Satish Kumar en résumé :
- Vous remarquerez que Descartes dit deux fois « je » dans son « je pense, donc je suis ». Il fonde tout seul sa vérité, tout ce qui vit autour de lui n’existe plus ! D’ailleurs il a eu cette révélation en méditant enfermé dans une chambre. S’il avait réfléchi dans la nature, entouré d’arbres, d’animaux, caressé par le vent, il n’aurait pas conclu à une prise de conscience solitaire.
- En posant l’ego comme le moteur de l’être humain, votre Descartes a institué un dangereux dualisme, il a isolé l’homme de son environnement, il l’a proclamé indépendant. Les bouddhistes indiens se sont évertués au contraire à libérer l’homme des illusions de l’ego, ont développé le principe de co-dépendance entre tout ce qui vit.
- Vos abattoirs industriels, votre boulimie de viande sont pour les Jaïns une abomination. Quant à ceux qui se moquent des jaïns parce qu’ils portent un masque sur la bouche pour éviter de tuer des insectes, voyez aujourd’hui ce qui arrive aux abeilles, et combien nous dépendons d’elles.
- Votre devise Liberté Egalité Fraternité a libéré les hommes de l’ordre monarchique, mais il lui manque une dimension essentielle : le respect de tout ce qui vit. La raison doit accompagner la compassion, la liberté reconnaître l’interdépendance.
(in LeMonde-Magazine du 1er janvier 2011)
1/7) Ma mère, philosophe analphabète
Les abeilles captivaient ma mère : « Les abeilles vont d’une fleur à l’autre, se contentant de prendre un peu de nectar ici, un peu de nectar là, sans jamais abîmer les fleurs qu’elles butinent. Observez la pollinisation nous rappelle que nous devons renforcer la relation que nous entretenons avec les autres formes de vie. Les hommes font exactement le contraire. Lorsqu’ils tirent profit des richesses de la terre, ils ne s’imposent aucune limite : ils prennent ce qu’il y a à prendre jusqu’à épuisement des ressources. Si seulement nous apprenions de la nature, nous pourrions profiter de ses ressources sans l’agresser ! Le peu que nous prendrions à la terre serait transformé en bienfait et nous veillerions à lui rendre ce qu’elle nous a donné, comme l’arbre rend les feuilles au sol qui l’a nourrit. La nature ne gaspille rien et ne produit aucune déchet. »
La nature est notre meilleur professeur, déclara ma mère alors que nous nous rendions à pied sur notre petit lopin de terre. C’est après avoir longuement médité sous un arbre que Bouddha a atteint l’Eveil. Il a observé le banian sous lequel il s’était assis en s’interrogeant sur la nature même de cet arbre si compatissant, si généreux. En tant que banian, il ne refusait jamais ceux qui venaient à lui. Les oiseaux étaient libres d’y nicher, les animaux pouvaient se reposer à tout instant à l’ombre de ses branches, et ses fruits profitaient à tous. Il a alors compris que la plénitude et la pleine conscience de soi qui caractérisaient ce banian résidaient dans sa manière d’être parfaitement ce qu’il était, sans jamais essayer d’être autre chose qu’un arbre.
Respirer nous relie à l’univers. Nous partageons le même air avec l’ensemble de l’humanité. Ce médium invisible nous relie au reste qu monde chaque fois que nous respirons. Nous partageons l’air avec les animaux, les oiseaux, les plantes, le monde entier en somme. N’est-ce par merveilleux de penser que nous sommes tous liés les uns aux autres par notre respiration ? L’air ne connaît nulle barrière, nulle frontière, nulle distinction ou séparation. En te concentrant sur ta respiration, tu sentiras se dissoudre en toi ce qui te sépare et t’isole de l’univers.
