Dans ce livre « L’économie hydrogène » (après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique), Jeremy Rifkin développe, dans son chapitre 2, la grandeur et la décadence énergétique des civilisations. « Au sein des espèces comme entre elles, la lutte pour la survie est en réalité une compétition entre des systèmes vivants cherchant à s’assurer un apport continu d’énergie utile. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, Homo sapiens a vécu une existence de chasseurs cueilleurs en s’appropriant l’énergie emmagasinée dans les plantes et les animaux sauvages. En capturant leurs semblables, nos ancêtres eurent plus tard recours à l’esclavage pour s’approprier des unités productives et augmenter ainsi leur approvisionnement énergétique, une pratique qui s’est perpétuée jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. » Aujourd’hui l’énergie fossile inonde notre société de ses bienfaits.
Mais plus un organisme social est évolué et complexe, plus sa conservation exige de l’énergie et crée de l’entropie. L’entropie ou dégradation d’une énergie utilisée devenue inutilisable, n’est pas du tout considérée par le système productiviste capitaliste. Pourtant toute activité économique consiste à puiser dans l’environnement des formes d’énergie relativement concentrées et à les transformer temporairement en produits et services dotés de valeur. Au cours du processus de mise à disposition de ces biens et services, l’énergie dissipée dans l’environnement est bien plus important que l’énergie incarnée dans les produits qui en résultent. Même le produit fini est de nature transitoire et se désagrège lorsque est consommé, terminant ainsi à l’état de déchet ou d’énergie dissipée dans la nature. Au bout du compte, chaque civilisation finit inévitablement par puiser dans l’environnement plus d’ordre qu’elle n’est en mesure d’en créer, laissant derrière elle une planète appauvrie du fait même de son existence. Les sociétés qu’on appelle « immobiles » sont en fait celles qui apprennent à vivre au mieux en accord avec les rythmes de la nature. Les grandes civilisations de l’histoire n’ont pas connu la même réussite. Pourquoi l’énorme puissance qu’elles accumulent et institutionnalisent peut-elle soudainement se défaire et les porter à l’effondrement, alors qu’elles semblaient pourtant inébranlables ? Dans son œuvre principale, The Collapse of Complex Societies, Joseph Tainter fournit un cadre théorique utile.
Tainter affirme que le propre de l’histoire humaine a été la création de mécanismes sociaux et technologiques de plus en plus complexes permettant de s’approprier l’énergie disponible dans l’environnement. L’augmentation de l’apport énergétique permet l’expansion de la communauté humaine. La population augmente en nombre, la vie sociale s’intensifie et se diversifie, la culture se développe. La quantité d’énergie disponible ne suffit plus à satisfaire les besoins d’une population de plus en plus nombreuse, à défendre l’Etat contre les envahisseurs ni à entretenir les infrastructures. Le déclin se manifeste à travers la réduction des surplus alimentaires, la diminution de la consommation d’énergie par habitant, la déréliction des infrastructures de base telles que les systèmes d’irrigation et les routes, une méfiance croissante à l’égard de l’Etat, une anarchie grandissante, le dépeuplement des zones urbaines et les incursions de plus en plus fréquentes de bandes de pillards. Selon Tainter, une civilisation pleinement développée est au bord de l’effondrement lorsqu’elle atteint un seuil au-delà duquel le simple maintien en l’état de ses structures requiert une dépense d’énergie croissante, tandis que la quantité d’énergie qu’elle est en mesure d’assurer à chaque habitant ne cesse de diminuer. La société civilisée s’effondre brutalement lorsque cesse soudainement l’afflux d’énergie. Nous y sommes ! Jeremy Rifkin prend l’exemple de l’histoire de Rome, nous pouvons transposer sans problème à la société actuelle.
Pour conjurer la catastrophe, la société thermo-industrielle va brûler ses dernières réserves d’énergie fossile dans un effort désespéré pour survivre, se rapprochant ainsi un peu plus du point de non-retour. La croissance économique n’est autre que le développement de méthodes d’exploitation de l’environnement naturel toujours plus intensives Les terres cultivées seront alors surexploitées afin d’augmenter la plus-value énergétique, ce qui favorisera la dégradation des sols et fait baisser les rendements. L’Etat augmentera les impôts pour équilibre des comptes de plus en plus déficitaires, une partie de l’énergie résiduelle ne servira qu’à alimenter le style de vie des élites au pouvoir et autres couches sociales non productives. Le progrès technique s’apparentera à un tâtonnement motivé par le désespoir. Une population plus nombreuse recevra moins d’énergie qu’auparavant, tout en travaillant plus et plus longtemps. Confrontés à des troubles sociaux de plus en plus sévères, les gouvernants devront dépenser ce qu’il reste d’énergie pour maintenir un semblant de loi et d’ordre au détriment de l’approvisionnement de la population. La première phrase du chapitre suivant est d’ailleurs explicite : « Sans les combustibles fossiles, la civilisation industrielle moderne cesserait immédiatement d’exister ».
En définitive, que Rifkin puisse croire qu’on va rentrer dans l’ère hydrogène montre que même les meilleurs analystes peuvent se tromper… Il n’empêche qu’à la fin du livre, Rifkin nous invite à revoir notre conception de la sécurité. L’idée que la Terre fonctionne comme un organisme vivant est un nouveau point de départ pour penser les relations entre la biologie, la chimie et la géologie au cours des décennies à venir. Si l’espèce humaine et toutes les créatures vivantes jouent un rôle dans la chorégraphie complexe qui les lie aux cycles géochimiques de la planète et qui est la source même de la vie, nous sommes responsables de la santé de cet organisme autant que nous en dépendons. Assumer cette responsabilité signifie que les individus et les communautés humaines doivent adopter des styles de vie compatibles avec le bien-être général de la biosphère qui les enveloppe.
(éditions La découverte)