Ivan Illich (1926-2002) est à juste titre considéré comme l’un des penseurs les plus prophétiques de la décomposition des sociétés industrielles et de ses alternatives.
1/7) Préface d’Ivan Illich
Dans ce volume de textes, je plaide pour une renaissance des pratiques acétiques, pour maintenir vivants nos sens, dans les terres dévastées par le « show », au milieu des informations écrasantes, des soins médicaux terminaux, de la vitesse qui coupe le souffle. J’ai écrit ces essais au cours d’une décennie consacrée à la filia : cultiver le jardin de l’amitié au sein de cet Absurdistan et avancer dans l’art de ce jardinage par l’étude et la pratique de l’askêsis.
Par askêsis, j’entends la fuite délibérée de la consommation quand elle prend la place de l’action conviviale. C’est l’askêsis, non pas le souci que j’ai de ma santé, qui me fait prendre les escaliers malgré la porte de l’ascenseur ouverte, me fait envoyer un billet manuscrit plutôt qu’un e-mail, ou me conduit à essayer de trouver la réponse à une question sérieuse avant de consulter une base de données pour voir ce qu’en ont dit les autorités.
J’entends attirer l’attention sur le commencement de la fin d’une époque scopique caractérisée par le mariage du regard et de l’image. Leur liaison a commencé à se relâcher voici deux cents ans. De nouvelles techniques optiques furent employées pour détacher l’image de la réalité de l’espace dans lequel des doigts peuvent la manipuler, le nez la sentir et la langue la goûter, afin de la montrer dans un nouvel espace isométrique dans lequel aucun être sensible ne peut entrer. Nous menace l’émergence d’une époque qui prend le « show » pour l’image.
2/7) avoir ou être, la perte du sens
L’histoire des besoins (1988) : Où que vous voyagez, le paysage est reconnaissable ; partout à travers le monde encombré, ce ne sont que tours de refroidissement et parkings, agrobusiness et mégapoles. Mais maintenant que le développement touche à sa fin, - la Terre n’était pas la bonne planète pour ce genre de construction -, les projets de croissance s’effondrent rapidement en ruines et détritus au milieu desquels il nous faudra apprendre à vivre. Il y a vingt ans, les conséquences du culte de la croissance semblaient contre-productives, aujourd’hui, Time fait sa une sur des histoires d’apocalypse. Et nul ne sait comment vivre avec ces nouveaux effrayants cavaliers, qui sont bien plus que quatre : changement de climat, épuisement génétique, pollution, effondrement des diverses protections immunitaires, élévation du niveau de la mer et, chaque année, des réfugiés qui errent par millions. En traitant simplement de ces questions, on est prisonnier d’un dilemme impossible en encourageant soit la panique, soit le cynisme. Mais il y a plus difficile encore que de survivre avec ces changements écologiques : l’horreur de vivre avec les habitudes de besoin instaurées par quatre décennies de développement. Les besoins que la danse de la pluie du développement a attisés n’ont pas seulement justifié la spoliation et l’empoisonnement de la Terre, mais aussi agi à un niveau plus profond. Ils ont remodelé l’esprit et les sens de l’Homo sapiens en ceux d’un Homo miserabilis. Les « besoins fondamentaux » sont l’héritage le plus insidieux du développement.
Il y a eu dix mille générations qui ont adopté des milliers de styles de vie. Mais à chaque fois, être humain était synonyme de soumission communautaire à la règle de la nécessité à un endroit et à une époque donnés. Maintenant, la plupart de ceux qui sont aujourd’hui adultes sont habitués à l’énergie électrique, aux vêtements synthétiques, à la malbouffe et aux voyages. Le mouvement historique de l’Occident, sous la bannière du progrès, a prescrit des besoins. Le développement est un refus obstiné d’accepter la nécessité. Il implique une déconstruction des nécessités et une reconstruction des désirs en besoins. Les besoins tentent de nier la nécessité d’accepter l’inévitable distance entre le désir et la réalité et ne renvoient pas davantage à l’espoir que les désirs se réalisent. Le phénomène humain ne se définit plus par ce que nous sommes, mais par la mesure de ce dont nous manquons et, donc, dont nous avons besoin. Ces besoins sont définis par des professionnels et ne répondent pas aux revendications personnelles de liberté et d’autonomie. Seul le professionnel est en position de « savoir » ce dont les gens ont besoin. Dans ce contexte, un triple pontage coronarien est perçu non pas comme un désir délirant et fantasque, mais comme un besoin qui doit se traduire en droit.