Ma mère envisageait la vie comme une gigantesque tapisserie constituée de millions d’actes infimes qui, tous, contribuaient à sa réalisation. Elle ne croyait pas aux grands actes héroïques, mais aux petites actions entreprises avec beaucoup d’amour et d’imagination. Notre individualité dépend de ce qui nous entoure. Elle est indissociable de notre environnement. Elle n’envisageait pas la réalisation de soi comme un objectif lointain et inatteignable, mais comme une tâche de chaque instant. Adeptes du jaïnisme, nous ne nous comportions pas comme des individus isolés. Le mutualisme définissait toutes nos relations. Nous partagions tout et mettions tout en commun, affection, vie privée, argent et biens propres. Nous n’étions ni riches, ni pauvres – ces catégories n’avaient aucun sens à nos yeux. Pour voyager, nous logions dans des pensions fonctionnant sur le principe de l’hospitalité réciproque : nos n’avions rien à payer pour notre séjour, mais nous étions tenu d’offrir la même hospitalité aux Jaïns de passage dans notre ville.
Il n’y avait pas le moindre livre à la maison. Nous n’avions pas non plus de journaux de magazines, de poste de radio ou de télévision. Et, bien sûr, par d’ordinateur. Nos journées étaient rythmées par nos conversations ; elles étaient denses, chaleureuses, simples et informelles. Les leçons à l’école n’avaient pas pour vocation à remplacer celles de nos parents, qui demeuraient nos premiers instituteurs.
« Tu fais de si jolies choses, maman ! s’exclame ma sœur Suraj. Mais tu y passes tant de temps. Il te faut six mois ou plus pour fabriquer une jupe. Tu irais beaucoup plus vite avec une machine à coudre. » Maman répondit : « Pourquoi économiser le temps, qui est abondant, en dépensant des ressources terrestres qui se raréfient ? Les machines à coudre sont en métal, n’est-ce pas ? Or les métaux sont en quantités limitées. Il faut creuser pour les extraire du sous-sol. Puis il faut construire des usines pour fabriquer les machines, et donc utiliser encore plus de métaux. As-tu pensé à la violence que génèrent les mines et les usines ? J’ai entendu parlé des souffrances des mineurs. Et je ne veux pas y contribuer en utilisant une de ces machines pour mon seul confort personnel. Je ne manque pas d’énergie non plus. Et j’aime travailler. Pour moi, le travail manuel est une forme de méditation. N’importe quelle activité peut me conduire à la méditation si je l’entreprends pleinement. Quand je suis penchée sur mon ouvrage, l’aiguille en main, j’ai l’esprit en paix. Tout est si calme autour de moi. Si je cousais à la machine, je devrais renoncer au silence. La machine ferait du bruit et je n’arriverais plus à méditer. » Elle était parfaitement sincère. Il lui suffisait de se mettre à l’ouvrage pour irradier de bonheur.
2/7) Sur le chemin de la vérité, l’expérience du jaïnisme
A 9 ans, Satish Kumar s’était engagé dans un monastère jaïn. Mahâvirâ, le fondateur de la doctrine jaïne, était issu d’une caste de guerriers, les Râjputs. Reprenant à son compte les valeurs d’héroïsme, il en fit un usage particulier : le vrai champ de bataille n’était pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de nous-mêmes. Dans cette optique, la victoire consiste à dominer notre désir de contrôler autrui. C’est en pratiquant la compassion et la non-violence qu’il répandait ses idées. Il disait souvent qu’il est bien plus difficile d’administrer ses désirs et de contrôler ses passions que de conquérir et de contrôler un royaume étranger. Mahâvirâ n’accordait pas une grande importance à l’étude ni à la théorie. Il a défini cinq règles de vie :
- ahimsâ, la non-violence. Cela consiste à éviter tout forme d’agression envers soi-même et envers autrui. Les jaïns considèrent l’extraction de la houille comme une forme de violence à laquelle il faut recourir le moins possible.
- satya, la vérité. Mais chaque individu, chaque arbre, chaque fleur gravite au centre d’un univers infini. Il n’y a pas plus de centre que de vérité unique. Il faut donc se montrer humble et ouvert aux idées nouvelles, tout en admettant qu’aucune d’entre elles ne sera jamais immuable ni définitive.
- asteya, ne pas voler, c’est-à-dire ne pas acquérir ou nous approprier des biens superflus. Les jaïns ne prennent jamais part aux guerres, ils n’éprouvent pas le désir de se battre pour obtenir du pouvoir, ou un terrain.
- brahmâchârya, demeurer dans la pureté. Vivre l’amour sans luxure. Toute pensée, tout propos ou tout acte qui vise à rabaisser ou à agresser le corps d’autrui constitue une atteinte au principe de chasteté. Ce principe ne s’applique pas seulement au corps humains, mais aussi à celui de la nature.
