Jean-Claude GÉNOT est ingénieur écologue chargé, depuis 1982, de la protection de la nature au Syndicat de coopération pour le Parc naturel régional des Vosges du Nord. Il participe au programme Homme et Biosphère (MAB) de l'Unesco. En 2003, à une époque où les lecteurs du philosophe norvégien Arne Naess, encore non traduit en français, se comptaient sur les doigts d'une main, Jean-Claude Génot offrait ce qui était alors l'une des très rares présentations équitables de l'écologie profonde.
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A l'heure actuelle, quand l'écologie profonde ou deep ecology est évoquée par certains philosophes, c'est comme un mouvement de pensée radical, fondamentaliste et pour tout dire dangereux. Pour Dominique Bourg «il n'est pas certain qu'elle débouche sur autre chose qu'une impasse dangereuse»1. Pour Luc Ferry 2, l'écologie profonde est très équivoque, «à force de mêler les thèmes traditionnels de l'extrême droite et de l'extrême gauche». Ces deux auteurs reprochent à l'écologie profonde son antihumanisme, sa misanthropie et son biocentrisme qui débouchent sur un Droit de la Nature qu'ils jugent inacceptable et inapplicable. Mais qu'en est-il vraiment ?
Pour savoir exactement ce que sont les principes de l'écologie profonde, il faut faire appel à un de ses grands penseurs, le norvégien Arne Naess3. Né en 1912, ce philosophe spécialiste de la philosophie des sciences et de l'étude des philosophies de Spinoza et Gandhi a développé une approche philosophique de l'écologie. Il est devenu célèbre dans le mouvement écologiste américain après avoir introduit la notion d'écologie profonde dans les années 80. Il considère que ce terme de "profond" s'applique à son approche car il s'agit d'une écologie philosophique qui aborde le fond des problèmes écologiques. Le cœur de la pensée de Naess est qu'il ne faut pas penser seulement à notre espèce mais à la vie sur Terre car la planète - on dirait aujourd'hui la biosphère, c'est à dire les lieux de la planète abritant l'ensemble des êtres vivants - est plus importante et fondamentale que notre propre espèce prise isolément. L'auteur illustre l'approche de l'écologie profonde avec un exemple. Une tempête avait renversé les arbres d'une forêt autour d'Oslo, encombrant les sentiers de promenade. L'approche anthropocentrée consistait à enlever tous les arbres pour nettoyer la forêt. L'approche de l'écologie profonde proposait de n'enlever que les arbres qui encombraient les sentiers et de laisser le reste pour favoriser les espèces animales et végétales qui profitent de la tempête. Cette philosophie de l'écologie qui implique l'homme et la nature, Naess l'appelle l'écosophie, c'est à dire le lien entre la sagesse (sophia) et notre maison (oikos), la planète Terre. L'écosophie est le point de vue philosophique inspiré par les conditions de vie dans la biosphère.
Les grands principes de l'écologie profonde figurent dans une plateforme composée des 8 propositions clés suivantes :
- l'épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie (Naess étend ce terme au "non vivant" au sens biologique, c'est à dire les rivières et les paysages) non humaine est indépendante de l'utilité qu'elles peuvent avoir pour l'homme ;
- la richesse (ce mot doit être compris comme l'abondance ou encore la taille des populations des espèces animales et végétales) et la diversité des formes de vie ont une valeur en soi et contribuent à l'épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre ;
- l'homme n'a pas le droit de réduire la richesse et la diversité sauf pour satisfaire ses besoins vitaux (le terme "besoin vital" est assez vague car il dépend du contexte sociétal. Naess a conscience de la formulation un peu forte de cette proposition mais il l'a fait sciemment face aux multiples droits que l'homme s'est arrogé et qu'il juge irrresponsables sur le plan écologique) ;
- les interventions humaines actuelles dans le monde non humain sont excessives et la situation se détériore rapidement (Naess estime que réduire les interventions humaines dans la nature ne signifie pas que l'homme ne modifiera plus les écosystèmes et les autres espèces vivantes ; mais pour autant il appelle à la préservation de zones de nature sauvage suffisamment vastes pour permettre les phénomènes évolutifs de spéciation) ;
- l'épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une substantielle diminution de la population humaine. L'épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle diminution (Naess a conscience que la limitation de la population prendra du temps mais que des stratégies intermédiaires doivent être développées, car plus on attend et plus les mesures à prendre plus tard seront drastiques) ;
- une amélioration significative des conditions de vie demande des changements politiques. Ces changements modifieront de façon fondamentale l'économie ainsi que les structures technologiques et idéologiques (Naess critique la croissance économique qui ne prend en compte que les valeurs marchandes et pas ce qui est du ressort du qualitatif, en particulier les valeurs écologiques. Il considère également que la diversité culturelle a besoin de technologies avancées et appropriées) ;
- le changement idéologique principal concerne l'appréciation de la qualité de vie (vivre dans des situations de valeur intrinsèque) plutôt que de vouloir un haut niveau de vie. Il devra y avoir une profonde prise de conscience sur la différence entre gros (big) et grand (great). (Naess sait que les économistes critiquent cette notion de qualité de vie parce qu'elle n'entre pas dans le champ de l'économie marchande) ;
- ceux qui souscrivent aux points précédents sont dans l'obligation de participer directement ou indirectement à la mise en oeuvre des changements nécessaires.