La notion de besoin a été liée au développement économique au cours des dernières décennies. L’idée de développement a fait son entrée dans le discours politique avec le discours inaugural de Harry Truman en 1949 : « Nous devons lancer un nouveau programme ambitieux pour mettre les bénéfices de nos avancées scientifiques et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées ». Dans la perspective de la Maison-Blanche des années 1960, la misère n’était plus une fatalité ; elle était devenue un concept opératoire. La pauvreté passait désormais pour un mal qui appelait des thérapies. L’idée se révéla si contagieuse qu’un pape personnellement dévoué à saint François d’Assise – l’époux de dame Pauvreté – instruisit ses fidèles du devoir de faire plus : « Chaque peuple doit produire plus et mieux, à la fois pour donner à tous ses ressortissants un niveau de vie humain et aussi pour contribuer au développement solidaire de l’humanité » (Paul VI, Popularum Progressio, 1967).
Ce processus général de développement obligé est habituellement exprimé dans le langage de la technique : création d’infrastructures, étapes de la croissance, ascenseurs sociaux. On discute même du développement rural dans ce langage urbain. Mais il apparut clairement que le secteur modernisé ne pouvait offrir assez d’emplois pour justifier la redistribution économiquement nécessaire des revenus sous forme de salaires. Aucune stratégie de développement concevable tournée vers l’emploi ne saurait créer assez de travail pour employer le tiers ou le quart le plus démuni de la population. Sous le poids massif des nouvelles structures, le soubassement culturel de la pauvreté ne saurait demeurer intact et se fissure. Les gens sont contraints de vivre sur une croûte fragile, sous laquelle se profile quelque chose d’inédit et d’inhumain. Dans la pauvreté traditionnelle, les gens pouvaient toujours compter sur un hamac culturel. Cela ne tient plus. Les marginaux modernes sont tombés sous la ligne de pauvreté et chaque année qui passe diminue leurs chances de jamais s’élever au-dessus de cette ligne.
3/7) la perte du sentiment d’apprendre
L’entreprise éducative actuelle (1988) : Les sociétés attachées à la scolarisation universelle et obligatoire insistent sur une entreprise frustrante et toujours plus insidieuse qui multiple les ratés et les infirmes. L’institution tenue pour sacrée légitime un monde où la grande majorité des individus sont stigmatisés comme recalés tandis qu’une minorité seulement sortent de ces institutions avec en poche un diplôme qui certifie leur appartenance à une super-race qui a le droit de gouverner. L’utilisation des techniques modernes pour séparer les gens en maîtres et esclaves était impossible autrefois, sauf sous la bannière de Staline ou de Hitler. L’obsession de notre société qui oblige les enfants des bas quartiers à fréquenter les écoles des bas quartiers est une cruauté absurde.
L’invention de l’éducation, nouvelle voie vers le salut, est proposée par Comenius à la fin du XVIe siècle. On postule qu’il faut enseigner à chacun tout ce qui est important pour lui au cours d’une vie. L’homme a été redéfini par ses nouveaux gardiens comme un être qui, après être né de sa mère, doit renaître par l’action de l’alma mater, l’école. L’apprentissage allait être vu comme le fruit d’un enseignement par des maîtres professionnels et comme un curriculum, littéralement une course. L’institution éducative suppose que chacun naisse en tant qu’individu dans une société contractuelle qui doit être analysée avant que d’y vivre. Selon cette construction, nul ne saurait faire partie de cette société à moins qu’un catéchisme ne lui ait dispensé certaines vérités.