- aparigraha, renoncer aux richesses matérielles. Rien ne peut réellement nous appartenir puisque chaque chose se possède elle-même. Si nous cessions tous d’acquérir, de posséder, de stocker et d’accumuler, il n’y aurait plus de pénuries. La simplicité des moyens garantit la richesse des fins. Cela signifie simplifier notre vie matérielle autant que notre vie intellectuelle. Nous n’utilisons ni bougie, ni lampe électrique. Nous faisons tout à la lumière du jour ; la nuit, nous chantons et nous méditons dans l’obscurité. Nous veillons à limiter aux maximum l’usage que nous faisons des ressources dont nous disposons. Un jaïn mange, puis essuie soigneusement l’assiette du bout des doigts et verse un peu d’eau au fond. Portant l’assiette à ses lèvres, il avale cette dernière gorgée d’eau. « Comme ça, je ne gâche rien ! » Certains moines jaïns ne portent même pas de vêtements. Ils appartiennent à l’ordre Dîgambara, littéralement ceux qui sont vêtus d’espace. Ils n’ont pas non plus de bol aux aumônes et se contentent de joindre les mains pour recueillir la nourriture qu’on leur offre.
Mais les choses changent pour Satish Kumar qui a lu l’autobiographie du mahatma Gandhi à 18 ans. La non-violence et la vérité ne sont pas des mystères dont seuls quelques initiés détiennent les clés. Gandhi estime qu’il ne sert à rien de renoncer au monde, d’entrer dans les ordres… La réclusion des moines conduit l’immense majorité des hommes à penser que la spiritualité est réservée à une poignée d’ascètes. La libération suprême ne serait qu’une prérogative réservée à une élite, tandis que les masses seraient condamnées à une vie impure. D’après Gandhi, la libération devrait être accessible à tous. La spiritualité doit faire partie de la vie quotidienne ! Pour Gandhi, la vie spirituelle n’est pas digne de ce nom si elle ne met pas fin aux injustices, à l’exploitation et aux luttes sociales. Les idées de Gandhi invitent à pratiquer une forme de spiritualité sociale. Si la société des hommes était bâtie sur la non-violence et la compassion, les préceptes religieux et les règles morales n’auraient plus lieu d’être. Fort de ces idées neuves, Satish Kumar quitte l’ordre monastique en 1957 tout en conservant la doctrine jaïn bien vivante dans son esprit. Il voulait pratiquer le dharma, vivre de façon compassionnelle, dans le monde, et non plus hors du monde. Il quitte à 21 ans sa robe de moine parce qu’elle le séparait du monde.
3/7) A la rencontre des sagesses du monde
Satish Kumar se rend au Kerala en 1957 pour rencontrer Vinobâ Bhâve, qui poursuivait l’œuvre de Gandhi. Vinobâ souhaita ardemment dépasser la dichotomie intérêt individuel, intérêt général : « Si nous agissions sans chercher à tirer profit de nos actes, nous contribuerions au bien commun sans pour autant sacrifier notre satisfaction personnelle, car il est profondément gratifiant d’œuvrer pour la collectivité. Les communistes ne devraient pas rejeter les idées de ceux qui travaillent à l’épanouissement individuel, et ces derniers ne devraient pas repousser les thèses communistes. S’ils acceptaient de travailler ensemble, de manière non violente et démocratique, ils s’engageraient enfin dans une politique plus globale. Le mahatma Gandhi a forgé la notion de sarvodaya, littéralement le bien-être de tous, c’est-à-dire la contribution de chacun au bien-être général : l’individu et la société sont en interaction constante. Lorsque les hommes ne cherchent qu’à satisfaire leurs propres intérêts, l’intérêt collectif en pâtit. Et s’il n’y a plus d’intérêt collectif, que devient l’intérêt personnel ? De plus Gandhi étend sa réflexion au bien-être des animaux, des plantes et de toutes les formes de vie terrestre. Le capitalisme et le socialisme sont des théories anthropocentriques : elles placent l’homme au centre de leur système de pensée. Le sarvodaya s’attache au bien-être de tous, sans exception. Le capitalisme accorde la primauté à l’individu ; le socialisme la donne à la société ; le sarvodaya l’offre à la vie. »
