Ce livre est le premier à paraître en France sur l’après-développement. Il réunit des textes écrits par quelques-uns des intervenants à l’occasion du colloque organisé en mars 2002 au palais de l’Unesco sur le thème « Défaire le développement, Refaire le monde ».
1/7) Ivan Illich : le développement ou la corruption de l’harmonie en valeur
J’ai essayé de montrer la contre-productivité du développement, non pas tant celle de la surmédicalisation, ou des transports qui augmentent le temps que nous passons à nous déplacer, mais plutôt la contre-productivité culturelle, symbolique. Des dizaines de livres parlent des pieds comme d’instruments de locomotion sous-développés. Il est devenu difficile d’expliquer que les pieds sont aussi des instruments d’enracinement, des organes sensitifs comme les yeux, les doigts. Majid Rahnema a joué sur le mot de aids (sida), en assimilant le « développement » au sida. Il a parlé du développement comme d’une injection de choses et de pensées qui détruisent l’immunité face à notre système de valorisation des choses.
Le sens des proportions, de ce qui est adéquat, approprié et bon ne peut pas exister dans un monde technogène. Si le monde est « fabriqué », il ne sera pas une donnée avec laquelle je dois vivre. La proportionnalité, l’harmonie est une base fondamentale de toutes les traditions que je connais. Cette pensée d’harmonie ne s’applique pas à un monde où ce qui était harmonie est transformée en valeur. Même l’art est devenu quelque chose de calculable.
2/7) Serge Latouche : le développement n'est pas le remède à la mondialisation, c'est le problème !
Si le développement n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres moyens ; la mondialisation, à son tour, n'est que la poursuite du développement avec d'autres moyens. L'Etat s'efface derrière le marché. Le développement n’est qu’une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Quel que soit l’adjectif qu’on lui accole, le contenu du développement c’est la croissance économique, l’accumulation du capital avec tous les effets que l’on connaît : compétition sans pitié, croissance sans limites des inégalités, pillage sans retenue de la nature. Le fait d’ajouter le qualificatif durable ou soutenable ne fait qu’embrouiller un peu plus les choses.
Rappelons aussi la formule cynique d'Henry Kissinger: « La mondialisation n'est que le nouveau nom pour politique hégémonique américaine ». George W.Bush déclarait le 14 février 2002 que « parce qu’elle est la clef du progrès environnemental, parce qu’elle fournit les ressources permettant d’investir dans les technologies propres, la croissance est la solution, non le problème ». Nous affirmons tout au contraire que le développement économique constitue la source du mal. Il doit être analysé et dénoncé comme tel.
Comme le dit Vandana Shiva : « Sous le masque de la croissance se dissimule, en réalité, la création de la pénurie. »
3/7) Gilbert Rist : le « développement » en tenue de camouflage
Peu importe que les uns estiment que le « développement » adviendra grâce à l’aide publique et la coopération internationale alors que d’autres prônent le commerce et les investissements (trade not aid), que certains placent leurs espoirs dans les initiatives locales et que d’autres attendent des organisations internationales qu’elles fassent enfin régner l’« ordre mondial »… Dans le domaine du « développement », tout est possible, et même son contraire. De même que les guerres de religion n’ont jamais remis en cause la foi des chrétiens en un dieu d’amour ou que l’existence de la nomenklatura soviétique n’a pas entamé pendant longtemps le dogme du pouvoir du prolétariat, de même les échecs du « développement » ne suffisent pas à transformer ses croyants en incrédules. Les nouveaux venus disent que si le « développement » n’a pas rempli ses promesses, c’est parce qu’il a été dévoyé par des intérêts condamnables. Il convient donc d’en revenir au « vrai développement », dont l’innocence et la bonté ne font aucun doute pour personne. La volonté des pères fondateurs n’était-elle pas d’en finir avec « la faim, la misère et le désespoir » ? Telle est l’injonction qu’on ne saurait discuter.
Mais si, à chaque fois, l’entreprise tourne court, c’est faute de se détacher de la notion de « développement » qui est piégée dès l’origine et qu’il est désormais impossible de séparer de la croissance économique. Une mention spéciale, au titre de l’oxymore, revient au « développement durable », censé combiner à la fois la croissance économique et la sauvegarde de l’environnement. Comme si les nouvelles technologies – qui contribuent d’abord à l’extension de la mondialisation, à l’accroissement des inégalités, à la transformation de la nature en biens marchands et à la substitution des liens sociaux fondés sur le face à face par des prothèses numériques – pouvaient soudain échapper à la logique du profit pour entrer dans celle du bien commun !