Puis au cours du XXe siècle a été découverte une nouvelle raison de l’éducation universelle et obligatoire. L’école a été définie comme nécessaire pour le travail. La culture livresque et la formation de la main-d’œuvre vinrent s’ajouter pour justifier l’existence de ce qui était devenu une Eglise transnationale. Une petite anecdote éclairera mon propos. Il y a vingt ans, quand j’écrivais les essais réunis dans Une société sans école, j’ai appris avec stupéfaction que la direction sanitaire de la ville de New York excluait les boueux qui n’avaient pas leur baccalauréat ! Fort de cette information, j’ai soutenu que l’appareil du parti démocrate se servait des diplômes pour exclure les Portoricains des emplois bien payés. La scolarisation fait office de portier à l’entrée des boulots. Le marché du travail disparaît. L’apprentissage sur le tas eût été meilleur et eût exigé un moindre transfert de richesse publique au profit de celui qui gravit les échelons.
Les enseignants devront comprendre que les écoles socialisent la majorité dans l’acceptation de son infériorité tout en fournissant peu de compétences que leurs élèves leur seraient gré d’avoir acquises.
4/7) la perte du sens de l’écoute
Le haut-parleur sur le clocher (1990) : Au XXe siècle, le climat phonique a changé. Moteurs et parleurs artificiels saturent aujourd’hui le milieu acoustique. La production de bruit fabriqué s’est accrue, l’isolement sonore est devenu un privilège de riche. Ce nouveau climat acoustique n’est guère hospitalier envers la parole.
Depuis un quart de siècle, j’essaie d’éviter de me servir de micro, même quand je m’adresse à un vaste auditoire. Je refuse d’être transformé en haut-parleur. Je refuse de m’adresser à des gens qui ne sont pas à portée de voix. Je refuse parce que je tiens à l’équilibre entre présence auditive et présence visuelle et que je récuse l’intimité factice qui naît du chuchotement amplifié de l’intervenant distant. Mais il y a des raisons plus profondes à mon renoncement au micro. Je crois que parler crée un lieu. Un lieu est chose précieuse, qu’a largement oblitérée l’espace homogène engendré par la locomotion rapide, les écrans aussi bien que les haut-parleurs. Ces techniques puissantes déplacent la voix et dissolvent la parole en message. Seule la viva vox a le pouvoir d’engendrer la coquille au sein de laquelle un orateur et l’auditoire sont dans la localité de leur rencontre.
Le son de la cloche est d’une portée sans commune mesure avec la voix humaine. Dans le haut Moyen Age, il change de sens : de simple signal, il devient appel, il établit l’horizon d’une localité sonore (la paroisse) que l’on perçoit par l’oreille plutôt que par l’œil. Les nouvelles cloches en bronze apparurent en Europe à une époque où le sentiment du lieu connut une curieuse expansion. De nouvelles techniques de harnachement permirent de remplacer les bœufs par des chevaux. L’animal de trait plus rapide tripla la superficie de champs qu’un paysan pouvait travailler. Les hameaux se fondirent en villages. Dans le même temps, l’urbanisation favorisa la tenue de marchés réguliers capables de faire vivre un curé à demeure. La cloche proclama la porté nouvelle de ce nouveau type de lieu jusqu’au XIXe siècle.
La tour d’église étaye donc un haut-parleur. Elle est le support architectural d’un instrument métallique qui a pour mission de « pousser à écouter ». Elle fait partie d’une entreprise propre à l’Occident, et qui a conduit Jacques Ellul* à parler d’humiliation de la parole. L’Eglise nous a préparé à accepter une société technologique qui emploie des techniques pour mettre en déroute la conditio humana. A travers un mégason, on peut tailler un mégalieu. Mon propos initial était de plaider combien il importe aujourd’hui de renoncer au haut-parleur qui fait entendre le simulacre de ma voix dans un espace sans lieu.
