Ce livre est dans la lignée des analyses d’Ivan Illich et de Hans Jonas. Une première version de ce texte à été présentée à la séance inaugurale du séminaire « risques » organisée en 2001 par le Commissariat général du Plan. Le résumé suivant ne recouvre pas l’articulation du livre lui-même. Les intertitres sont propres à ce résumé.
1/7) introduction
Lorsque les « trente glorieuses » - cette période de croissance économique qui semblait devoir durer jusqu’à la fin des temps – vinrent à leur terme, cessa du même coup la critique radicale de la société industrielle et de son mode de développement. Le chômage s’était installé pour durer et la croissance apparaissait comme le seul remède. Il ne fut plus jamais question de son contenu. La macroéconomie avait pris les rênes du pouvoir. Les questions les plus fondamentales ne furent plus jamais posées. La croissance et sa juste répartition devinrent les seules préoccupations. Mais s’il est bon de vouloir partager équitablement un gâteau aussi gros que possible, il conviendrait peut-être de se demander d’abord s’il n’est pas empoisonné.
Ce qui est en question est la critique du projet technicien qui caractérise la société industrielle. J’entends par-là la volonté de remplacer le tissu social, les liens de solidarité qui constituent la trame d’une société, par une fabrication ; le projet inédit de produire les relations des hommes à leurs voisins et à leur monde comme on produit des automobiles ou des fibres de verre. L’autoroute, le rein artificiel et l’internet ne sont pas seulement des objets ; ils trahissent un certain type de rapport instrumental à l’espace, à la mort et au sens. Il ne faudrait pas qu’en voulant dominer la nature et l’histoire par leurs outils, les hommes ne réussissent qu’à se faire les esclaves de leurs outils. Une société construite autour de ses autoroutes et de ses TGV créé plus de barrières entre les hommes qu’elle n’en supprime.
Le mode de développement du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme universel.. Et pourtant ce modèle de développement est fondamentalement non durable car il fait largement appel à la disposition d’une énergie à bon marché, essentiellement tirée des combustibles fossiles. On sait bien que la quantité disponible est finie et ne permettra pas le développement prévisible de tous les pays de la planète pendant beaucoup plus d’un siècle. Le changement climatique résultant de la combustion des ressources fossiles conduit à envisager des échéances beaucoup plus proches. Dès lors, il faut que la modernité choisisse ce qui lui est le plus essentiel : soit l’exigence éthique d’égalité, qui débouche sur le principe d’universalisation, soit le mode de développement qu’elle s’est donnée. Ou bien le monde actuellement développé s’isole, ce qui voudra dire qu’il se protège par des boucliers de toutes sortes contre le ressentiment des laissés-pour-compte ; ou bien s’invente un autre rapport au monde, à la nature, aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité.
2/7) sur le libéralisme économique
La grande pensée libérale d’inspiration économique, celle qui va d’Adam Smith à Friedrich von Hayek, n’a pas hésité à interpréter les maux commis par le marché comme des sacrifices (un « détour ») qu’il faut savoir accepter au nom d’un intérêt supérieur. Dans le marché selon Hayek, on souffre beaucoup : les gens ne trouvent pas de travail ou perdent leur emploi, les entreprises font faillite, les spéculateurs jouent gros et perdent tout, les produits nouveaux font un bide, etc. Ces sanctions tombent comme des coups du sort. Pourtant la sagesse serait de « s’abandonner aux forces obscures du processus social ». Celui-ci, en effet, serait mû par une spontanéité bienfaisante. Objecterez-vous à un hayékien que le capitalisme a fabriqué la misère en généralisant une forme de pauvreté inconcevable dans les sociétés traditionnelles, il vous sera répondu que si le capitalisme a multiplié les pauvres, c’est qu’il a permis à un plus grand nombre d’entre eux de vivre, c’est-à-dire de survivre.
Il y a beaucoup de cohérence dans ces représentations libérales, mais cette cohérence recouvre-t-elle l’ensemble de nos exigences normatives ? La réponse est évidemment négative. Les économistes s’émerveillent de ce prodige d’autorégulation sociale que constitue le marché. Qu’est-ce qui donne au marché ses capacités d’auto-organisation ? Ce sont les mécanismes de rétroaction (feedback) qui entrent en jeu dès qu’un agent s’écarte du comportement d’équilibre. La sanction qu’il encourt (baisse des revenus, faillite, etc.) l’oblige soit à quitter le marché, soit à respecter ses règles.