Satish Kumar rencontre Krishnamurti en 1960 : « La certitude se déploie dans un cadre fixe, la réalité est en constant mouvement. Dès que nous adhérons à une croyance, nous devenons incapables de faire face à ces changements permanents. Il faut avoir l’esprit souple pour s’immerger dans une réalité aussi mouvante. La vérité n’est pas dans les livres. Elle ne l’a jamais été. Si elle s’y trouvait, il n’y aurait pas de différence entre la Bible et le Coran, entre la Gîtâ et les sutras bouddhistes. Les religions ne s’opposeraient pas les unes aux autres. Pourquoi deux pacifistes se disputeraient-ils ? Il n’y a pas de vérité dans une guerre religieuse : chaque camp est dans l’erreur. Les religions ne sont plus que des vecteurs de propagande, et la propagande est le contraire de la vérité. Nous appartenons tous à la grande tapisserie de la vie. Si nous en étions tous conscients, les conflits entre pays, entre religions et entre systèmes politiques n’auraient plus lieu d’être. C’est par l’ignorance de notre interdépendance que nous cherchons à contrôler autrui. Je ne crois pas faire preuve de romantisme en appelant aussi à l’unité entre les hommes et la nature. Notre existence, l’essence même de ce que nous sommes est inextricablement liée à tout ce qui vit, bouge et respire sur la Terre. Ce fleuve, ces oiseaux, ces grenouilles sont tous en relation avec nous. Si nous comprenons que nous faisons partie intégrante de l’univers, nous cesserons de nous emballer pour un rien, de nous disputer, de nous faire la guerre. Nous vivrions enfin en parfaite intelligence avec la nature. »
Satish Kumar a rencontré Ernst Friedrich Schumacher en 1968. Adepte du Small is beautiful, il préconisait l’instauration d’une économie holistique et décentralisée. Dès 1966, Schumacher prônait l’économie bouddhiste. Tout ce qui peut réellement enrichir notre vie – le temps passé en famille, les heures consacrées à l’amitié, à la contemplation et à la célébration des beautés de la nature – est maintenant sacrifié au nom du profit financier. La « fortune » se limite désormais à la possession d’argent et de biens matériels. « Une société qui se croit riche alors qu’elle souffre de pauvreté spirituelle vit dans l’illusion la plus complète », affirmait-il. Schumacher distingue nettement ce qu’il appelle la « richesse éphémère » de la richesse permanente : la première ne concerne que le niveau de vie, la seconde s’attache à la qualité de la vie : « Les riches se vautrent dans un excès de nourriture, de boissons et de distractions offertes dans des lieux sordides ; à l’inverse, la fortune permanente se caractérise par une frugalité matérielle et une abondance immatérielle. De nos jours, les pays les plus riches puisent de manière si éhontée dans les ressources mondiales, créent des menaces écologiques d’une telle ampleur et génèrent tant de névroses au sein de leur population qu’ils ne peuvent nullement servir de modèles à eux qu’ils qualifient de pays sous-développés. Le véritable problème n’est pas la pauvreté, mais l’injustice sociale, l’exploitation de l’homme par l’homme, le pillage des ressources naturelles – autant de fléaux que perpétuent les riches. Au lieu d’imposer aux pauvres une technologie complexe, onéreuse et sophistiquée, ils devraient respecter les outils simples et efficaces que les pauvres utilisent depuis des siècles. » Schumacher parle à leur propos de techniques appropriées. Je lui rendais fréquemment visite chez lui, où je l’aidais à moudre sa ration hebdomadaire de farine avec un moulin manuel. S’il faisait beau, nous passions l’après-midi à arracher les mauvaises herbes du jardin, à faire du compost ou à planter de jeunes pousses.
4/7) Gandhi contre Nehru
La Lutte pour l’indépendance paraissait entachée de négativisme aux yeux de Gandhi: elle s’attaquait au colonialisme, certes, mais après ? Il conçut alors une série de mesures positives baptisée « Programme constructif ». Elles visaient à promouvoir l’artisanat plutôt que l’industrie ; à favoriser l’égalité entre les sexes, l’économie locale, la protection des animaux et des ressources naturelles. Nehru voulait « civiliser » l’Inde.