*Jacques ELLUL, La parole humiliée, (Seuil, 1981) : Durant trois cent pages, Ellul instruit le dossier d'un monde envahi par l'image et qui ne sait laquelle vénérer plus que l'autre ! De la télévision à la bande dessinée en passant par les livres de classe, partout, c'est le même phénomène qui nous conforte. Et nous assistons, impuissants sinon complices, à la surévaluation systématique de l'image au dépens de la parole. Parole qui, discréditée, "humiliée", en est réduite au mieux à servir de support, voire seulement de fond sonore. L'image est toujours univoque alors que la parole est équivoque dans la mesure où elle ne peut laisser entendre ce qu'elle dit sans laisser entendre ce qu'elle ne dit pas, dans la mesure où elle ne ramène pas l'homme à l'unidimensionalité. S'il peut y avoir des images sans parole, sans la parole, il ne peut y avoir de liberté. Et sans la liberté de la parole, il n'y a pas de parole qui libère. Et l'on ne se comprend plus. Nous manque alors, à la fois individuellement et collectivement, ce ciment qui nous permet de faire corps avec nous-mêmes et nous intègre à la communauté des hommes. En troquant la parole contre l'image, l'ouïe contre la vue, nous avons troqué la Vérité contre la réalité. Une réalité mesurable et quantifiable, mais sans qualité, illusoire, toujours à revoir, maniable et même manipulable. En tronquant l'authentique contre l'évident, nous avons troqué la parole qui nous affranchit contre l'image qui nous asservit. Alors qu'on ne parle à quelqu'un que si on lui donne la parole, l'image vous le coupe : "ça" ne se discute pas ! Sur la route, on peut, par exemple, discuter avec un gendarme, mais il n'en est plus question sitôt qu'il dispose d'un radar...
5/7) la perte du sentiment d’être au monde
La perte du monde et de la chair (1992) : Nous qui étions là avant les régimes de Staline, d’Hitler et de Franco, nous appartenons à la génération de ceux qui étaient encore « venus au monde » - à un monde doté de sol – et qui sont menacés aujourd’hui de mourir privés de sol. Notre génération, contrairement à toutes celles qui l’ont devancée, a fait l’expérience de la rupture avec le sol. L’exil du corps hors de la trame de l’histoire, je l’ai vécu à l’âge de douze ans, peu avant que de Berlin ne vienne l’ordre de gazer les fous dans tout le Reich. Le génocide et le génome, la mort des forêts et l’hydroponie, la greffe cardiaque et le médicide (qui suppose le jugement d’un comité d’éthique sur l’arrêt des systèmes de soutien de la vie) remboursé par la sécurité sociale sont tout aussi impalpables et désincarnés les uns que les autres. Il m’aura fallu attendre l’avènement du disque dur virtuel de mon ordinateur pour trouver l’emblème d’un effacement irrévocable comparable à l’évanouissement du monde et de la chair. Car la matérialité charnelle du monde disparaît comme une ligne qu’on efface en appuyant sur la touche « supprimer » de l’ordinateur.
Ce qui sous le troisième Reich était encore de la propagande susceptible d’être égratignée par la rumeur publique se commercialise maintenant sous forme de logiciel, de thérapies anticancéreuses ou de thérapie de groupe pour ceux qui restent. Et nous les vieux, nous avons été les pionniers de ce non-sens. Nous sommes la génération à cause de laquelle le développement, la communication et les services sont devenus besoins universels. Les masses de déchets que les nouvelles générations rejettent dans la stratosphère ou les nappes phréatiques font pâle figure à côté de la perte des sens, qui est perte du monde. Nous occupions des postes-clés lorsque la télévision a commencé à escamoter la vie quotidienne. Moi-même, j’ai milité pour que les programmes éducatifs de la radio universitaire puissent être diffusés dans chaque village de Porto Rico, qu’il pleuve ou qu’il vente. A l’époque, je ne songeais pas au rétrécissement des sens qu’allait provoquer la communication administrée. J’étais loin de deviner que les prévisions météorologiques du journal télévisé du soir déteindraient sur le premier regard jeté par la fenêtre au petit matin.
L’éducation à la survie dans un monde artificiel commence dès les premiers manuels scolaires et finit avec le mourant qui s’agrippe aux résultats des examens médicaux et ne juge de son état qu’à travers eux. Des entités abstraites ont recouvert la perception du monde et de soi d’un capitonnage de plastique. Dans ce monde, on se prépare à mourir sans aller nulle part.
6/7) la perte du sentiment de mourir
- Postface à Némésis médicale (1992) : Ce que j’enseigne, c’est l’histoire de l’amitié, l’histoire de la perception sensorielle et l’art de souffrir. J’étudie ce que dit la technique plutôt que ce qu’elle fait. Je voudrais distinguer entre ceux qui désirent des services plus nombreux, meilleurs, moins chers pour plus de gens, et d’autres qui veulent poursuivre des recherches sur les certitudes pathogènes qui résultent du financement des rituels de soins de santé.