3/7) détour de production et surtravail
L’être humain se caractérise par sa capacité de faire des détours pour mieux atteindre ses fins. Il sait faire un détour pour aller plus vite, se retenir temporairement de consommer et investir pour accroître sa consommation globale, etc. Dès lors que le travail est divisé, il constitue le détour de production par excellence. L’esprit du détour de production a été si bien perverti par la division du travail extrêmement poussée qui caractérise la société industrielle que le détour, l’énergie dépensée à le parcourir, deviennent des objectifs recherchés pour eux-mêmes. Des productions jugées superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu’elles fournissent à la population. Aux gaspillages destructeurs de ressources naturelles non renouvelables, personne n’ose remédier car ils garantissent l’emploi. Un syndicat ouvrier, en France, exigeait à l’époque que le programme Concorde fût poursuivi ; doit-on penser qu’il cherchait ainsi à hâter l’avènement de la société sans classes dans laquelle tous les ex-prolétaires voleraient en supersonique ? Non, bien sur, c’est le travail qu’il défendait. Pour quel résultat ?
Si on divise le nombre de kilomètres parcourus par une voiture par le temps de déplacement, le temps de travail afin d’obtenir les ressources nécessaires à son acquisition, à son usage et à son entretien, on obtient une vitesse « généralisée » d’environ sept kilomètres à l’heure, un peu plus grande que la vélocité d’un homme au pas, mais sensiblement inférieure à celle d’un vélocipédiste. Le résultat obtenu, arithmétiquement, signifie ceci : le Français moyen, privé de sa voiture, donc libéré de la nécessité de travailler de longues heures pour se la payer, consacrerait moins de temps généralisé au transport s’il faisait tous ses déplacements à bicyclette. Ce scénario alternatif serait jugé par tous absurde, intolérable. Et cependant il économiserait du temps, de l’énergie et des ressources rares, il serait doux à ce que nous nommons l’environnement.
Fidèle à la logique du détour de production pour mieux en révéler le caractère idéologique, le calcul que nous avons fait montre que le temps passé à concevoir et fabriquer des engins capables de faire « gagner du temps » fait beaucoup plus qu’annuler le temps qu’ils économisent effectivement. L’économie, ce serait économiser la peine et les efforts de l’homme ? Quelle naïveté ! Qui ne voit que tout se passe comme si l’objectif était, au contraire, de les occuper sans relâche, quitte à la faire piétiner, de plus en plus vite, sur place ?
4/7) La perte du sens des limites
Le pouvoir d’attraction d’une opinion croit avec le nombre d’individus qui la partagent. On conçoit que les effets de la polarisation mimétique en soient d’autant accentués. Mais l’imitation généralisée a le pouvoir de créer des mondes parfaitement déconnectés du réel.
La médecine par exemple devient l’alibi d’une société pathogène. La médicalisation du mal-être est tout à la fois la manifestation et la cause d’une perte d’autonomie : les gens n’ont plus envie de régler leurs problèmes dans le réseau de leurs relations. Le mode hétéronome, c’est la médecine institutionnalisée, définie comme l’ensemble des traitements codifiés que dispense un corps de professionnels spécialisés. Les prothèses médico-pharmaceutiques, en biologisant les dysfonctions sociales, évite que l’intolérable soit combattu au plan où il doit l’être : dans l’espace politique. Telle est la contre-productivité sociale de la médecine. Seulement Illich ne s’est pas arrêté là, et c’est ce que les « progressistes » ne lui ont pas pardonné. On l’a abandonné lorsqu’il s’est mis à soutenir que « le traitement précoce de maladies incurables a pour seul effet d’aggraver la condition des patients qui, en l’absence de tout diagnostic et de tout traitement, demeureraient bien portants les deux tiers du temps qu’il leur reste à vivre. » Comme le dit André Gorz, « il est devenu choquant d’affirmer qu’il est naturel de mourir, que les maladies mortelles ne sont pas un dérèglement accidentel et évitable mais la forme contingente que prend la nécessité de la mort ».
