L’analyse d’Armand Farrachi est incisive :
« L’objectif à peine dissimulé de l’économie mondialisée est de soumettre le vivant aux conditions de l’industrie. En ce sens le sort des poules en cage, qui ne vivent plus nulle part à l’état sauvage, qui n’ont plus aucun milieu naturel pour les accueillir, augure ainsi du nôtre. Il est possible dans notre monde actuel de prouver que les poules préfèrent les cages, que les otaries préfèrent les cirques, les poissons les bocaux, les Indiens les réserves, les Tziganes les camps de concentration, les humains les cités. Si les poules préfèrent les cages, on ne voit donc pas pourquoi les humains ne préfèreraient pas les conditions qui leur sont faites, aussi pénibles, aussi outrageantes soient-elles, à une liberté dont ils ne sauraient faire bon usage et qu’ils retourneraient contre eux-mêmes. Les instituts de sondage, les enquêtes d’opinion et les études de marché prouvent statistiquement qu’un citoyen normal préfère l’anesthésie des jeux télévisés et des parcs de loisirs pour « se sentir en sécurité, ne pas éprouver de douleur, ne pas présenter de symptômes d’ennui et de frustration ». Il importe peu de savoir comment la volaille humaine s’épanouirait au grand air, mais à quel prix elle préférerait une cage. »
Avec un tel point de départ, il n’est pas étonnant qu’Armand Farrachi se retrouve proche d’une philosophie de l’écologie profonde qu’il ne connaissait sans doute pas :
« Afin d’en finir une fois pour toutes avec les catégories qui se sont successivement appliquées à tous ceux qui n’avaient pas le même dieu, la même peau, le même sexe ou les mêmes idées que les maîtres du monde, il est urgent de reconnaître juridiquement à tous les vivants, animaux compris, le droit de vivre libre dans un environnement « non appauvri ». Les poules aussi préfèrent le soleil et la liberté, rien ne pourra servir de prétexte à leur martyre en cage ou au nôtre. Pourtant l’ambition de l’économie moderne et mondialisée est de réaliser pour quelques-uns le plus de profit possible, d’adapter aux conditions de ce profit la totalité du monde – matériel, naturel, humain, végétal, animal, politique, éthique - de mécaniser le vivant pour valoriser le mort.
Pour parvenir à cette fin, l’économie a déjà montré qu’elle était prête à détruire la nature, les milieux, les ressources et les matières premières, à tourmenter les animaux, à étouffer la pensée et à prostituer la conscience, à manipuler les hommes. A mesure que la nature s’épuise, la technique et son discours affirment davantage leur emprise sur le vivant. Il importe que l’inépuisable richesse du monde soit ramenée à l’uniforme étendue de la monoculture et à l’unique spécimen animal auquel tend la sélection génétique. L’appauvrissement du monde sera compensé par les stimuli dont on décore les cages : rondelles colorées pour les poules, images parlantes et bibelots électroniques pour les humains.
Bien que les nazis n’aient pas inventé l’holocauste mais simplement sa forme industrielle et systématique, on croyait avoir atteint le comble de l’horreur pendant la dernière guerre mondiale. On comprend aujourd’hui qu’il s’agissait d’un galop d’essai : toutes les ethnies, toues les espèces sont inférieures à la raison économique, il est question d’un génocide permanent. Mais la raison en blouse blanche sera toujours plus présentable que la haine en chemise noire. Toute augmentation de la pression technologique s’exerce contre la nature, accentue la pression idéologique, le contrôle et la destruction du vivant. La technologie fournit à l’absence de liberté de l’homme sa grande rationalisation et démontre qu’il est techniquement impossible d’être autonome. Si l’avis d’un seul expert suffit à déclencher un délire de béton et d’électronique, tous les rapports scientifiques restent de peu d’effet quand ils concernent l’équilibre des milieux, l’extinction des espèces ou le réchauffement climatique, sujets sans conséquence immédiatement rentables, peu porteurs d’une formidable avancée technologique, et donc sans réelle importance.
Dans cette logique paradoxale qui consiste à détruire pour pouvoir construire, à empêcher la nature à produire spontanément et de se régénérer sans assistance, le « choix de la vie » conduit nécessairement à se fixer pour principe la stérilisation, stérilisation des rivières en canaux, stérilisation des semences, stérilisation des femelles d’éléphants. L’agriculture devient un empoisonnement et l’élevage une détention concentrationnaire. Un paysage dévasté sera ensuite « paysagé », l’idéologie de la tour et du rond-point s’érigera en violence contre les résidents, comme la violence de la cage s’exerce sur les poules. Il est significatif que tout ce qui s’aménage contre la nature ait désormais recours à la protection de la police, des milices privées ou des agences de communication.
Les mêmes qui s’amusaient d’entendre dire « nos frères noirs », « nos frères indiens », « nos frères juifs », comme ils s’amusent aujourd’hui d’entendre dire « nos frères animaux », ceux là s’étonneront un jour de constater qu’il était possible de fonder une relation pacifique entre la Terre et tous ses habitants, et d’établir des rapports dans le respect. Mais comme tout l’annonce, il ne faudra pas qu’ils s’étonnent de survivre dans un monde où les fleurs se faneront sans avoir éclos, où l’on cherchera à quoi pouvait ressembler un matin clair du temps où les oiseaux chantaient. »
(Albin Michel)