L’environnementalisme anthropocentrique est l’hériter de la « conservation » dont le chef de file fut Gifford Pinchot (1865-1946) qui prônait l’usage avisé des ressources naturelles. Cet environnementalisme veille à la qualité de l’environnement pour la qualité de la vie, et ce par le biais de canaux institutionnels : la loi, les groupes de pression, la procédure. L’esprit de réforme et de compromis, certains diraient compromission, caractérise un courant bon chic bon genre. Plus complexe dans ses nombreuses ramifications, l’autre branche de l’environnementalisme américain, radical, se montre quant à lui beaucoup moins tolérant puisqu’il va jusqu’à faire usage du sabotage et autres formes d’« écoterrorisme ». On distingue au sein de cet environnementalisme radical les tenants de l’écologie profonde, ceux de l’écoféminisme, ceux de l’écologie sociale. L’écologie profonde se caractérise par son biocentrisme militant qui relègue l’espèce humaine au rang d’espèce animale ordinaire, dont la prolifération menace le droit des autres espèces à l’épanouissement. L’écologie profonde met ainsi en cause les fondements anthropocentriques des sociétés humaines, elle apparaît bien pour ce qu’elle est, une idéologie de remplacement. Le terme apparaît en 1973, à l’occasion de la parution de l’article fondateur d’Arne Naess, philosophe norvégien, « The Shallow and The Deep, Long-range Ecology Movements ». L’écologie profonde s’oppose à l’écologie superficielle, autrement dit à l’environnementaliste dominant. Cette philosophie doit en partie son succès aux Etats-Unis aux travaux de Bill Devall et George Sessions, coauteurs de Deep Ecology : Living as if Nature mattered (1985). Elle fournit une base théorique aux agissements de toute la frange extrémiste du mouvement écologiste, le groupe Earth Fisrt! par exemple.
L’environnementalisme anthropocentrique adopte une stratégie de compromis avec les industriels, entre gens de bonne compagnie. Cette approche entraîne la recherche de solutions ponctuelles à des problèmes ponctuels, autrement dit la réforme de l’appareil productif qui a conduit à une situation environnementale catastrophique, et non la révolution comme le souhaite l’environnementaliste radical. On a pu comparer l’écologie profonde à la révolution copernicienne : l’homme n’est plus le centre de l’univers, l’anthropocentrisme n’a plus cours, les valeurs humanistes sont remises en cause. L’écologie profonde reprend à son compte les principes du holisme, faisant de l’interconnexion entre éléments du tout un de ses dogmes, au point de parler des individus comme de nœuds relationnels sur le réseau du vivant. Les individus se constituent par leurs relations aux autres, et ne sauraient exister par eux-mêmes, sans ces relations aux autres. Ainsi le travail sur soi, en profondeur, consiste à prendre conscience que notre véritable identité est à trouver dans un processus d’identification incluant des cercles de plus en plus larges : du lieu où l’on vit, ses plantes, ses animaux, son réseau hydrographique, à la biorégion, à la biosphère. Le monde naturel est une extension de nous-mêmes. On mesure ici combien l’approche de l’environnementalisme anthropocentrique est anti-écologique en niant le principe holistique à la base de l’écologisme. Les environnementalistes radicaux considèrent que réformer une partie pour le tout ne résout que partiellement et localement quelques problèmes, alors que les vraies solutions relèvent d’une approche globale. Soulignons dès à présent le fait que l’écologie profonde n’est pas à proprement parler uniquement américaine, mais, comme le veut le principe holiste, mondiale pour ne pas dire globale.
Le fait que la vie en soi, sous toutes ses formes, soit source de toute valeur, justifie le qualificatif de « biocentrique » associé à l’écologie profonde. Il en découle l’égalité entre toutes les espèces, l’espèce humaine comprise. L’homme n’est plus, de par l’ordre divin ou de par sa technologie, l’espèce supérieure et dominante. Il est donc de son devoir de se considérer comme une espèce parmi d’autres, et de ne pas contrarier le droit à l’épanouissement des individus d’autres espèces. Il relève des devoirs de l’humanité d’assurer et de maintenir la diversité biologique, la stabilité et la beauté des systèmes naturels. Il est clairement demandé aux hommes de prendre moins de place sur la planète. La discipline morale qui en découle montre bien que cette conversion engage toute la personnalité. On comprendra mieux alors pourquoi certains membres d’Earth First!, pour sauver des arbres centenaires ou millénaires, aient été prêt à risquer leur fortune, leur carrière et leur vie, et à passer de longues années en prison. Les tenants de l’écologie profonde refusent le compromis.
La nature sauvage devient un idéal à préserver à tout prix dans la mesure où elle est le lieu où le vivant est libre de se développer en dehors de l’ingérence humaine. Ainsi l’écologie profonde, en prônant le droit de chaque forme du vivant à son plein épanouissement, soulève un grand nombre de questions du ressort de l’éthique. De nombreux critiques universitaires ont exploré le domaine des droits des objets naturels et citent souvent Aldo Leopold et son concept d’éthique de la terre tel qu’il le définit dans Sand County Almanach. En bref, Leopold considère qu’une éthique de la terre doit changer l’Homo sapiens conquérant en membre ordinaire de la communauté de la terre. Elle implique le respect des autres membres (sols, végétaux, animaux, rivières). Pour que cette éthique ait quelque chance d’être mise en œuvre, il faut que la représentation mentale de la terre comme ensemble de processus biotiques se généralise dans le public. La terre, ses composants et habitants seraient alors pleinement valorisés et respectés.
On ne peut occulter l’immense apport au plan idéologique de l’écologie profonde. En appelant à l’appréciation de la qualité de la vie, ou plus exactement à l’appréciation des valeurs intrinsèques des êtres et des choses, de leur essence et non de leur matérialité, l’écologie profonde va à l’encontre des principes consuméristes, et relègue les symboles de réussite matérielle individuelle au rang de colifichets inutiles et nuisibles. La logique de l’écologie profonde refuse le gaspillage, appelle à la réduction des besoins matériels, s’insurge contre la création de nouveaux besoins jugés artificiels créés par les agences de publicité.