Le succès éphémère de ce paradigme qui s'était efforcé de penser l'homme à la fois comme hors de la nature et comme un Dieu démiurge s'est heurté à la réalité : les conséquences de l'action humaine ne parvenaient plus à leur but. Pire, elles commençaient à engendrer des désordres de plus en plus graves. On donna alors naissance à une profusion de droit pour tenter d'endiguer ces conséquences, sans voir que c'est une révolution copernicienne dont on aurait besoin : tant que la nature tournera autour de l'homme, les dégradations continueront de se multiplier. La crise environnementale demande un décentrement, demande de commencer à croire dans une nature qui soit autre chose qu'une construction humaine. Toutes les sociétés sont guettées par l’anthropocentrisme, les hommes croient facilement que leurs buts historiques et locaux sont ceux, universels, de la nature humaine. Mais c’est l'intégrité du milieu naturel qui est un universel, une condition nécessaire de toutes les activités humaines. Parler de droits de l'homme et de bien-être des populations est vain lorsque ces populations n'ont pas accès aux biens fondamentaux, qui sont très largement des biens naturels comme la santé ou des milieux sains.
Rappelons au préalable que l'éthique environnementale est une question qui ne se pose qu'à l'homme ; elle ne se pose pas aux animaux. C'est à l'homme que la justification de son action dans le milieu naturel se pose comme un problème éthique. La responsabilité est le fait des êtres humains, pas des autres êtres naturels. On ne saurait demander aux animaux d'avoir des devoirs envers nous, et encore moins les traduire devant un tribunal. Seuls les êtres moraux peuvent être sujets de droit au sens d'une capacité à plaider devant un tribunal. C'est pour cette raison que la protection de la nature ne peut pas être faite autrement qu'en faisant parler la nature, au risque de la personnification : seuls les hommes parlent, et la nature sans porte-parole n'a pas d'existence juridique ni d'existence sociale. Un milieu n'ira jamais plaider sa cause de lui-même, pas plus qu'on ne pourra exiger de lui de respecter des devoirs vis-à-vis de l'espèce humaine. Par ailleurs, l'action humaine ne peut être tenue responsable de l'intégrité de quelque chose sur laquelle son pouvoir ne s'exerce pas. L'homme n'est donc pas responsable de la nature entière : il n'est responsable que de son action, c'est-à-dire de son pouvoir dans la nature. Et le pouvoir humain n'est pas infini puisque la plupart du temps il est amorti par la régénération naturelle : les arbres repoussent, etc. Par conséquent, moins les hommes modifient la nature, moins leur responsabilité est étendue.
Aborder la question de l'éthique environnementale suppose aussi de distinguer le concept de "nature" de celui "d'environnement". La "Nature" est l'ensemble des choses dont le principe de génération n'est pas humain, c'est-à-dire dont l'auteur n'est pas humain. "L'environnement" s'en différencie en ce qu'il est une vision subjective du milieu dans lequel évolue un vivant : c'est son point de vue sur ce qui l'entoure. Il s'agit d'une vision pré copernicienne, en quelque sorte : le monde tourne autour de l'observateur, et ne permet pas de trouver de repères pour situer l'observateur. L'environnement d'un être humain est ainsi à la fois artificiel et naturel, puisque largement modifié et construit par lui-même et par d'autres êtres humains. Sans modification humaine, la nature maintient son intégrité : elle se renouvelle, elle se régénère. Elle évolue, certes, mais elle présente aussi beaucoup de régularités qui se maintiennent dans le temps, entretenues pas divers cycles, sans cela il n'y aurait ni niveaux d'émergence ni intelligibilité possibles. Quand l'homme modifie les qualités des êtres vivants ou des milieux, il se pose la question de la légitimité de cette modification, ce qui interpelle la responsabilité. Faire de l'expérimentation animale, c'est porter atteinte à l'intégrité d'un être vivant et la légitimité de cet acte peut être contestée. Polluer un milieu c'est aussi porter atteinte à son intégrité, et modifier ses qualités. L'élément naturel dégradé devient définitivement indisponible, puisque, contrairement aux techniques artificielles qui sont sans cesse inventées et réinventées, dans la plupart des cas l'homme ne sait pas restaurer l'ordre naturel disparu. L'intégrité de la nature est donc le maintien de certaines qualités des êtres vivants ou des milieux naturels. Puisque l'ordre naturel est résilient, seule l'irréversibilité est condamnable : les modifications sont donc admises pourvu qu'elles ne soient que marginales et qu'elles ne menacent pas l'ordre naturel. A moins d'avoir recours à des moyens autoritaires, l'ordre naturel juste ne saurait avoir lieu sans un ordre social juste, puisque c'est bien le comportement de l'homme qu'il s'agit de réguler, et non celui de la nature. Si l'ordre naturel rend possible l'ordre social, c'est bien l'ordre juste social qui produit l'ordre naturel juste, en faisant en sorte que la division morale du travail procure à tous de quoi vivre, et même vivre bien, sans que l'intégrité de la nature soit atteinte.