Le monde moderne est né sur les décombres des systèmes symboliques traditionnels, en qui il n’a su voir que de l’irrationnel et de l’arbitraire. Dans son entreprise de démystification, il n’a pas compris que ces systèmes impliquaient que des limites soient fixées à la condition humaine, tout en leur donnant sens. En remplaçant le sacré par la raison et la science, il a perdu tout sens des limites, et, par là même, c’est le sens qu’il a sacrifié.
5/7) Le malheur comme destin
Le malheur est notre destin, mais un destin qui n’est tel que parce que les hommes n’y reconnaissent pas les conséquences de leurs actes. C’est surtout un destin que nous pouvons choisir d’éloigner de nous.
La conjecture de von Foerster dit ceci : plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise.. L’avenir du système est prévisible mais les individus se sentent impuissants à en orienter ou réorienter la course, alors même que le comportement d’ensemble continue de n’être que la composition des réactions individuelles. Nombreux sont les critiques de la société moderne qui ont défendu l’idée que le développement scientifique et technique de l’humanité constituait un processus autonome, échappant à la maîtrise des hommes. L’agent réel de la décision est la technique elle-même, en ce sens que la décision découle de la logique qui préside à l’agencement même des moyens.
Quand une technique se répand, on apprend toujours plus à son sujet et elle se développe et s’améliore ; à mesure que les usagers s’en font plus nombreux, la gamme des produits s’enrichit et les coûts de production diminuent. Un concept joue ici un rôle crucial, celui de la « dépendance par rapport au chemin ». L’évolution d’une telle dynamique est hautement imprévisible. Il n’y a évidemment aucune raison pour que la sélection qu’elle opère soit la plus efficace. Si la chance favorise une certaine technique au départ, celle-ci bénéficie d’un avantage sélectif et peut finir par dominer le marché alors même qu’une autre technique se fût révélée plus avantageuse pour tous si seulement le hasard l’avait sélectionnée d’entrée de jeu. L’évolution technique a ainsi une forte propension à s’enfermer dans des sentiers indésirables, d’où il est de plus en plus difficile de la déloger.
Le vingtième siècle est là pour nous montrer que les pires abominations peuvent être digérées par la conscience commune sans embarras particulier. La sérénité comptable des gestionnaires du risque participe de cette étonnante capacité de l’humanité de se résigner à l’intolérable. Elle est le symptôme le plus manifeste de cet irréalisme qui consiste à traiter les risques en les coupant du contexte général dans lequel ils se situent.
6/7) pour une heuristique de la peur
La première menace a trait à la complexité des écosystèmes. Cette complexité leur donne une extraordinaire stabilité et une non moins remarquable résilience. Cela ne vaut que jusqu’à un certain point seulement. Au-delà de certains seuils critiques, ils basculent brusquement vers autre chose, formant d’autres types de systèmes qui peuvent avoir des propriétés fortement indésirables pour l’homme. En mathématiques, on nomme de telles discontinuités…des catastrophes. Les signaux d’alarme ne s’allument que lorsqu’il est trop tard. Si l’on se rapproche des seuils critiques, le calcul coûts-avantages devient dérisoire. La seule chose qui compte alors est en effet surtout de ne pas les franchir.
Il y a quelque imposture à faire dépendre la mise en œuvre du principe de précaution de « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment », ainsi que le fait la loi Barnier. Je parle d’imposture pace qu’il est sous-entendu qu’un effort de la recherche scientifique pourrait venir à bout de l’incertitude en question, qui ne serait là que de façon contingente. Le défi qui est lancé à la prudence n’est pas le manque de connaissance sur l’inscription de la catastrophe dans l’avenir, mais le fait que cette inscription n’est pas crédible. La temporalité des catastrophes réfute l’implication que savoir, c’est croire. Quelle était la pratique des gouvernants avant que l’idée de précaution voit le jour. Mettaient-ils en place des politiques de prévention ? Pas du tout, ils attendaient simplement que la catastrophe arrive avant d’agir. Alors que depuis vingt ans nous connaissons parfaitement le risque lié au réchauffement climatique, la vérité consiste à dire que nous n’avons strictement rien fait. Non seulement la peur de la catastrophe à venir n’a aucun effet dissuasif ; non seulement la logique économique continue de progresser comme un rouleau compresseur ; mais aucun apprentissage n’a lieu.