Gandhi voulait favoriser la production par les masses, plutôt que la production de masse. « L’Inde est le pays des masses, affirmait-il. L’industrialisation, la mécanisation et l’automatisation mettront des millions d’artisans et de cultivateurs au chômage. Pourquoi recourir au pétrole quand on peut recourir à l’énergie humaine ? Pourquoi préconiser la puissance électrique au détriment de la puissance musculaire ? » Gandhi avait rêvé d’une confédération de citoyens autonomes et autosuffisants organisés en petites communautés où chacun pourrait travailler à son compte et vivre correctement des produits de la terre, de l’élevage ou de l’artisanat. Les pouvoirs économiques et politiques les plus importants, y compris celui de décider de ce qui serait importé ou exporté hors de la communauté villageoise, resteraient entre les mains des conseils municipaux. L’économie locale permet de limiter le transport de marchandises – tout transport inutile se révèle coûteux et nuisible à l’environnement. Favoriser l’économie locale, c’est aussi redonner de la dignité au travail manuel. Nous l’oublions souvent, mais celui-ci possède une valeur intrinsèque : chaque fois que nous fabriquons quelque chose de nos mains, nous laissons s’exprimer la part la plus créative de nous-mêmes. En confiant cette tâche à des machines, nous perdons l’occasion de nous accomplir. Ce type d’économie favorise l’entraide. Les membres de la communauté villageoise prennent soin d’eux-mêmes, de leurs terres et de leurs bêtes, mais aussi de leurs voisins, des forêts et des ressources naturelles locales, avec la certitude d’œuvrer pour eux-mêmes et pour les générations futures.
La mondialisation est l’antithèse de l’économie locale. Toute expansion économique contient les germes d’une guerre, puisque les partisans du développement et de l’industrialisation sont incapables de s’imposer des limites. Parce que Nehru était enclin à une vision rationaliste et technologique du monde moderne, il confondait civilisation et occidentalisation. Le 15 août 1947, l’Inde accéda à l’indépendance. Gandhi fut assassiné cinq mois plus tard. Nommé à la tête du pays, Nehru l’engagea rapidement sur la voie de l’occidentalisation…
5/7) Contre le dualisme
« Je pense, donc je suis », décréta René Descartes. Cette petite phrase résume à elle seule toutes les orientations prises par la science, la philosophie, la vie sociale en Occident depuis le XVIIIe siècle. En Inde au contraire, les sages et les penseurs parlaient depuis des siècles de la dissolution, voire de l’inexistence du moi. Plus tard, en me familiarisant avec la culture occidentale, j’ai compris que le dualisme cartésien était l’une des pièces maîtresses d’un mode de pensée qui divise l’esprit et la matière, sépare le corps et l’esprit, et considère le monde comme une série d’objets à analyser et à contrôler. Il me semble intéressant de noter que Descartes découvrit la pierre angulaire de son système philosophique au cours d’une longue nuit solitaire, alors qu’il était enfermé dans une petite pièce chauffée par un poêle, tandis que Bouddha, lui, atteignit l’Eveil en observant la nature, assis sous un grand arbre au bord d’un fleuve.
Descartes n’était évidemment pas l’inventeur du dualisme, qui trouve son origine dans la Bible. La genèse décrit Dieu comme un être séparé du monde : Dieu créa l’univers, puis il conçut l’homme à son image en lui ordonnant de se multiplier, de peupler la terre et de la dominer. Les mystiques chrétiens qui voyaient le mystère divin dans tout ce qui les entourait ont été marginalisés. Dans son immense majorité, la société judéo-chrétienne, qui veillait à l’organisation du commerce, au développement de l’éducation et des sciences, était dualiste. La vision dualiste du monde donne aux hommes l’illusion d’exister indépendamment d’autrui. Si nous acceptons l’idée que « mon esprit « est plus certain que « l’esprit d’autrui », nous participons à la division du monde. Ceux qui s’élèvent contre la bombe atomique sans remettre en question le dualisme, le rationalisme scientifique, l’individualisme et le matérialisme ne verront jamais l’aboutissement de leur combat. Lorsque la science et la technologie, issues d’un mode de pensée dualiste, s’allient à la peur, à l’appétit de conquête et à la soif de pouvoir, il est logique qu’elles accouchent de la guerre et de la bombe atomique. Seule une approche non dualiste du monde, fondée sur la célébration de toute forme de vie, peut nous libérer de la bombe.