Si l'on revient aux critiques et aux craintes exprimées par Bourg sur l'antihumanisme de l'écologie profonde. Il est difficile de faire ce reproche à Naess tant ce dernier est loin du clivage des humanistes qui ont pour principe de définir l'homme et la culture en opposition à la nature. Dans cette perspective, si l'on est avec l'homme, on est contre la nature et si l'on est pour la défense de la nature, on est antihumaniste. Naess ne s'inscrit pas dans cette logique d'opposition nature/culture ou rationalité/émotion. L'écosophie de Naess ne tend pas à mettre en valeur la nature contre l'homme mais à penser la relation intime entre l'homme et la nature. Il s'agit d'une nouvelle voie, certes étroite et difficile, qui est une vision holistique et une symbiose avec les autres formes de vie non humaines sans pour autant abandonner toute individualité au profit de la communauté. Pour cela, Naess propose l'épanouissement de soi justement avec et à travers celui des autres formes de vie sur Terre. De même, Bourg estime que le principe fondateur unique de l'écologie profonde est l'imitation de la nature. Or Naess n'appelle pas expressément à imiter la nature. Il situe sa réflexion dans le cadre de la société sans projet politique spécifique et appelle à une autre éthique vis à vis de la nature et un profond changement de mentalité. Si des gens appellent à imiter la nature dans les sociétés humaines, ce sont généralement les conservateurs et les réactionnaires qui s'arrangent très bien de la loi du plus fort et de la compétition. Pour sa part, Naess se contente d'insister sur certains principes qu'il juge très positifs comme la diversité, la complexité et la symbiose, seule manière selon lui de se réaliser pleinement dans un monde aux ressources limitées. Au contraire, Naess ne cherche pas à utiliser l'écologie -en tant que science- comme modèle de vie sociale et comme principe de vie. Pour lui toutes les philosophies sont inspirées par les sciences et l'écosophie l'est par l'écologie. Mais il met en garde contre les dangers de ce qu'il appelle l'écologisme, pensée qui voit l'écologie comme la science ultime. Pour l'inspirateur de l'écologie profonde, la science écologique est utile pour résoudre certaines questions techniques et établir des normes mais pas pour fixer des principes d'action. Ces derniers relèvent d'une position philosophique et de débats sur les valeurs. Il souhaite surtout que l'homme adhère à l'éthique écologique de l'interdépendance.
Toutefois, l'écosophie de Naess partage certains principes d'action de la biologie de la conservation, nouvelle science émergente depuis la prise de conscience des problèmes liés à la diminution de la diversité biologique. Cette science de crise repose sur quatre grands principes jugés très favorables dans la nature : la diversité des organismes vivants, la complexité écologique, l'évolution et la diversité biologique qui a une valeur intrinsèque. Naess s'inspire de ces principes scientifiques mais il considère que les biologistes de la conservation pensent surtout aux écosystèmes, aux habitats naturels et aux communautés d'espèces animales et végétales. Si l'écologie profonde cherche à imiter la nature c'est dans ce qu'elle a de meilleur et de positif pour l'humanité (mutualisme, diversité, complexité, symbiose). On est loin des appels à l'ordre naturel des partis réactionnaires qui ne voient dans la nature que ce qu'ils souhaitent imposer aux hommes, le pouvoir des forts sur les faibles et des riches sur les pauvres. Bourg est gêné par la vision holiste qui, selon lui, est contraire à l'individualisme. Pourtant, Naess ne cesse de parler d'autonomie et de réalisation personnelle justement en ayant pleinement conscience de la partie non humaine de la biosphère. Enfin, Bourg critique la «naturalisation de l'éthique» et il pense que « C'est la spécificité du fait social, la supériorité de la culture sur la nature qui se trouvent déniées». Effectivement, on touche là au cœur du dogme humaniste, qui voit la culture comme forcément "supérieure" à la nature. L'écosophie s'inspire des peuples autochtones qui disent qu'ils appartiennent à la terre et non l'inverse4. Bourg et Ferry oseraient-ils prétendre que les peuples autochtones n'ont aucune culture? Naess veut tenter de concilier une pensée ancienne, de symbiose avec la nature, avec ce que notre civilisation peut offrir de meilleur. A ce titre il ne rejette pas la technologie (voir la sixième proposition de sa plateforme) si elle peut servir à épargner la nature sauvage et sauvegarder la diversité culturelle. Non décidément l'humanisme étriqué de Bourg et Ferry n'est pas crédible quand il cherche à écarter l'écosophie au nom d'une supposée "supériorité" de la culture des pays occidentaux. Car c'est au nom de cette culture et du culte du progrès que les pays démocratiques ont pillé les ressources naturelles des pays du sud, imposé des choix technologiques dangereux à leur population (nucléaire, organismes génétiquement modifiés) ou encore contribué à l'ethnocide des derniers peuples autochtones ne vivant pas selon leur valeur5. Il faudra bien un jour dresser le bilan du capitalisme et du tout économique, valeurs triomphantes de notre soi-disant civilisation humaniste, en terme social et écologique avec son lot de misère matérielle et spirituelle, de chômage, de coups d'Etat, de destructions de milieux naturels, de trafics en tout genre et de conditionnement à la consommation des populations.