En fait, ériger la pauvreté en problème, c’est occulter le fait qu’elle constitue un rapport social et qu’elle ne peut se définir que par rapport à la richesse. Comme le dit un proverbe tswana : « Là où il n’y a pas de richesse, il n’y a pas non plus de pauvreté. »
4/7) Lakshman Yapa : déconstruire le développement
On croit généralement que la pauvreté peut être éradiquée par le développement économique. Mais ce discours porte en lui une histoire parallèle, celle de la construction sociale de la rareté. Au bout de trois décennies de « révolution verte », on compte encore 1,2 milliards de personnes sous-alimentées dans le monde, et à peu près autant de personnes suralimentées. Sur le plan matériel, il est impossible que des millions de ménages des pays pauvres consomment autant de ressources que les foyers de l’Amérique du Nord. Il n’est pas logique de proposer à des pays des objectifs impossibles à atteindre, puis d’appeler ce processus « développement ». Ma proposition est la suivante : plutôt que de s’acharner à vouloir le développement, penchons-nous sur la façon dont ce dernier engendre la rareté.
En supprimant les solutions de remplacement, on accroît directement la demande de produits spécifiques. Il est possible de satisfaire l’utilisation finale d’un produit de plusieurs manières. Considérons les possibilités d’obtenir de l’engrais azoté ; la décomposition en anaérobie de déchets organiques, la plantation intercalaire de cultures légumineuses, la rotation des cultures et l’apport de compost. On peut avancer que la demande accrue d’engrais chimique est en partie fonction de l’indisponibilité de telles alternatives. La contraction des différentes sources pour répondre à l’utilisation finale d’un produit crée donc sa rareté. Les agriculteurs qui adoptent les « semences améliorées » de la révolution verte doivent obtenir des engrais, des pesticides, des systèmes d’irrigation et trouver accès au savoir des experts. La construction de la rareté est le revers de la médaille du développement. Pourquoi privilégier le mot « développé » si les produits du développement empirent les conditions de vie des masses pauvres ?
Au cours des cent dernières années, le développement économique a transformé les besoins humains élémentaires en demande de produits industriels manufacturés. Il est évident que les millions de personnes du tiers-monde ne peuvent être nourris, logés, vêtus et soignés par l’agriculture industrielle, les aliments préparés, le transport automobile, les résidences suburbaines, les vêtements de marque et la médecine hi-tech. L’histoire de développement révèle une tendance constante à remplacer la capacité de régénération de la nature par la capacité de production du capital industriel. Quelques exemples : les semences hybrides et les semences génétiquement modifiées, qui ne se reproduisent pas ; le remplacement du lait maternel par du lait maternisé. Les écoles occidentalisées isolent les enfants de leur culture et de leur environnement local, ce qui les rend incapables de mettre à profit les ressources locales. Une imagination nouvelle créera des centres multiples, et des façons multiples de subvenir à nos besoins essentiels. Chaque modèle sera évalué selon sa logique interne, et non plus selon la logique du développement universel.
5/7) Majid Rahnema : sur le chemin d’une conversation sur la pauvreté
Le mot pauvreté a été absent du vocabulaire de toutes les langues pendant des millénaires. « Pauvre » existait en tant qu’adjectif et ce, pour indiquer que quelque chose n’était pas à la hauteur de ce qu’il devrait être, comme par exemple un sol pauvre, une santé pauvre. Les gens vivaient de très peu, sans jamais penser qu’ils étaient pauvres. En effet, si l’on prend la pauvreté dans le sens d’un mode de vie qui se suffit du nécessaire, la pauvreté était la condition normale des humains. Leur façon de vivre ensemble était le rempart le plus durable de leur communauté contre la misère.
Aujourd’hui, les pauvres modernisés sont des personnes physiquement capables de travailler, mais qui ne trouvent pas d’emploi. Le concept a été complètement colonisé par le vocabulaire économique. On a généralement tendance à infantiliser les pauvres et à penser qu’ils sont eux-mêmes incapables d’apporter des réponses adéquates à leurs questions. Tout le monde rivalise pour apporter des « solutions » à leurs problèmes. On engage alors des actions dont l’objet est finalement de donner le plus de chances à l’insertion des pauvres dans le marché mondialisé. L’aide au développement est devenue une menace au prochain en difficulté. Car dès que ce dernier en a besoin, il sera entraîné, souvent malgré lui, dans une série de dépendances qui en feront un instrument entre les mains de l’institution « donatrice ». Ce n’est pas sans raison que le gros des dépenses va à l’aide militaire, l’aide pour les infrastructures du « développement, l’aide financière pour sauver les institutions bancaires.
« Laissez les pauvres tranquilles ». Cette phrase est de Gandhi qui, lui, connaissait bien ce dont les pauvres avaient besoin. Il savait notamment que les pauvres avaient rarement les besoins socialement fabriqués que leur créaient les riches. Ils n’avaient pas besoin de technologies, de produits, de « services » et de gadgets de toutes sortes qui les rendaient systématique dépendants des autres. On ne discute jamais de ce qui fait la richesse des pauvres.
