Le Ladakh est un désert de haute attitude traversé d’énormes chaînes de montagne. La vie y est rythmée par les saisons. Brûlé par le soleil en été, il frissonne pendant huit mois en hiver : les températures peuvent tomber jusqu’à – 40°C. La pluie est si rare qu’il est facile d’oublier jusqu’à son existence.
Jusqu’alors, les mots durabilité et écologie ne signifiaient pas grand choses pour moi. Au fil des ans, j’en suis venue non seulement à respecter les capacités d’adaptation des Ladakhis à la nature, mais aussi à mettre en question le mode de vie occidental auquel j’étais accoutumée. Les Ladakhis reprisent leurs tuniques jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus être rapiécées. Quand un vêtement est vraiment trop usé, il est placé, rempli de boue, dans un canal d’irrigation. Ce que les hommes ne peuvent manger sera donné aux animaux ; ce qui ne peut servir de combustible nourrira la terre. Les vieux demeurent actifs jusqu’au jour de leur mort. Un matin, je vis le grand-père de la maison où je vivais, âgé de 82 ans, descendre en courant du toit par une échelle. Il était plein de vie. A trois heures de l’après-midi, nous le retrouvâmes mort, paisiblement assis, comme s’il dormait.
Les différences de richesses sont très faibles. Chaque paysan étant presque autosuffisant, donc indépendant, il est rarement nécessaire de prendre des décisions au niveau de la communauté. Je comprenais l’importance des questions d’échelle. Comme les villages comptent rarement plus d’une centaine de foyers, les gens peuvent faire directement l’expérience de leur dépendance mutuelle ; ils mesurent immédiatement les effets de leur propre actions et éprouvent donc un fort sentiment de responsabilité. De plus, leurs actes étant parfaitement visibles aux autres, ils en sont plus aisément tenus pour responsables. C’est l’assistance mutuelle, et non la concurrence, qui façonne l’économie. Dès l’âge de cinq ans, les enfants savent prendre des responsabilité ; ils grandissent entourés de personnes de tous âges, ils font partie d’une véritable chaîne de relations où l’on prend et où l’on offre. D’une manière générale, les rôles sont beaucoup moins définis qu’en Occident. Dans leur grande majorité, les Ladakhis ne sont pas spécialisés.
Tout au Ladakh reflète son héritage bouddhiste. Prenons la vacuité. Quand vous pensez à un arbre, vous y pensez comme à un objet distinct, et à un certain niveau, c’est ce qu’il est. Mais à un niveau plus fondamental il n’a pas d’existence indépendante, il se dissout dans un réseau de relations. La pluie qui tombe sur les feuilles, le vent qui l’agite, le sol qui le soutient – tous font partie de lui. Si on y réfléchit bien, tout ce qui est dans l’univers aide l’arbre à être ce qu’il est. C’est pourquoi les Ladakhis disent que les choses sont « vides », au sens où elles n’ont pas d’existence indépendante. Ils sont conscients du contexte vivant dont ils font partie. Les mouvements des étoiles, du soleil, de la lune, sont des rythmes familiers qui ponctuent leurs activités de chaque jour. Sentir et comprendre que l’on fait partie du flux de la vie, se détendre et l’accompagner, voilà d’où vient leur satisfaction. Comme le disaient les Ladakhis : « Pourquoi être malheureux ? »
Quand je suis entrée pour la première fois dans ce pays, en 1975, la vie dans les villages s’inspiraient encore de principes séculaires. Le manque de ressources de la région, son climat inhospitalier, la difficulté d’y accéder, l’avaient protégé du colonialisme comme du développement. Mais ces dernières années, des forces extérieures ont fondu sur lui comme une avalanche, provoquant des bouleversements aussi rapides que massifs. Dans une économie de subsistance, l’argent ne joue qu’un rôle mineur. Le travail n’a pas de valeur monétaire, il s’insère dans un réseau complexe de relations humaines. Mais en un jour, un touriste peut dépenser autant qu’une famille ladakhi en un an. Alors les habitants du Ladakh se sentent très pauvres. Au début de mon séjour, des enfants que je n’avais jamais vus venaient m’offrir des abricots ; aujourd’hui, de petites silhouettes affublées de vêtements occidentaux élimés accueillent les étrangers en tendant la main : « Stylo, stylo » est désormais leur mantra. Mais ce que les enfants ladakhis apprennent aujourd’hui à l’école ne leur servira à rien. Leurs manuels sont rédigés par des gens qui n’ont jamais mis les pieds au Ladakh et ignorent tout de la culture de l’orge à plus de 4000 mètres d’altitude.
Le développement est une escroquerie… Le passé a un avenir !
(Fayard, 2002)