Cette « tyrannie de la culture »6 était déjà remise en cause par Rousseau, accusé de faire le jeu de l'ignorance et de l'obscurantisme en critiquant l'idéologie du progrès véhiculée par le siècle des Lumières. Rousseau, véritable visionnaire, soupçonnait déjà la science de déguiser en dogme un jugement subjectif, ce que Pierre Lascoumes, sociologue du Centre National de la Recherche Scientifique, confirme en reconnaissant que les mouvements écologistes n'ont pas assuré la victoire de la subjectivité sur la raison «mais tout au contraire mis en évidence la part non négligeable d'irrationalité contenue dans les savoirs scientifiques »7. Pour Rousseau : « C'est l'idéologie du progrès qui rend le sauvage méprisable au point d'absoudre son exterminatio ». Son éloge de l'état sauvage face à «un système entièrement culturel et entièrement oppressif» préfigurait ce que l'écologie nous a appris plus tard sur les dangers d'une domination totalitaire de l'homme sur la nature et le non respect de ses lois. Quant à l'accusation de misanthropie faite à l'écologie profonde comme déjà à Rousseau, elle n'a pas de raison d'être selon Catherine Larrère car l'attitude des romantiques et des écologistes qui s'en inspirent «cherche à promouvoir à la fois l'homme et la nature»8. Les humanistes voient un danger pour l'homme d'établir une nouvelle relation avec la nature et le sauvage alors que c'est justement l'absence d'interdépendance qui est dangereuse pour l'humanité tant la révolution industrielle, le "progrès" et la technique ont conduit l'homme à une rupture avec la biosphère. Toujours d'après Catherine Larrère : «Il est vain de chercher à attester l'humain, sans attester aussi la nature, dont l'homme fait partie et dont il n'est pas toujours le centre»9. Enfin lorsqu'on voit de quoi l'humanité découlant du siècle des Lumières a été capable au XXe siècle, on peut se demander comme Daniel Accursi10 si on assiste pas au paradoxe ubuesque suivant : «plus l'homme s'éloigne de l'animal, plus il s'humanise, plus il devient une Bête».
La deuxième grande critique faite à l'écologie profonde par Ferry est sa proximité idéologique avec l'extrême droite. D'abord, comme le souligne Sainteny, cette critique des thèmes de pensée de l'écologie qui vont de l'extrême droite à l'extrême gauche est un moyen de relever l'hétérogénéité de la doctrine écologiste sans pour autant qu'il y ait adhésion à l'un ou l'autre des thèmes incriminés11. En ce qui concerne Naess, ancien résistant au nazisme et grand admirateur de la pensée non violente de Gandhi, ce rapprochement entre défense de la nature sauvage et fascisme n'est pas très crédible. Pour d'autres auteurs comme Schama12, assimiler la défense de la nature sauvage des américains par exemple (le wilderness) avec le fascisme allemand, est un «syllogisme obscène» tant les amoureux de la nature américaine étaient fascinés par les leçons de liberté prodiguées par cette nature sauvage. Enfin Catherine Larrère voit dans la critique de Ferry un «effet de censure». En gelant toute réflexion sur la nature sous prétexte d'irrationalité et de dérive fasciste, Ferry pratique un terrorisme intellectuel de "l'humanisme et la modernité ou rien" alors que «la révolution industrielle et le respect de la nature sont, l'un comme l'autre, des produits de la modernié, tous deux apparus au XIXe siècle»13. Or il suffit de lire les critiques des écologistes14 de tout ce qui menace la liberté et l'indépendance de l'individu pour constater une pensée, certes protestataire, mais plus libertaire que totalitaire.
Mais Bourg comme Ferry estiment que le père fondateur de l'écologie profonde est Aldo Leopold (1887-1948). Ce naturaliste entré au service forestier américain en 1909, enseigne la gestion de la faune au département d'économie agraire à l'université de Wisconsin en 1933. Il est devenu une des figures symboles de l'écologie profonde après avoir développé une éthique environnementale, holistique et biocentrique, dans son ouvrage "Almanach d'un comté des sables"15. L'idée centrale leopoldienne est simple : « Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une commodité qui nous appartient. Si nous la considérons au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l'utiliser avec amour et respect.(...). La terre en tant que communauté, voilà l'idée de base de l'écologie, mais l'idée qu'il faut aussi l'aimer et la respecter, c'est une extension de l'éthique ». L'éthique est donc le maître mot de Leopold et de sa vie. Mais qu'entend-il par là ? « Biologiquement, une éthique est une limitation de la liberté d'action dans la lutte pour l'existence. Philosophiquement, une éthique est une différenciation entre les conduites sociales et antisociales »16. Même Darwin donne un fondement évolutioniste à l'éthique biocentrique que J. Baird Callicot résume ainsi : « pas d'éthique, pas de communauté ; pas de communauté, pas de survie »17. Pour Leopold, l'écologie élargit le cercle de la communauté pour y inclure les autres formes de vie non humaine ainsi que le sol, l'eau, bref la terre. On a souvent moqué une de ses phrases célèbres : «penser comme une montagne». Elle illustre de façon poétique le concept de communauté biotique.