Une technique est toujours une modification du milieu naturel. La course à la puissance technique est donc une course à l'ampleur des modifications du milieu naturel. Or modifier n'est pas contrôler. Etendre sa puissance n'est pas et n'a jamais été un simple moyen : elle s'accompagne d'obligations. Pour que ces obligations puissent s'effectuer, elles doivent s'accompagner de connaissance des liens de causalité qui pré-existent dans le milieu naturel où va s'exercer l'action humaine. Si une société pense ne pas pouvoir gérer cette puissance, personnelle ou collective, elle doit l'endiguer : moratoires dans le domaine des biotechnologies, interdiction du port d'armes à feu, etc. C'est là l'histoire de l'humanité et de sa capacité à maîtriser son propre comportement. La solution à la "maîtrise de la maîtrise" est et ne peut être qu'éthique et politique. Le fait que la responsabilité ne puisse plus s'exercer n'est pas lié à la puissance des sociétés industrielles en soi, mais aux carences dans la maîtrise sociale, éthique et politique, de cette puissance, ce qui engendre des "effets secondaires" néfastes. Les citoyens s'indignent et en imputent la responsabilité aux décideurs, précisément parce que la responsabilité de ces décideurs est de gérer les effets collectifs indésirables. Les décideurs et les institutions qu'ils dirigent se retrouvent ainsi en inadéquation croissante par rapport aux buts des personnes : il y a hétéronomie, au sens où la division morale du travail conduit de moins en moins à garantir et produire les biens voulus par les personnes : la production de voitures et la planification de routes produisent l'encombrement et le changement climatique, la "dématérialisation" de l'économie (Internet) est la production de déchets toxiques (composants d'ordinateurs), etc.
Si l'Homme a une place dans la nature, alors le corrélat est que la nature doit avoir une place dans l'organisation des activités humaines. Il ne s'agit pas de mettre la nature "sous cloche", et de la transformer en musée : ce serait l'écarter de la scène politique. Il s'agit au contraire de la voir et de prendre en compte la question de son intégrité dans l'organisation de la vie quotidienne. Telle est la logique des "villes durables", par exemple, dont l'un des exemples les plus frappants est l'idée de "continuité végétale" : plutôt que de faire des parcs, dont le lieu et l'ordre sont subordonnés à des critères subjectifs tels l'esthétique, l'intégration de la nature dans la ville suit les continuités naturelles et la logique propre des écosystèmes et de l'écoulement des eaux, en leur aménageant une place dans les lieux qui leur conviennent. L'intégration de la nature dans l'activité humaine et de l'Homme dans la nature passe nécessairement par un ancrage local, territorial, écologique. L'évolution du droit le confirme. Ainsi la loi sur l'eau de 1964 suit-elle par exemple les bassins hydrographiques et non les découpages politiques. Mais le droit de l'environnement est aujourd'hui un foisonnement de textes inapplicables et inappliqués, faute d'une éthique de la nature. Dans les arbitrages, le milieu naturel perd face aux intérêts sociaux et économiques immédiats. La solution de la crise environnementale ne sera donc pas exclusivement juridique. Pour arriver à penser la valeur de l'intégrité naturelle, il faut remettre en cause plusieurs postulats propres à l'époque contemporaine.
Le premier est bien entendu le lieu de la nature. La re-popularisation d'une philosophie du cosmos est nécessaire : il faut savoir où est la nature pour savoir comment la protéger. L'homme n'est pas hors-nature, et par conséquent la question de sa responsabilité écologique se pose partout, mais au premier chef en ville, à condition que la ville soit pensée dans l'espace écologique qu'elle occupe, et qui s'étend bien au-delà des limites administratives.
Le second est de cesser de confondre nature et culture, et d'admettre l'extériorité de l'homme par rapport à la nature : la volonté humaine n'est pas auteur de la nature. La théorie de la planète-jardin est dangereuse parce qu'elle veut faire de l'homme le responsable de tous les aspects du devenir naturel.