6/7) Helena Norbert-Hodge : dangers de l’éducation pour le savoir indigène
On considère généralement l’éducation occidentale comme un bienfait universel. En réalité, elle a été responsable de l’éradication, à travers le monde, de systèmes de connaissance indispensables à des modes de vie durables. Par exemple, la plupart des compétences que les enfants ladakhi acquièrent à l’école ne leur seront jamais d’aucune utilité pratique. En effet, ce qu’apprennent les enfants provient de livres écrits par des gens qui n’ont jamais mis les pieds au Ladakh et qui ne savent rien de la culture de l’orge à 3500 mètres d’altitude. Aujourd’hui, dans le monde entier, le processus qu’on appelle « éducation » s’appuie sur le même modèle eurocentriste. Il se focalise sur un savoir « universel ». Mais pour s’appliquer de manière universelle, le savoir doit obligatoirement s’éloigner des cultures et des écosystèmes particuliers.
Aujourd’hui, le système éducatif nous appauvrit tout en enseignant aux personnes du monde entier à utiliser les mêmes ressources industrielles et à ignorer celles de leur propre environnement. Au final, tout le monde veut manger les même hamburgers, boire le même coca-cola, vivre dans les mêmes cubes de béton. L’éducation a aussi pour effet d’arracher les gens à la terre pour les envoyer vers la ville, où ils deviennent dépendants de l’économie monétaire. Le pire, c’est que cette éducation prive les enfants de leur estime de soi. A l'école, tout est fait pour promouvoir le modèle occidental : la conséquence immédiate est que les enfants se perçoivent eux-mêmes et perçoivent leurs traditions comme inférieures. La mondialisation voudrait nous faire croire qu’elle relie les hommes à une échelle planétaire, mais en réalité, elle est en train de nous couper les uns des autres, et de nous couper de la terre.
Or dans la culture traditionnelle, les enfants bénéficiaient non seulement du contact constant avec leurs familles, mais aussi d’un mode de vie dans lequel les différentes tranches d’âge étaient en interaction constante. Il était tout à fait naturel pour les enfants plus âgés de se sentir responsables des plus jeunes. De leur côté les plus jeunes regardaient leurs aînés avec respect et admiration, et cherchaient à les imiter. Grandir était un processus d’apprentissage non-compétitif. La « localisation », ou retissage des liens dans les communautés locales, ainsi qu’une connaissance profonde de notre place dans le monde, sont la voie à suivre. Fondamentalement, cela implique de retrouver et de reconstruire le savoir indigène du monde entier.
7/7) quelques citations
- La mythologie des Amérindiens tukano justifie un système d’interdits qui bride les tendances à la croissance de la population, à l’exploitation de l’environnement physique et aux relations interpersonnelles agressives.
- Passe encore que l’occidental ait une conception linéaire du temps qui prend le contre-pied des chronologies à géométrie variable, là où le bât blesse c’est sur son sens, désormais montant.
- Ce n’est pas le libre-échange que les néo-colonialistes imposent, mais l’échange forcé.
- Le néo-colonialisme, avec l’assistance technique et le don humanitaire, a fait sans doute beaucoup plus pour la déculturation que la colonisation brutale.
- L’imaginaire de la croissance, lié à l’idée de modernité, est simultanément un imaginaire de l’arriération projeté sur tous ceux qui ont encore à « évoluer », à « rattraper » leurs frères civilisés, prototypes de la normalité. Soit dit en passant, c’est là un imaginaire citadin qui se croit supérieur à la réalité paysanne.
- Il est pour le moins ironique que ce soient ceux qui suivent le modèle de destruction consumériste qui parlent de développement durable !
- L’humanisme qui consiste à tout ramener à l’homme- - surtout occidental – instaure un anthropocentrisme aussi dévastateur pour le reste de la création qu’il est hégémonique.
- A ceux qui pourraient nous reprocher de verser dans la prophétie du malheur, nous répondrons que les vrais catastrophistes sont ceux qui laissent les catastrophes arriver.
- Si les pauvres veulent devenir riches, il faudrait au moins cinq planètes de plus. Comme nous n’en avons qu’une, le problème se situe auprès des riches.
- La faculté de juger des seuils au-delà desquels le « plus » se renverse en « moins » pourrait faire l’objet d’un apprentissage.
- Une stratégie de déqualification du « plus » permet de donner leur vraie signification à des expressions qui prétendent nommer le réel. Commençons par la mondialisation qui n’est, en réalité, qu’un apartheid déguisé, un développement séparé, un racisme économique globalisé.
(éditions Parangon)