En m’installant en Angleterre, j’ai pu constater que les mouvements les plus progressistes sont conscients de lutter contre la violence qui résulte du nationalisme, du racisme, du sexisme et de l’intolérance religieuse. Mais ces mêmes groupes demeurent foncièrement anthropocentriques : pour eux, l’espèce humaine est supérieure à toute autre. Aussi ne s’émeuvent-ils guère de la violence que subissent les espèces animales et végétales. Cette pensée dualiste qui s’exprime dans la volonté de contrôler la nature rejoint le désir de contrôler les hommes. L’Europe a aussi porté le rationalisme aux nues. Pourtant son histoire est marquée par le colonialisme et les guerres – autant d’événements irrationnels qu’elle s’est chargée de rationaliser. Le rationalisme lui-même est utilisé comme une arme pour détruire la nature et exploiter l’espèce humaine aux quatre coins de la planète. J’ai toujours considéré le rationalisme comme une forme de violence intellectuelle. Le capitalisme et le communisme marxiste sont tous deux liés à l’idée que la satisfaction de l’intérêt personnel est un moteur puisant. C’est une conviction extrêmement dangereuse, génératrice d’un conflit permanent. Le dualisme cartésien a pour conséquence de créer un climat d’opposition permanente, chacun s’opposant à autrui et au monde. La vie devient un champ de bataille. Cette philosophie séparatrice encourage l’individu à s’emparer de tout ce qu’il peut. A prendre encore et encore.
Au contraire du dualisme, certains philosophies cherchent plutôt à percevoir le tout plutôt que les parties. Pour le non-dualisme, l’individualisme est complémentaire de l’universalité ; les espèces ne sont pas en compétition, mais en symbiose. Le mutualisme et la réciprocité sont les principes de base de l’existence. Or qui dit réciprocité dit relation. Nul n’est une île. Les îles ne le sont qu’en relation à l’eau qui les entoure. Dans une société fondée sur un modèle relationnel, l’individu reçoit autant qu’il donne à l’univers tout entier. La matière et l’esprit se complètent. Quelles soient humaines ou non, les créatures terrestres souhaitent toutes vivre, s’épanouir et prospérer. Toutes les espèces terrestres sont membres de la même communauté. Les hindous ont forgé l’expression « So Hum » - Tu es, donc je suis. Je suis né d’une mère. Ma mère est, donc je suis. Je me nourris des fruits de la terre, le soleil m’offre sa chaleur, l’eau me désaltère, l’air emplit mes poupons. Ces éléments sont, donc je suis. Comme le yin et le yang des taoïstes, le cœur et la raison doivent s’équilibrer, non s’affronter.
6/7) pour une écologie révérencielle
L’humanisme, la philosophie des Lumières, la révolution industrielle et le progrès technique ont incité les hommes à se croire maîtres de la nature et supérieurs aux espèces avec lesquelles ils la partagent. Cette vision arrogante et anthropocentrique du monde est à l’origine de la profonde crise écologique, sociale et spirituelle que nous traversons à l’heure actuelle. Nous sommes maintenant à l’aube d’une ère nouvelle : la conscience collective s’éveille à l’écologie. Mais nous assistons aussi à l’émergence d’une écologie égoïste, enracinée dans le dualisme cartésien. Ce mouvement écologiste, qui milite pourtant pour la défense de l’environnement, est souvent motivé par une vision du monde entachée d’utilitarisme, de dualisme, d’anthropocentrisme. Le désir de protéger l’environnement peut même contribuer à renforcer l’illusion d’une séparation entre l’homme et la nature. Nous sommes à la croisée des chemins. Nous pouvons nous droguer à la technologie, nous adonner à la génétique et à l’ingénierie nucléaire. Nous pouvons faire le choix de l’amour et du respect de la nature. Protéger l’unité et l’intégrité de la vie ne consiste pas seulement à veiller sur l’espèce humaine, mais à témoigner un profond respect, une révérence, à toutes les formes de vie.