Il existe même des philosophes de l'environnement qui nient l'appartenance de l'espèce humaine à une communauté biotique autant qu'à la société des hommes, notamment un certain B.K. Stevenson pour qui « les communautés biotiques produites par l'ingéniosité et l'activité humaine, sont à tout le moins structurellement, significativement détachées des autres ». J. Baird Callicot répond de façon cinglante : « Ca alors! Les philosophes de l'environnement auraient besoin d'acquérir au moins des rudiments de littérature écologique avant de critiquer une éthique fondée sur l'écologie, comme celle d'A. Leopold »18. L'éthique leopoldienne repose sur des fondements scientifiques : biologie évolutioniste, écologie et astronomie copernicienne19. La biologie de l'évolution donne un sens à la parenté avec les autres formes de vie non humaines. L'écologie explique le concept de communauté et les relations d'interdépendances et l'astronomie fournit la vision de notre planète petite, fragile et limitée dans un univers inhospitalier. Comme le dit J. Baird Callicot : «les autres habitants et nous formons, d'un point de vue cosmique, une famille restreinte. Et de ce même point de vue, nous dépendons effectivement pour notre existence-avec la moindre respiration, le moindre morceau de nourriture-de nos compagnons voyageurs dans l'odyssée de l'évolution»20. On comprend mieux pourquoi les philosophes moraux en veulent à Leopold et sa vision holiste. Ils mettent en avant l'égoïsme quand Leopold préfère l'altruisme ; c'est donc l'opposition de «l'égologie»21 contre l'écologie. Pourtant l'éthique leopoldienne est autant holiste qu'individualiste. L'éthique holiste n'est pas fasciste, elle n'annule pas la moralité humaine mais elle peut, «comme c'est le cas avec tout nouveau progrès moral, demander des choix qui affectent, en retour, les besoins des cercles socio-éthiques les plus intimes»22. Les droits biotiques sont purement moraux et Leopold n'a jamais envisagé de donner un droit juridique aux montagnes, aux arbres et aux cerfs. Il considérait son éthique comme «une sorte d'instinct communautaire en gestation».
Les penseurs de l'écologie profonde tels que Naess et Leopold n'ont rien de réactionnaires misanthropes, prêts à instaurer un régime autoritaire pour sauver la planète. Arne Naess rejette l'environnementalisme ou écologie superficielle, qui cherche à atténuer la crise écologique sans remettre en cause les paradigmes de notre société, ainsi que l'autoritarisme qu'il juge inefficace. Pour lui : «Sans conscience écologique, on aurait besoin de tant de lois et de règlements que cela serait invivable, surtout si l'on voulait les appliquer effectivement. Sans changement de mentalité et de style de vie, la crise écologique ne peut être résolue»23. Pour Naess et Leopold, il est évident que sans un changement profond de comportements compris, acceptés et respectés, visant à limiter notre influence sur la biosphère, pour la nature et pour nous-même, la crise écologique risque de devenir tellement grave que les régimes politiques, quels qu'ils soient, seront obligés de prendre des mesures draconiennes, ce qui pourrait provoquer des troubles sociaux importants. Ceux qui reprochent à l'écologie profonde de favoriser l'avènement d'un régime écofasciste, ne voient pas que leur immobilisme actuel face à la crise écologique majeure24, risque plus sûrement de voir l'émergence de régimes autoritaires, soit à cause du repli sur soi et de la xénophobie face à la croissance des mouvements de population provoquée par les changements climatiques, soit à cause des mesures impopulaires pour résoudre les urgences. L'écologie profonde est empreinte de non violence, d'altruisme et de volonté de bien être et d'autonomie pour chaque individu. Elle cherche un nécessaire équilibre entre nature et culture, émotion et raison et ne se place nullement dans l'irrationnel ou le mystique puisqu'elle s'inspire de fondements scientifiques établis.
Mais toute pensée complexe, mal interprétée, déformée ou simplifiée à l'extrême, peut donner naissance à des applications monstrueuses. Robespierre se réclamait de Rousseau et les nazis de Nietzsche. Si le positionnement philosophique de l'écologie profonde est clair : accorder une valeur intrinsèque à la nature et construire une société biocentrique, les groupes qui s'identifient à ce mouvement de pensée sont très divers. Selon Chase25 aux USA, ils vont des défenseurs des animaux, aux écologistes radicaux en passant par les Indiens et autres écoféministes. En ce qui concerne les Indiens d'Amérique, le constat de J.E. Brown26 : «les animaux ne sont pas inférieurs aux humains ; au contraire, parce qu'ils apparurent les premiers dans l'ordre de la création, et qu'on leur témoigne un respect dû à leur ancienneté, les animaux sont considérés comme les guides et les enseignants des hommes-en un sens leurs supérieurs» nous rappelle qu'ils furent les premiers écologistes profonds de leur nation. Mais il existe d'autres clivages au sein même de l'écologie profonde. Ainsi aux USA, on distingue l'écologie sociale qui part des luttes sociales pour arriver à la sauvegarde de la planète. Ce projet révolutionnaire met l'accent sur la communauté, la décentralisation, l'individualisme et la démocratie directe par opposition à la concentration du pouvoir de l'Etat et des grandes sociétés et à l'impérialisme économique. Il part du principe que le capitalisme, fondé sur la compétition et l'accumulation, est profondément anti-écologique. Les écologistes sociaux considèrent que le comportement hostile à la nature est lié historiquement à des relations sociales hiérarchiques alors que dans les sociétés non hiérarchisées, la nature est une source de vie car elle intègre l'humanité. Leur objectif est donc de repenser les relations sociales pour résoudre la crise écologique. Murray Bookchin, un des leaders de l'écologie sociale s'inspirant du géographe anarchiste Kropotkine, estime que notre société capitaliste industrielle et tyrannique doit être remplacée par «une société écologique basée sur des rapports non hiérarchiques, sur des communautés démocratiques décentralisées, et sur des éco-technologies comme l'énergie solaire, l'agriculture organique et les industries à échelle humaine»27. Les écologistes profonds, eux, sont centrés avant tout sur la protection de la nature sauvage, comme une valeur intrinsèque qui nécessite une prise en compte morale et une organisation de notre société vers cet objectif. Comme le dit Gary Snyder, poète et essayiste de l'écologie profonde : «une culture qui se détourne-de la nature sauvage extérieure-et de cette nature sauvage, celle de l'intérieur, est condamnée à un comportement extrêmement destructeur pouvant même se révéler autodestructeur»28. Les écologistes profonds se démarquent nettement de certains écologistes qui envisagent une nature entièrement humanisée. Pour eux, cette vision "de jardin" est contraire à leur idéal de nature sauvage, qui est une fin en soi parce qu'elle est la seule preuve de notre capacité à admettre les autres formes de vie. Une chose est sure, si tous les écologistes radicaux font appel à la science de l'écologie, c'est sans doute comme le remarque l'historien Donald Worster29 parce que : « Plus que tout, elle a constamment attiré des gens par ailleurs rebelles aux explications scientifiques : on pourrait dire qu'elle est une science contestataire ou anti-scientifique ».
