première édition 1990, Governing the Commons, The Evolution of Institutions for Collective Action
Traduction française en 2010, éditions De Boeck
Les jurés de Stockholm ont attribué le Prix « Nobel » d'économie 2009 à Elinor Ostrom et Oliver Williamson. Leurs travaux, quoique très différents, portent non plus sur la modélisation économique, mais sur le « retour au réel ». BRAVO ! Mais à quand un prix « Nobel » pour l’économie biophysique ? L’économie biophysique part de l’hypothèse que l’énergie et les matières requises pour fabriquer biens et services doivent être tout autant prises en compte que les interactions entre humains. L'économie et l'écologie ne devraient pas être perçus comme contradictoire ! Dans l’index, imposant, du livre d’Elinor Ostrom, le terme écologie n’est pas cité, le terme marché obtient plusieurs références…
1/7) Introduction
Aristote observa, il y a longtemps, que « ce qui est commun au plus grand nombre fait l’objet des soins les moins attentifs. L’homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui lui est commun ». Il est rare qu’une semaine se passe sans que la presse fasse état du danger de destruction d’une ressource naturelle précieuse. En juin 1989, par exemple, un article du New York Times traitait du problème de la surpêche dans le banc Georges, au large des côtes de la Nouvelle-Angleterre. Depuis l’article de Garrett Hardin paru dans science en 1968, la notion de « tragédie des biens communs » symbolise la dégradation de l’environnement à laquelle il faut s’attendre dès le moment où plusieurs individus utilisent en commun une ressource limitée. Les éleveurs du modèle de Hardin agissent de manière indépendante. Chacun décide du nombre d’animaux à placer dans la prairie sans se préoccuper de l’impact de ses décisions sur les actions des autres. Lorsque des utilisateurs ont accès à des ressources de biens communs, le total des unités de ressources soustraites à la ressource sera supérieur au niveau économique optimal de prélèvement.
La tragédie des biens communs a permis de décrire des problèmes très divers, tels que la famine sahélienne des années 1970, le problème des pluies acides, l’incapacité du Congrès des Etats-Unis à limiter ses dépenses, la criminalité urbaine… Au cœur de l’action collective se trouve en effet le problème du « passager clandestin ». Dès qu’une personne ne peut être exclue des bénéfices fournis par d’autres, chacun est incité à ne pas prendre part à l’effort commun et à resquiller en profitant des efforts des autres. Les individus peuvent produire, de manière parfaitement rationnelle, des résultats qui ne sont pas « rationnels » du point de vue de ceux qui sont concernés. Il faudrait donc se pencher sur la manière de renforcer la capacité des acteurs concernés à changer les règles contraignantes du jeu, afin de parvenir à d’autres résultats que d’implacables tragédies.
Les fameuses clôtures réglementaires des terres (Enclosure Acts) en Angleterre ont été présentées comme l’élimination rationnelle d’une institution inefficace qui avait été conservée en raison d’un attachement irrationnel au passé médiéval. Toutefois, des historiens économiques ont récemment dressé un tableau différent des méthodes de tenures anglaises précédent ces Enclosure Acts. Nombre des institutions seigneuriales partagent des similitudes avec les institutions de longue durée décrites dans ce livre : une définition précise de ceux qui sont autorisés à utiliser la ressource commune, la limitation des utilisations qui peuvent en être faites, des mécanismes d’application à faible coût, des arènes locales de prise de décision pour modifier les institutions au fil du temps en réaction aux changements environnementaux et économiques. Même la présumée efficacité de la clôture a été remise en question. Les clôtures de champs ouverts au XVIIIe siècle redistribuèrent les revenus agricoles existants, au lieu d’accroître le revenu total grâce à une amélioration de l’efficacité.