Dans Némésis, j’ai pris la médecine de 1970 et l’ai étudiée avec une méthode démontrant l’efficacité paradoxalement contre-productive implicite dans des techniques disproportionnées. Je l’étudiais comme une entreprise prétendant abolir la nécessité de l’art de souffrir par une guerre technique contre une certaine détresse. La médecine m’apparaît comme le paradigme d’une mégatechnique visant à vider la condition humaine du sens de la tragédie. Un quart de siècle plus tard, je reste satisfait de la rhétorique de Némésis. Ce livre a ramené la médecine dans le champ de la philosophie. Le système moderne de soins médicaux a transformé une autoception culturellement façonnée par une image de soi iatrogène. L’enjeu en était le remplacement de l’homme-acteur par l’homme considéré comme patient nécessiteux.
L’American Medical Association dépense désormais plus que la plupart des autres secteurs d’activité en relations publiques. Dès que vous avez un statut professionnel au sein du système, vous perdez une bonne partie de votre liberté ; vous devenez un agent technique de la santé postmoderne. Quand l’oncologiste a prescrit une autre chimiothérapie à Jim, je lui ai demandé comment il se sentait. Il m’a dit de rappeler le lendemain, mais seulement après onze heures, quand il aurait reçu les résultats du labo. Le XXe siècle réduit les personnes nées pour la souffrance et le plaisir à des boucles d’information provisoirement autonomes. La poursuite organisée de la santé est devenue le principal obstacle à la souffrance vécue comme incarnation digne, patiente, belle et même joyeuse. Némésis médicale était un essai pour justifier l’art de vivre, l’art de jouir et de souffrir, y compris dans une culture façonnée par le progrès, le confort, l’élimination de la douleur, la normalisation et, en définitive, l’euthanasie.
- De la difficulté de mourir sa mort (1995)
En 1974, quand j’écrivais Némésis médicale, je pouvais parler de « médicalisation » de la mort. Les traditions occidentales régissant le fait de mourir sa propre mort avaient cédé à l’attente de soins terminaux garantis. Je forgeai alors le mot « amortalité » pour désigner le résultat de la liturgie médicale entourant le « stade terminal ». Ces rituels façonnent désormais les croyances et les perceptions des gens, leurs besoins et leurs demandes. Le dernier cri en matière de soins terminaux a motivé la montée en flèche de l’épargne de toute une vie pour financer la flambée de l’échec garanti. Par le terme contre-productif, je désignais en 1975 la logique paradoxale par laquelle toutes les grandes institutions de services éloignent la majorité de leurs clients des objectifs pour lesquels elles avaient été conçues. Par exemple, les écoles empêchent d’apprendre ; les transports s’évertuent à rendre les pieds superfétatoires ; les communications faussent la conversation.
Dans la tradition galénique, les médecins étaient formés à reconnaître la facies hippocratica, l’expression du visage indiquant que le patient était entré dans l’atrium de la mort. A ce seuil, le retrait était la meilleure aide qu’un médecin pût apporter à la bonne mort de son patient. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’apparaît le docteur en blouse blanche aux prises avec la mort, qui arrache le patient à l’étreinte de l’homme-squelette. Jusque là, la discrimination entre état curable et incurable faisait partie intégrante des études de médecine en Amérique. Le rapport Flexner* de 1910 a donné le feu vert à la montée en flèche des coûts des soins terminaux, au misérable prolongement de « patients » plongés dans un coma irréversible et à l’exigence qu’une « bonne mort » - littéralement eu-thanasia – soit reconnue comme une partie de la mission assignée au corps « soignant ». De même que l’habitude d’aller « en voiture » atrophie les pieds, la médicalisation de la mort a atrophié le sens intransitif de vivre ou de mourir. Il n’est plus aujourd’hui de considération éthique ou sociale qui tienne quand elle contrarie la recherche sur un « traitement » ou la « prévention » de la plus rare des maladies « incurables », peu importe que ce soit le généticien ou un autre qui réclame des crédits.
