’idéal d’autonomie implique nécessairement l’arrachement des individus par rapport au sol et à la terre ? Va-t-on encore longtemps admettre que chaque fois qu’un agriculteur quitte la terre, l’économie y gagne ? Cet arrachement sans bornes, emporté par l’excès et la démesure, ne risque-t-il pas de donner naissance à de nouvelles formes de tyrannie ? Devons-nous souscrire aux oppositions entre société close et société ouverte, tribalisme (totalitarisme) et démocratie, obscurantisme et Lumières ? A ne faire l’apologie que de la mobilité absolue, on finit par engendrer chez ceux pour lesquels elle est porteuse d’exclusion une volonté farouche de ré-enracinement et d’éviction de l’autre nourrie par la haine et le ressentiment. Et ce n’est pas parce que « tous les Nazis sont partisans de l’enracinement » que « tous les partisans de l’enracinement sont nazis ». N’est-il pas urgent de faire du sol et de l’attachement à la terre des fondements de la liberté et du besoin d’appartenance en même temps que des vecteurs d’une sensibilité et d’une conscience universaliste ?
Hannah Arendt avait insisté dès 1958 sur le fait que depuis l’envoi du premier vaisseau spatial dans l’espace, l’homme n’était plus rivé à la Terre. Même l’architecture se conçoit comme négation totale du sol terrestre et du rapport à la terre, comme arrachement à la terre. Qu’y a-t-il de tellement prodigieux dans le fait d’arracher à la terre humains et non-humains pour les empiler dans des immeubles ou des élevages intensifs ? Les sociétés marchandes et technico-scientifiques lient consubstantiellement la croissance et la productivité à la suppression de tout support, de toute forme d’attachement au sol, d’enracinement et de sédentarité.
Une technostructure mondiale, régie par l’informatique et la consommation standardisée, a projeté nos représentations dans un espace neutre et indifférent. La prolifération des salles de remise en forme, des parcs de loisirs, des Aqualand et autres « bulles écologiques » est un signe révélateur de ce que l’homme et la nature sont en passe de devenir des objets de consommation. Il y a désormais un marché de la nature (biotechnologies, industries des semences…), comme il y a un marché de l’homme (banques de sperme, location d’utérus…). Tout porte à croire que l’air pur, le silence, la verdure, le cœur et le poumon de l’homme, tous ces biens autrefois naturels et inaliénables pourraient devenir partie intégrante du système des objets. C’est pourquoi il se creuse un abîme entre l’image du monde que fournit notre culture et l’expérience de la nature naturelle. A suivre le sociologue Jean Baudrillard, l’enfant-bulle pourrait préfigurer l’existence future, celle où les hommes serait « pressés sous vide comme les disques, conservés sous vide comme les surgelés, mourant sous vide comme les victimes de l’acharnement thérapeutique ». Mais tous ces objets, végétaux, animaux, hommes, satellites, mais aussi capitaux flottants, tous ces objets ne tournent-ils pas en rond ?
Perte du sens des limites
La société de consommation peut être considérée comme celle qui, dans l’histoire de l’humanité, a réussi à organiser, sous les apparences de la plus complète liberté, le contrôle social le plus étroit et le plus efficace qui soit des besoins. Toujours en demande d’un signe supplémentaire d’appartenance ou de distinction sociale, le travailleur-consommateur engendre, par ses désirs même, l’extension illimitée du phénomène de consommation. A travers la consommation d’objets-signes, la distinction chère à bien des écologistes entre les besoins dits réels et les besoins considérés comme factices tend à s’effacer. La perception des besoins s’est muée en une demande de produits manufacturés. La publicité, les jeux télévisés et les médias ont affermi leur pouvoir dans la production des besoins. La soumission du besoin moderne au contrôle des spécialistes et au règne de la marchandise est inséparable de l’effacement des solidarités, savoirs et savoir-faire qui, jusqu’à une époque récente, permettaient aux hommes de satisfaire eux-mêmes l’essentiel de leurs besoins.
Toutes les actions ne sont plus accomplies selon les principes de l’autonomie communautaire, au travers de relations réciprocitaires directes, mais sur un mode étatico-marchand, par l’intermédiaire d’entreprises et d’institutions devant lesquelles les individus se trouvent placés en position de client ou d’administré. Sont concernés des phénomènes aussi fondamentaux que la naissance, l’alimentation, l’habitat, la culture, les déplacements ou la mort. Dans l’immense majorité des cas, on ne naît pas chez soi, on ne se déplace que « transporté » et on n’enterre plus ses proches sans l’intervention des pompes funèbres. Le chômage doré des animaux de compagnie tend à devenir le corollaire de l’instrumentalisation totale des animaux d’élevage. Nous sommes prisonniers de la satisfaction de nos besoins.
Vingt ans ont passé. Et force est de constater que dans sa tentative de « réensauvager la vie », l’écologie politique et radicale a échoué. Les mœurs n’ont pas changé et les sociétés occidentales sont passées de l’ère de la consommation de masse à celle de la communication, toujours régies par l’éthos de l’insatiabilité. Quel contenu donner, à l’ère des mégapoles, au slogan Small is Beautiful ?
Quelques indices de solutions
A un besoin défini comme illimité correspond logiquement un prix lui-même illimité. Le prix de la modernité était aussi humain et se manifestait par la mise au travail généralisée, la consommation frénétique des objets, l’hypertrophie urbaine, la fatigue moderne… Avons-nous vraiment besoin de tous nos besoins ? En fondant le besoin, « richesse » ou « pauvreté », non sur l’accumulation des biens mais sur la relation entre les hommes, et sur le rapport équilibré de ceux-ci avec la nature, les sociétés premières avaient vécu « la première société d’abondance ». Celle-ci était le produit d’une logique sociale, le maintien d’une symbiose avec le milieu : l’utilisation du « progrès » technique non pour produire plus mais pour travailler moins ; l’autolimitation des besoins, c’est-à-dire le refus du surplus, de l’accumulation par lesquels s’introduisaient, au sein même du groupe, le pouvoir et l’aliénation (cf. Marshall Sahlins et Pierre Clastres).
A relire, vingt ans plus tard, les textes fondateurs de l’écologie politique et radicale, ceux Ernst Schumacher, d’Ivan Illich, Murray Bookchin, André Gorz, Serge Moscovici, Cornélius Castoriadis ou René Dumont, on est frappé par la similitude des solutions qu’ils préconisaient. Pour eux il n’existait pas de demi-mesure possible. Il fallait changer d’ethos (de mœurs) et abandonner le principe moderne de l’insatiabilité des besoins individuels. Il était devenu vital de considérer un nouveau principe, celui d’austérité volontaire. Mais cette conversion était indissociable de la reconquête par les individus de la capacité à définir et satisfaire eux-mêmes leurs besoins. Les hommes devaient se libérer de l’emprise économique et culturelle de l’Etat et du marché, se défaire du besoin fabriqué par les sociétés de service. Ils devaient, au sein de structures conviviales, en mettant en œuvre des techniques à échelle humaine et en produisant des valeurs d’usage plutôt que d’échange, retrouver la faculté de vivre de manière autonome et de recouvrer les moyens politiques de préserver leurs choix.
Faire le choix de l’austérité volontaire, c’était engager un double processus, de rupture avec la civilisation industrielle et de construction de la société écologique future.