2/7) Ni Etat, ni marché
G.Hardin indiquait que « si l’on veut éviter la ruine dans un monde surpeuplé, les individus doivent être réceptifs à une force coercitive extérieure à leur psyché individuelle, un Léviathan pour utiliser le terme de Hobbes ». La supposition qu’un Léviathan externe est nécessaire pour éviter la tragédie des biens communs conduit à des recommandations prônant un contrôle de la plupart des systèmes de ressources naturelles par des gouvernements centraux. Pour Heilbroner (1974), des « gouvernements de fer », peut-être des régimes militaires, seraient nécessaires pour lutter contre les problèmes environnementaux. L’équilibre optimal atteint en suivant la recommandation de centraliser le contrôle repose toutefois sur des postulats en termes de pertinence de l’information, de capacités de surveillance, de fiabilité des sanctions et de coûts de gestion. Il est par exemple difficile pour une autorité centrale d’obtenir des informations chronologiques et topologiques suffisantes pour évaluer précisément aussi bien la capacité de charge d’une ressource commune que les amendes appropriées qui induiront un comportement coopératif. La nationalisation des forêts dans les pays du tiers-monde a été invoquée au motif que les villageois locaux n’étaient pas capables de gérer la ressource. Mais les forestiers employés recevaient un salaire si dérisoire qu’accepter des pots-de-vin devenait un moyen courant d’arrondir leurs revenus. La nationalisation eut donc pour conséquence de créer des ressources en libre accès là où des ressources de propriété commune à accès limité avaient existé.
D’autres analystes ont invoqué l’imposition de droits de propriété privée pour éviter la tragédie des biens communs. Il est difficile de savoir exactement ce que sous-entendent exactement les analystes lorsqu’ils font allusion à la nécessité de développer des droits privés sur certaines ressources communes. Il est clair que lorsqu’ils font référence à la terre, ils prônent sa division en parcelles séparées et l’attribution de droits individuels. Mais dans une situation dynamique, le choix entre gérer par exemple une prairie à un niveau durable et la détériorer rapidement dépendra largement du taux d’actualisation utilisé par le propriétaire. Si ce taux est élevé, il surutilisera la prairie comme le feraient un ensemble de copropriétaires inorganisés. Quant aux ressources non stationnaires, tels que l’eau et les pêches, l’établissement de droits privés est virtuellement irréalisable. En outre privatiser ne signifie absolument pas « répartir ». Qui paierait les coûts de l’exclusion des non-propriétaires de l’accès à la ressource ?
Les institutions sont rarement soit privées, soit publiques, le marché ou l’Etat. De nombreuses institutions actives dans les ressources communes sont de riches mélanges alliant caractères privés et publics qui remettent en cause toute classification en vertu d’une dichotomie stérile.
3/7) Pour une autogouvernance
D’ici à ce qu’une explication théorique, basée sur le choix humain et des formes auto-gouvernées soit pleinement développée, les décisions politiques continueront d’être fondées sur la présomption que les individus ne savent pas s’organiser eux-mêmes et auront toujours besoin d’être organisés par des autorités externes. Mais en tant qu’institutionnaliste étudiant des phénomènes empiriques, je pars du principe que les individus tentent de résoudre les problèmes d’une manière aussi efficace que possible. Dans ce livre, je me focale exclusive sur les ressources communes de petite taille, situées dans un seul pays et dont le nombre d’individus impliqués varie entre 50 et 15 000 personnes qui sont fortement dépendantes de la ressource commune sur le plan économique. Il s’agira de ressources renouvelables plutôt que non renouvelables, de situations sujettes à une rareté substantielle et dans lesquelles les utilisateurs peuvent se nuire considérablement les uns aux autres. Cette conjecture englobe une part substantielle des ressources renouvelables largement utilisées par l’homme dans le monde entier. On estime, par exemple, que plus de la moitié du poisson consommé chaque année est capturé par 90 % des pêcheurs du monde dans les zones côtières de petite échelle.
L’enjeu central de cette étude est d’identifier la manière dont un groupe d’appropriateur se trouvant dans une situation d’interdépendance peut s’organiser et se gouverner lui-même afin d’obtenir des bénéfices conjoints permanents alors que chacun est confronté à la tentation de resquiller ou d’agir de manière opportuniste. L’appropriateur peut désigner des éleveurs, des pêcheurs, des irrigateurs… Les appropriateurs s’engagent dans un important processus par essais et erreurs, ce qui peut impliquer parfois des désastres.
4/7) L’importance du taux d’actualisation
Ce taux est utilisé pour apprécier l’intérêt que représentent les investissements publics pour la collectivité, au regard des bénéfices futurs attendus. Son niveau dépend du poids que l’on souhaite donner au futur. On donne ainsi plus de valeur au futur si le taux d’actualisation est faible, favorisant les investissements à long terme. Par exemple le taux d’actualisation est faible pour des cultivateurs qui comptent sur leurs enfants et petits-enfants pour reprendre leur terre. Si à un moment donné, de lourds investissements sont réalisés, les familles sont en effet susceptibles de récolter les bénéfices.