Mais il existe au sein des écologistes profonds, des extrémistes qui donnent hélas raison à Bourg et Ferry. Ces militants partent du principe que l'espèce humaine est responsable de la crise écologique et de la disparition de la nature sauvage. Dès lors, leur discours dérape vers un comportement antisocial, une révolte contre leur propre espèce et une indifférence brutale vis-à-vis de la vie humaine. Ainsi Dave Foreman, ancien militaire et fondateur de l'association militante Earth First! dans les années 1980, a écrit : «il est temps pour cette société guerrière de disparaître de la terre dans un raz-de-marée destructeur qui formera des anticorps contre la vérole humaine qui est en train de ravager cette belle et précieuse planète». Dès lors, certains militants de l'écologie profonde oublient l'objectif de changement de la société pour ne plus voir que les manières de dépeupler la terre de façon radicale. Comme le souligne Chase30 : «Tout en ne préconisant pas clairement un génocide actif, des militants de l'écologie profonde ont parlé sérieusement de "laisser faire la nature" en ce qui concerne la dépopulation de la Terre et ont ouvertement conseillé aux gens de ne rien faire pour conjurer les désastres "naturels" tels que la famine et les épidémies». On comprend aisément que ce genre de discours disqualifie le mouvement de l'écologie profonde, dont l'objectif est de mener vers une société plus éthique dans son rapport à la nature et pas d'éradiquer l'espèce humaine. Toutefois, Naess parle d'une «substantielle diminution de la population humaine» dans ses propositions, condition nécessaire selon lui pour «l'épanouissement de la vie et des cultures humaines». Il est clair que pour les écologistes profonds, il ne peut y avoir de rapport équilibré entre la société humaine et la nature sauvage que si celle-ci a encore de l'espace et donc si la population cesse sa croissance, voire même décroît. Et puis comment imaginer la liberté tant pour la nature que pour l'homme dans une planète entièrement humanisée avec des mégapoles surchargées ? Pour reprendre la phrase d'un amérindien, soucieux de conserver son territoire de vie : « Il n'y a pas d'humanité sans liberté »31. Enfin pour ceux qui douterait du caractère funeste de la "bombe P", Ramade32 souligne : « On peut même prévoir qu'à plus long terme, cette pression humaine déjà très considérable et sans cesse accrue sur les ressources naturelles indispensables à notre espèce induise une détérioration irréversible des processus écologiques assurant leur renouvellement et rende de plus en plus improbable la pérennité de la civilisation contemporaine ». Malheureusement, la réduction de la natalité se heurte à l'obstacle des grandes religions et reste encore trop souvent un sujet tabou. Toutefois, comme le pense Serge Mongeau33, c'est peut-être plus le style de vie que le nombre d'êtres humains qui pose le problème de la survie de la nature. Sans aller jusqu'à la position de Dave Foreman qui souhaite revenir au Pleistocène, beaucoup d'écologistes profonds constatent que la nature sauvage n'est plus représentée que par des parcs limités en surface et soumis à de plus en plus de pressions humaines de toute sorte et souhaitent la création de vastes zones sauvages où l'homme ne fait que passer. C'est sans doute le discours de l'écologie profonde qui est à l'origine d'actions de plus en plus radicales, voire illégales, menées par des groupes militants de protection de la nature. Ces militants, baptisés les écoguerriers, s'en prennent aux sociétés ou aux structures responsables d'activités qu'ils jugent destructrices de la nature. Cela va de l'occupation pacifique d'arbres promis à l'abattage à l'ouverture de cages dans des élevages pour la fourrure, en passant par le sabotage d'engins de terrassement. Mais si l'écosabotage ou «écotage» existe, c'est bien parce que nos sociétés sont incapables d'organiser un vrai débat démocratique sur le mode de développement ou, pire encore, de ne pas vouloir entendre ceux qui s'expriment lors des enquêtes publiques.