La métaphysique que je propose consiste à se projeter dans l’après-catastrophe ; je défends la thèse que l’obstacle majeur à un sursaut devant les menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité est d’ordre conceptuel.. Les prophètes de malheur annoncent la catastrophe, mais quelle est l’objectivité de la prophétie étant entendu qu’il n’y a pas d’effet causal de l’avenir sur le passé ? L’heuristique de la peur, ce n’est pas de se laisser emporter par un flot de sentiments en abdiquant la raison ; c’est faire preuve d’une peur simulée, le révélateur de ce qui a pour nous valeur incomparable. Hans Jonas écrit dans Le Principe Responsabilité : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ». Le débat démocratique au sujet des nouvelles menaces va porter de plus en plus sur les limites que les sociétés industrielles vont devoir s’imposer à elles-mêmes, en coordination les unes avec les autres, ou bien c’est un écofascisme terrifiant qui risque d’imposer sa loi à la planète.
7/7) Quelques repères pour une société raisonnable
Bien des menaces qui pèsent sur notre avenir sont les résultats de la mise en synergie d’une multitude d’actions individuelles minuscules dont chacun prise isolément à des conséquences indécelables (songeons au réchauffement climatique). L’homme qui se rend compte qu’il choisit en même temps que soi l’humanité tout entière ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. En vérité on doit toujours se demander : qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? La position catastrophiste que j’essaie de construire en appelle à la sagesse des humains. L’humanité n’est pas engagée dans un jeu MAD (destruction mutuelle assurée par la dissuasion nucléaire) avec des adversaires qui s’appellerait la Nature, la Technique ou le Temps. Si, comme Œdipe, elle partait en quête du coupable, c’est elle-même qu’elle trouverait au bout du chemin. Elle n’a jamais affaire qu’à elle-même derrière les médiations naturelles ou artificielles qui évitent aux hommes de tomber les uns sur les autres dans une mêlée meurtrière. On trouve un seul acteur, l’humanité, aux prises avec sa propre violence, qui prend la forme d’un destin apocalyptique.
Considérons un exemple. L’espace vécu traditionnel est un espace connexe : deux points quelconques peuvent toujours être reliés par un chemin continu qui ne sorte pas du territoire. La société industrielle est la première à avoir brisé cette connexité. Les espaces personnels y sont éclatés en morceaux disjoints, éloignés les uns des autres : le domicile, le lieu de travail, les commerces, les loisirs. Entre ces domaines, des déserts de sens, déserts que l’on vise à franchir le plus rapidement possible. Il ne faut jamais poser le problème du transport isolément, il faut toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail en usine. « Il coupe l’individu en rondelles, en tranches bien séparées afin qu’en chacun vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands » (André Gorz). L’automobile privée semble la mieux adaptée à son rôle d’une société destructrice de son espace et de son temps. Championne du mensonge et de l’aveuglement, elle réussit à donner d’elle-même une image en tout point contraire à la réalité : l’image est faite de mobilité, d’autonomie, d’indépendance ; la réalité, d’encombrements et de dépendance radicale vis-à-vis des servitudes de la route et du comportement des autres. « Les usagers, écrivait Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. » L’autonomie implique un rapport à l’espace fondé sur des déplacements à faible vitesse, recourant pour l’essentiel à l’énergie métabolique de celui qui se meut.
Considérons un univers où tout le monde imite tout le monde, à l’exception d’un individu qui, lui, n’imite personne. Faisons une hypothèse supplémentaire : cet individu n’imite personne parce qu’il sait qu’il est dans le vrai. Il est facile de montrer que cet individu va devenir la clé de voûte du système en ce que tous vont finir par l’imiter. Tout se passe comme si, pour tout homme, toute l’humanité avait les yeux fixés sur ce qu’il fait et se réglait sur ce qu’il fait. « Examine la capacité d’universalisation de ta maxime » (Kant).
(Seuil)