Les individus accordent en général moins de valeur à des bénéfices qu’ils s’attendent à recevoir dans un futur lointain qu’à ceux qu’ils obtiendront dans l’immédiat. Autrement dit les individus actualisent les bénéfices futurs, l’ampleur de cette actualisation dépendant de plusieurs facteurs. Les horizons temporels sont influencés par la question de savoir si les individus s’attendent ou non à ce que eux-mêmes ou leurs enfants récoltent ces bénéfices. Les horizons temporels des pêcheurs locaux quant au rendement de la pêche littorale s’étendent à un futur lointain. Ils espèrent que leurs enfants et petits-enfants pourront continuer à vivre de la pêche au même endroit. Par contre les grands chalutiers, plus mobiles, peuvent se déplacer lorsque les réserves de poisson locales sont épuisées.
De plus les normes comportementales reflètent la valeur que les individus accordent aux actions considérées intrinsèquement et non en fonction de leurs conséquences immédiates. Lorsqu’un individu a fortement internalisé une norme liée, par exemple, au respect de promesses, il ressent de la honte et de la culpabilité quand une promesse personnelle n’a pas été tenue. Les actions fortement proscrites au sein du groupe seront entreprises moins fréquemment, même si elles sont synonymes de gains nets élevés pour les individus qui les entreprennent. Etablir un climat de confiance et développer un sens de la communauté constituent des mécanismes de résolution des problèmes.
5/7) Un exemple de réussite: le système d’irrigation espagnol
L’apparition du plus ancien des systèmes que nous aborderons remonte à plus de 1000 ans, les huertas ou zones d’irrigation bien délimitées. Près de la ville de Valence, les eaux du fleuve Turia sont réparties en huit grands canaux, pour desservir une huerta de 16 000 hectares. Ses institutions ont résisté aux sécheresses, aux inondations, aux calamités et à des variations économiques et politiques majeures. Cette prouesse, la plupart des systèmes d’irrigation construites à travers le monde dans les 25 dernières années n’ont pu l’égaler.
Pendant presque 1000 ans, des agriculteurs utilisant les mêmes canaux se sont rencontrés régulièrement dans le but d’édicter et de revoir les règles à appliquer, désigner les préposés, fixer les amendes et procéder à des évaluations. En raison de la nature limitée des précipitations dans cette région semi-désertique et la variabilité extrême des chutes de pluie d’année en année, cette forme hautement développée d’agriculture n’aurait pas été possible sans ouvrages d’irrigation. Etant donné l’importance de l’enjeu, le moindre désaccord pouvait déboucher sur des conflits. Les agriculteurs se réunissent tous les deux ou trois ans pour élire le syndic. Chaque canal de distribution est positionné en un mécanisme rotatif par rapport aux autres canaux. Les règles sont à la fois complexes et très spécifiques. Le niveau de surveillance est très élevé, les tentations d’obtenir de l’eau de manière illégale sont nombreuses. Mais l’amende pécuniaire était assez peu élevée. Infliger une sanction démesurée à quelqu’un qui respecte généralement les règles peut engendrer une hostilité et un ressentiment considérable.
6/7) Principes communs aux institutions durables de ressources communes
1. des limites aux prélèvements clairement définies ;
2. la concordance entre les règles et les conditions locales ;
3. des dispositifs de choix collectifs sur le mode participatif ;
4. une surveillance et une autosurveillance des comportements ;
5. des sanctions graduelles pour les transgressions ;
6. des mécanismes de résolutions des conflits ou arènes locales ;
7. le droit à s’organiser sans intervention d’autorités externes ;
8. des entreprises imbriquées (pour les systèmes à grande échelle).
Il y a réticence à investir du temps et des efforts pour améliorer un système géré centralement. Des efforts de réforme centralisée ont souvent débouché sur des problèmes encore plus graves.
7/7) Conclusion
Ce qui me frappe dans les observations de plusieurs scientifiques sociaux, c’est que le seul acteur considéré comme pertinent est l’entité hypothétique et omnicompétente appelée « gouvernement ». Les utilisateurs sont vus comme s’adressant « au gouvernement pour un programme », plutôt que comme des acteurs produisant des efforts pour trouver eux-mêmes des solutions viables et équitables à leurs problèmes. Les modèles proposés quant à l’utilisation des ressources communes ont l’effet pervers de préconiser une centralisation accrue de l’autorité politique. De plus les solutions présentées comme devant être imposées par « le » gouvernement sont basées sur des modèles de marchés idéalisés ou d’Etats idéalisés.