Si l'on veut établir la filiation complète de l'écologie profonde, il faut évoquer Henry David Thoreau (1817-1862), naturaliste et philosophe de la nature. En quoi l'écologie romantique de Thoreau, que Donald Worster qualifie de «science subversive»34, a inspiré la deep ecology ? Ce fils de marchand de crayon issu d'une famille pauvre fut maître d'école. Mais il fut révoqué pour avoir refusé d'appliquer les châtiments corporels. Thoreau était un original au pays des puritains travailleurs. Il scandalisait les bourgeois de l'époque quand il était en train «de faire la course avec un renard en grognant comme lui sur un flanc de colline enneigé» comme un enfant sauvage ou «de se balancer au vent, assis au sommet d'un pin» comme un baron perché ou encore de «patauger dans un ruisseau, le pantalon sous le bras, par les beaux après-midis d'été»35 comme un libertin adorant la nature. Naturaliste, il aimait marcher et pour lui la randonnée était bien plus qu'un moyen de découverte scientifique : «Je vis en plein air, (...) pour satisfaire le minéral, le végétal et l'animal en moi»36. Mais marcher était bien plus qu'un simple exercice physique et comme le poète romantique Wordworth «son cabinet est dehors»37. A vingt huit ans, il tourne le dos à la civilisation et va vivre seul au bord de l'étang de Walden dans le Massachusetts, dans une cabane qu'il construit lui-même. Il y vivra 26 mois seul, loin des hommes. Il raconte son expérience dans un livre "Walden ou la vie dans les bois"38, véritable hymne à la nature qu'il considère comme «l'envers de ce qui est au-dedans de nous». Ce livre est considéré comme un grand classique de la littérature américaine. On comprend mieux pourquoi Thoreau a inspiré les mouvements d'écologie profonde quand on lit ses professions de foi pour le sauvage et la nature non domestiquée : «dans la nature sauvage réside la préservation du monde»39, «Nous ne pouvons jamais avoir assez de la Nature»40. Quand il est à Walden, il explique son envie d'une marmotte : «non pas qu'alors j'eusse faim, mais pour ce qu'elle représentait de l'état sauvage»41. Mais si ce coureur des bois qui se qualifiait d'«inspecteur des tempêtes» aime fréquenter les forêts "inhumaines" et recherche la "sauvagerie" c'est pour «recouvrer une faculté qu'il juge essentielle : son instinct»42. Cet instinct est fondamental pour Thoreau, il permet à l'homme de ressentir ce qui est juste ou non pour lui. Mais il est menacé par les multiples facteurs d'aliénation que sont la morale, les lois, les institutions. «L'homme pour qui la loi existe, l'homme attaché aux formes, le conservateur, est un homme dompté»43. Cet «homme du dehors» ne peut évidemment vivre dans des institutions trop étriquées à son goût.
Le naturaliste se double d'un véritable anarchiste, indépendant d'esprit, anti-esclavagiste, initiateur de la désobéissance civile qui le conduira en prison après qu'il ait refusé de payer ses impôts à un Etat qui admet l'esclavage et fait la guerre au Mexique44. Le révolté non violent a d'ailleurs fait de célèbres émules puisque Gandhi et Martin Luther King se sont inspirés des écrits de Thoreau. Il fut le pionnier des luttes écologiques puisqu'il demandait à ce que chaque commune conserve sur son territoire une forêt primitive de plusieurs centaines d'hectares : «une propriété commune, destinée à l'éducation et aux loisirs, où il serait interdit de couper ne serait-ce qu'une brindille pour se chauffer»45. Worster estime que Thoreau appartient à l'école arcadienne de la pensée écologique, pour qui l'homme doit s'adapter à l'ordre naturel et non essayer de le contraindre. Cette école de pensée arcadienne est elle-même inspirée des philosophies païennes de l'Antiquité, selon lesquelles «la nature est un être organisé unique, animé par un principe vital interne»46. Thoreau était viscéralement biocentrique et de tradition romantique. Il rejetait la morale humaniste et avec elle «la vanité de la race humaine» et considérait que «L'univers est bien trop grand pour être la simple demeure de l'homme»47. Thoreau était un visionnaire. En rejetant la morale, les institutions et la religion il avait deviné que ce carcan rigide tient l'homme «dans le sentiment élitiste de sa propre valeur transcendante»48 éloignés de la nature et de l'éthique communautaire chère à Leopold. Cet anti-conformiste, pacifiste et épris de sciences naturelles se méfiait de la science moderne car celle-ci n'admettait plus la vision romantique de la nature, plus sentimentale qu'intellectuelle49. Si Thoreau a laissé une telle empreinte en tant qu'écrivain et philosophe, malgré une oeuvre relativement modeste, c'est parce qu'il est un des rares penseurs à avoir vécu en accord avec sa philosophie.