L’homme a souvent exprimé ses aspirations les plus nobles au moyen d’une trinité. « Le Père, le Fils et le Saint-Esprit » est une trinité spirituelle qui laisse de côté les dimensions sociales et écologiques de l’existence. La trinité sociale des révolutionnaires français, « Liberté - Egalité - Fraternité » luttait contre l’ordre établi et la trinité chrétienne. Mais la nature et la vie spirituelle furent exclues. La trinité « Terre, âme, société » me semble plus universelle. Nous sommes issus de la terre et nous retournerons en elle : il est donc normal qu’elle soit nommée en premier. Le caractère sacré des animaux et des fleuves ne provient pas d’un dieu tout puissant car le divin est immanent à la nature : il est en elle et non hors d’elle. Nous sommes tenus de prendre soin de la terre à la fois parce qu’elle nous est utile ET parce qu’elle est sacrée. Cette pensée, qui m’est essentielle, je l’appelle écologie révérencielle.
Ceux qui prennent soin de la terre doivent aussi prendre soin de la société : en lui accordant la deuxième place au sein de ma trinité, j’invite à favoriser l’émergence d’un ordre social fondé sur la réciprocité et le mutualisme. Jésus, Bouddha, Gandhi et Martin Luther King nous ont inspirés. Aucun d’eux ne quêtait la gloire, la fortune ou le pouvoir. Aucun ne réclamait de droits d’auteurs à ceux qui propageaient leurs idées. Il n’est pas nécessaire de désirer le fruit d’une action pour l’obtenir : le plus beau fruit du travail est le travail lui-même. Personne d’ailleurs n’est réellement acteur de son travail : il nous emprunte nos mains, notre intelligence ou nos compétences, mais il ne vient pas de nous. Car nous ne sommes pas propriétaires de nos capacités physiques ou intellectuelles : elles nous ont été transmises et nous les transmettons à notre tour. Nous sommes les maillons d’une gigantesque chaîne humaine, un fleuve ininterrompu de savoirs.
Prendre soin de la terre et de la société ne suffit pas : nous devons également nourrir notre âme. Méditer, rester calme, jeûner sont autant de moyens. Mangez modérément ou moins que d’ordinaire, mangez deux fois par jour au lieu de trois, ne vous resservez pas, réduisez le nombre de vêtements, de chaussures, voyagez moins… vous soignerez votre âme tout en œuvrant pour les générations futures. L’austérité est bonne pour la postérité, car si nous consommons moins, nous léguerons davantage à nos enfants. Il faut savoir faire la différence entre le nécessaire et le superflu, entre ce qui est suffisant et ce qui est excessif. Et cette connaissance nous libère du joug de la consommation obsessionnelle.
Apprenons l’humilité : elle nous aidera à survivre et à être heureux. Unissons-nous pour déclarer notre complète dépendance à la Terre et à la communauté des hommes. Apprenons à dire : « Tu es, donc je suis. »
7/7) Quelques citations du livre
- Il n’y a pas de rupture entre l’observateur et l’observé, entre le sujet et l’objet ; ils forment un tout homogène et continu (Krishnamurti)
- Vous remarquerez le nuage qui flotte sur cette feuille de papier. Sans nuage, il n’y aurait pas de pluie ; sans pluie, les arbres ne pousseraient pas ; sans arbres, nous ne pourrions pas fabriquer de papier. Le nuage est nécessaire au papier ; s’il n’existait pas, la feuille de papier n’existerait pas non plus. (Thich Nhat Hanh)
- Bouddha, qui était fils de roi, a troqué son palais et ses éléphants contre un bol à aumônes et un bâton de pèlerin. Lorsqu’on lui demandait : « Auprès de qui devrons-nous apprendre la compassion et le pardon ? », il montrait la terre du doigt en disant : « la Terre est pleine de compassion, toujours prête à donner et à pardonner. »
- Ma conception de la fraternité ne se limite pas à la fraternité humaine : je ne souhaite pas seulement relier les membres de l’espèce humaine entre eux, mais créer un lien entre toutes les formes de vie, même les plus modestes. (Gandhi)