Le troisième est la magie du marché. Si les entreprises privées veulent continuer à faire des affaires, si les citoyens veulent reprendre le contrôle de leur monde, et si les politiques veulent conserver une capacité de décision, alors le cosmopolitisme néo-libéral doit faire place à une sorte de keynésianisme ne négligeant pas l'infrastructure morale du marché : la relocalisation est non seulement souhaitable, mais inévitable.
Le quatrième est la soi-disant impossibilité d' attribuer des droits à la nature. Il n'y a rien de tel, pour l'ensemble des raisons invoquées plus haut. Le monde humain est symbolique, et l'institution de la nature ne pourra pas avoir de lieu symbolique sans une personnification, une théâtralisation du rôle de la nature, de même qu'on théâtralise le rôle des institutions telles que l'Etat, qui ne sont pourtant pas dotées en propre de volonté. Si à un droit on ne peut opposer qu'un autre droit, alors la nature doit être juridiquement dotée de droits : l'effet est mécanique. Si à un droit on peut opposer des devoirs, alors l'activité des personnes morales et physiques doit pouvoir être attaquée sur ce point, au nom de l'intégrité de la nature. Dans tous les cas, il faut un représentant de la nature parce que la nature ne parlera pas dans un tribunal. Et si on passe par la seule défense des biens personnels, c'est morcelé, parcellaire, inefficace : un bien privé coïncide rarement avec un écosystème ou un élément naturel pertinent.
Le cinquième est de demander justice aujourd'hui sans croire dans les miracles technologiques, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, si miracle il doit y avoir, cela se fera d'autant plus rapidement que la valeur de l'intégrité naturelle sera forte et instituée rapidement. Ensuite, on peut douter de la validité de l'excuse qui consiste à affirmer qu'on va "bientôt" cesser le dommage : jamais une telle excuse n'est recevable en droit d'ordinaire. Par ailleurs, l'expérience montre aujourd'hui que le miracle n'est pas toujours au rendez-vous, et qu'on ferait bien d'accroître la recherche sur les miracles technologiques avant d'étendre le dommage : le cas des déchets nucléaires est à cet égard paradigmatique. Il aurait peut-être fallu y réfléchir avant de construire les centrales civiles et les engins militaires. Enfin, il faut faire preuve d'autocritique et se rappeler que c'est l'indulgence pour les nuisances et la foi scientiste dans l'élimination des déchets qui ont régné jusqu'ici, et non l'inverse. Cet état d'esprit conduit les responsables à sous-estimer systématiquement depuis 30 ans l'ampleur et la complexité des problèmes environnementaux, dont on reconnaît chaque fois un peu tard qu'il aurait fallu s'en soucier avant, soit que les coûts soient accrus par le retard de l'action, soit que le dommage soit techniquement irréparable et donc irréversible. L'argent de la recherche aujourd'hui va d'ailleurs essentiellement au curatif et non à la prévention.
Le sixième a trait aux (re-)découvertes récentes autour du concept de nature. Si la nature a été donnée à l'homme pour qu'il exerce son empire, alors il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui elle lui échappe de toutes parts, provoquant des "effets secondaires", etc.
Le septième a trait à l'ordre des valeurs. Les valeurs économiques sont secondes. Il faut une éthique de la nature, un respect de l'intégrité naturelle, qui sous-tendra la production sociale de la protection de la nature, entre autres par le droit. Une entreprise doit pouvoir déposer le bilan pour cause de protection des milieux, et le reste de la société doit être solidaire avec les personnes dont le revenu dépendait de cette activité, à l'instar de la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis empêchant la construction d'un barrage par la Tennessee Valley Authority au motif qu'une espèce rare de poisson aurait été menacée.
L'homme ne "maîtrise" pas "la" nature : par principe, elle ne sera jamais sienne. Il faut faire le deuil de cette conception démiurgique de l'action humaine. Sortir de l’anthropocentrisme, et donc de la partialité historique, est la première exigence d'une éthique de la nature. on ne peut pas être auteur de la nature, on ne peut que la modifier. Le croire c'est confondre nature et culture, c'est oublier que l'homme est un être symbolique. La nature humaine n'est pas faite pour la maximisation de la production ni pour l'accroissement sans fin des désirs, l'observation d'autres civilisations le prouve, pour peu qu'on ne fasse pas preuve d'ethnocentrisme. La plupart d'entre elles passent très peu de temps pour les activités productives . Il est tout aussi erroné d'affirmer que l'homme sauvage a peu de besoins parce qu'il a peu de connaissances: il ne s'intéresse pas à la même chose, c'est tout. L'homme de l'origine n'avait pas une vie courte misérable et brève : les animaux et en particulier les grands anthropoïdes passent le plus clair de leur temps à dormir ou à se reposer.