L'écologie profonde semble un mouvement de pensée anglo-saxon et peu d'écologistes francophones sont familiers de Thoreau, Leopold et Naess, cela malgré la traduction d'ouvrages de Thoreau et Leopold. Mais c'est oublier le suisse Robert Hainard (1906-1999) qui fut un autre penseur de l'écologie profonde dans le contexte européen. Robert Hainard est un homme des bois épris de nature : « La nature, inconsciemment mais puissamment ressentie comme source d'émotion et de nourriture spirituelle, un émerveillement inépuisable »50. C'est un naturaliste de terrain qui a la passion des bêtes. Sa principale source d'émotions et d'observations est l'affût. C'est pourquoi il a passé plus de nuits dehors que dans son lit. Il a observé 106 fois de l'ours et 10 fois du loup, le très rare lynx pardelle, les loutres du Rhône depuis longtemps disparues, tant d'autres espèces et si souvent les renards, ses préférés. Il visite les lieux sauvages de l'Europe, notamment à l'est. Toutes ses observations minutieuses ont fait l'objet de deux volumes sur les mammifères d'Europe51. Ces livres font encore largement référence même si les sciences naturelles ont été rattrapées par la société technicienne et comme le déplore Hainard : «un travail ne vaut que bourré de chiffres, de tableaux, de graphiques. J'avoue que j'y vois souvent un certain tape-à-l'oeil, le traitement rigoureux de données qui ne le sont pas». Mais Hainard a réconcilié la science et la poésie en alliant rigueur scientifique et sensations. Cet autodidacte qui a quitté l'école à 12 ans a reçu le titre de docteur ès sciences honoris causa de l'université de Genève en 1969. Lors de ces milliers d'affûts, Hainard "chasse au crayon" et saisit la mémoire de l'instantané pour ses futures gravures.
Robert Hainard fut un artiste complet dont la source d'inspiration fut la nature : «En art, quand je suis tout près de la nature, c'est là que le je me sens le plus créateur». Hainard est le fils de deux peintres. Puis il se marie avec Germaine Roten, peintre paysagiste de talent ; ils vivront ensemble une vie heureuse et intense. Il met au point un procédé de gravure sur bois unique au monde et avec une vieille presse anglaise obtient un résultat qui s'approche des gravures japonaises. Travailleur infatigable aux méthodes artisanales, il a produit 35 000 dessins et croquis, des centaines de gravures et aquarelles, des dizaines de sculptures. On retient surtout l'oeuvre de ce grand maître européen de l'art animalier au travers de son bestiaire où se mêlent renards, blaireaux, loups, ours, tétras, gelinottes et castors. Toutefois, il serait trop restrictif de cataloguer Hainard dans les peintres animaliers sachant qu'il a réalisé de nombreux portraits et paysages. Il est finalement un artiste complet : dessinateur, graveur, sculpteur, aquarelliste et paysagiste. Il a surtout réussi à vivre et faire vivre sa famille de son art, sans concessions à une quelconque mode. Cette indépendance matérielle lui a permis d'être entièrement libre de ses idées.
Hainard s'inscrit dans la droite ligne de Thoreau en ce qui concerne sa passion pour la nature sauvage. Il estime qu'elle est «notre complément existentiel parce que nous ne l'avons pas faite». Il défend la naturalité contre une tendance au jardinage et à la maîtrise totale des gestionnaires : «Beaucoup de gens, parmi les protecteurs comme parmi les chasseurs, ne peuvent admettre que la nature pourrait, dans une certaine mesure, se passer de nous. Cela froisse un orgueil très profond, la persuasion d'être le seul facteur d'organisation dans un monde de hasard et de nécessité»
C'est pourquoi il n'est pas étonnant de le voir jouer un rôle important dans l'émergence de nombreuses associations de protection de la nature dans le canton de Genève et en Suisse. Ainsi il est un des fondateurs de l'association genevoise pour les réserves naturelles. Très tôt, il a d'ailleurs souligné le risque de créer des réserves "alibis" où tout serait permis autour. Il est membre d'honneur de la Ligue suisse pour la protection de la nature, devenue Pro Natura en 1997, et également de la société romande d'ornithologie Nos Oiseaux. En France, il est membre d'honneur du Rassemblement des Opposants à la Chasse (ROC) et figure dans le comité de soutien de l'Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Il participe à de nombreux combats pour la défense du parc national suisse et du Rhône libre et au retour du castor. Mais à l'heure où la nature protégée est gérée comme un jardin, il est bon de rappeler que la nature défendue par Hainard est spontanée et sauvage. C'est là que réside son authenticité. Une telle nature peut parfaitement cohabiter avec une civilisation raffinée. D'ailleurs pour lui, le degré de civilisation d'une société devrait se mesurer à la quantité de nature sauvage qu'elle peut épargner.
Ses ouvrages "Et la nature?"52 et "Nature et mécanisme"53 le rattachent incontestablement au mouvement d'écologie profonde quand il lie la protection de la nature à la remise en cause fondamentale des modes de pensée de notre société du tout économique, uniquement rationaliste, fondée sur un anthropocentrisme et un impérialisme menant à la domination de la nature sauvage. Pour Hainard : «Il faut bien voir que, si quelque chose n'est pas profondément modifié dans la marche de la civilisation, la disparition de la nature se poursuivra inexorablement». Il se réclame d'une mentalité "paléolithique", «attitude libérale du vivre et laisser-vivre», opposée à celle dite "néolithique", «attitude impérialiste et narcissique qui veut tout réduire à soi-même, en droit et en fait». Pour Hainard, la sauvegarde de la nature ne peut s'accommoder d'un humanisme étriqué, il est au contraire impératif de limiter l'expansion économique et l'emprise humaine par le contrôle des naissances. C'est cette remise en cause profonde des paradigmes dominants qui en font un des représentants européens de l'écologie profonde. Hainard n'est en rien attaché à un droit des animaux et des plantes et se réclame d'un humanisme défini par Claude Lévi-Strauss «un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l'homme, le respect des autres avant l'amour propre». Hainard propose une civilisation hautement technique mais maîtrisée, une humanité peu nombreuse, dans une vaste nature libre et sauvage. Il est un adepte de la croissance zéro. Cette prospérité sans expansion est la résultante d'un de ses leitmotivs qui veut que l'on s'enrichisse de la liberté laissée à son complément, la nature. La pensée riche et féconde de Robert Hainard résonne de nombreuses réflexions d'un Thoreau ou d'un Leopold, qu'il n'avait pas lu car il ne maîtrisait pas la langue de Shakespeare. Hainard était un homme entier mais pas moraliste ni austère. Au contraire, c'était un joyeux vivant, un «païen moderne» comme le souligne De Miller54. Il a vécu totalement sa passion et su rester indépendant d'esprit, loin des partis et des religions. De plus, il a construit sa notoriété loin des modes et du monde médiatique superficiel sans jamais chercher à plaire ou à provoquer. Comme Thoreau, il a vécu dans la simplicité et le plus souvent possible en contact avec la nature.
Ce qui distingue vraiment les écologistes profonds des écologistes superficiels est leur nécessité vitale de protéger la nature sauvage. L'anthropologue Marcus Colchester estime que : «L'idée de nature sauvage, intacte, non apprivoisée est essentiellement une conception urbaine, une vision de gens très éloignés de l'environnement naturel dont ils dépendent pour les ressources brutes»55. C'est en partie vrai dans le sens où les divers penseurs de l'écologie profonde sont passés dans un moule intellectuel forcément urbain. Toutefois, ils ont tous cherché à vivre éloignés des villes et de leur société, ermite comme Naess, ascète comme Thoreau, en forêt comme Leopold ou encore dans son modeste atelier à la campagne et aux fonds des bois, sa source d'inspiration comme Hainard. Tous ces penseurs ont développé une intense activité intellectuelle et spirituelle, sans forcément rejeter la science. Toutes les autres idées qui découlent de ce besoin essentiel de nature sauvage visent à permettre à l'homme de s'épanouir dans le respect de la nature, son complément. L'écologie profonde est bien une philosophie moderne, occidentale, qui s'inscrit au départ dans la dualité entre nature et société. Mais contrairement au constat effectué par Philippe Descola56 : "Dans la pensée moderne, en outre, la nature n'a de sens qu'en opposition avec les oeuvres humaines», elle refuse de considérer la nature comme opposée à l'homme ; la nature est certes différente de l'homme mais complémentaire. Comme le constate Serge Mongeau : « Nous nous sommes "dissociés" de la nature et c'est cette rupture qu'il faut réparer si nous voulons retrouver la voie de l'harmonie et de l'équilibre »57. Les craintes de dérive fascistes de l'écologie profonde exprimées par les philosophes humanistes ne peuvent cacher l'aveuglement de ces penseurs anti-naturalistes, qui continuent de prôner la domination suicidaire de l'homme sur la nature au travers de la loi du marché comme seule régulation des activités humaines. A ce propos, Ferry ferait mieux de chercher les motivations idéologiques du "nouvel ordre économique", véritable démarche totalitaire qui vise à mettre l'homme sous tutelle économique et à le rendre entièrement dépendant d'un système qui le dépasse, ce que Serge Mongeau appelle : « la société de consommation dans laquelle je vis-nous enferme, individuellement et collectivement, dans une cage qui nous laisse de moins en moins de choix véritables et de vraie liberté »58. L'écologie profonde mise sur l'autonomie et la responsabilisation des individus, l'altruisme et l'entraide, la limitation aux stricts besoins élementaires de l'homme, un rapport avec la nature et une éthique de la communauté biotique. C'est véritablement une idéologie libertaire que l'on pourrait qualifier d'"écoanarchiste".
Quand ils envisagent la fin de la nature sauvage sur terre, les écologistes profonds considèrent deux scénarios59 : la poubelle et le jardin. Le scénario de la "poubelle" ou scénario du pire imagine une planète ravagée par les déchets et les poisons de toute sorte avec une urbanisation gigantesque et une nature transformée en décharge ou terrain vague, bref un enfer pour l'homme et pour la nature. Le scénario du "jardin" est celui de Réne Dubos, microbiologiste français émigré aux USA, qui imagine une terre-jardin, où tout est aménagé, exploité, humanisé, propre et sain, avec peu de grandes villes mais des campagnes très peuplées, des technologies douces et les seuls animaux admis sont utiles et sans danger, bref une sorte de meilleur des mondes expurgé de toute naturalité. Tous les écologistes profonds et c'est sans doute leur idée la plus subversive, mettent en avant la préservation de grandes zones sauvages sans exploitation mais au profit des hommes pour leur loisir et leur spiritualité. Pour obtenir ce troisième scénario du "sauvage", il faut imaginer des villes vivables pour l'homme aux portes desquelles s'ouvriraient de vastes espaces naturels, une population réduite, des technologies douces et de nouveaux moyens de produire de l'énergie et de la nourriture, bref le monde de l'utopie biosociale. L'avenir sera probablement composé d'un mélange de ces trois scénarios ou de leur coexistence dans l'espace et dans le temps.
Notes
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