Certes, il s’est trouvé dans les années 1960 des autorités religieuses et morales pour évoquer le droit du patient à refuser les extraordinaires moyens recommandés par la médecine la plus moderne. Je me souviens du temps où une injection de pénicilline était encore une extravagance. Mais cette réserve ne fit qu’étayer l’obligation de principe d’obéir aux diktats du médecin. La gestion de l’agonie a fini par apparaître comme la tâche de l’équipe médicale, la mort étant décrite comme la défaite de ladite équipe. L’âge industriel réduit l’autonomie somatique, la confiance dans ce que je sens et perçois de mon état. Les gens souffrent maintenant d’une incapacité à mourir. Peu sont capable d’envisager leur propre mort dans l’espoir qu’elle apporte la dernière touche à une vie active, vécue de manière intransitive.
* Rapport Flexner : Etude sur les conditions de l’enseignement médical aux EU au début du 20me siècle et mettant en doute la conformité des facultés de médecine américaines par rapport aux normes des facultés européennes.
7/7) la réunification des sens
La sagesse de Leopold Kohr (1994) : Tout au long de sa vie, Kohr* a œuvré à poser les fondations d’une solution de rechange à l’économie. Le jour de Kohr viendra quand l’âge de la foi dans l’Homo oeconomicus cédera la place à la vision d’une vie comme digne, fondée non pas sur l’abondance, mais sur la retenue. Originaire du village d’Oberndorf, près de Salzburg, il partit de la propension des gens à s’en remettre aux usages propres à chaque vallée. Kohr demeure un prophète parce que même les théoriciens du small is beautiful n’ont pas encore découvert que la vérité du beau et du bon n’est pas une affaire de taille, mais de proportion.
Kohr, qui vivait et enseignait à Porto Rico, était bien connu des habitants des bidonvilles. Un coupeur de canne à sucre à bien dit ce que j’ai ressenti : « A la différence des professeurs, des militants et des prêtres, cet Autrichien nous fait réfléchir à ce qu’est notre quartier, non pas au moyen de mettre en œuvre les plans des experts. » Kohr encouragea une vision susceptible d’être réalisée parce que restant dans les limites, demeurant à portée. Il prôna le renoncement à un regard en quête de chimères au-delà de l’horizon partagé. Sous son inspiration, beaucoup sont allés jusqu’à chérir tout ce qui est petit. Encouragé par sa participation aux conférences des Verts, de nombreux amis se sont associés à la défense du régionalisme en Europe.
C’est du coté de la morphologie sociale que se situe la contribution de Kohr. Deux mots clés résument sa pensée : Verhältnismässigkeit et gewiss. Le premier veut dire « proportionnalité », ou plus précisément relation de nature appropriée. Le second se traduit par « certain », comme dans l’expression « d’une certaine façon ». Par exemple Kohr disait que la bicyclette est le moyen de locomotion idéalement approprié pour quelqu’un qui vit dans un certain endroit comme Oberndorf. Cette association d’approprié et de certain endroit permet à Kohr de voir la condition sociale de l’homme comme cette limite toujours créatrice de frontières au sein de laquelle chaque communauté peut engager la discussion sur ce qui devrait être permis et ce qui devrait être exclu. S’interroger sur ce qui est approprié dans un certain endroit conduit directement à réfléchir au beau et au bien. La vérité du jugement qui en résultera sera essentiellement morale et non économique.
L’économie postule la rareté. Elle traite donc de valeurs et de calculs. Elle ne saurait chercher le bien qui convient à une personne spécifique au sein d’une condition humaine donnée. Où règne la rareté, l’éthique est réduite à des chiffres et à l’utilité. De surcroît, qui manipule les formules mathématiques perd le sens de la nuance éthique et devient moralement sourd. Une société basée sur l’économie tente de transformer la condition humaine plutôt que de débattre de la nature du bien humain. Dans le système industriel, les gens consomment la nature et l’épuisent. De surcroît, ils laissent derrière eux non seulement leur merde et leurs cadavres, mais aussi des montagnes de déchets toxiques, ce qui est un trait commun à toutes les formes de la technique moderne. Ce que les promoteurs de la croissance ne voient pas, c’est que, de pair avec un plus gros gâteau, tout gain écologique s’accompagnera d’une nouvelle modernisation de la pauvreté et d’une légitimation de la dépendance des pauvres à l’égard dudit gâteau.
Les Grecs avaient le concept de tonos, que l’on peut comprendre comme juste mesure, caractère de ce qui est raisonnable ou proportion. Si le bien commun ne repose pas sur un tonos, une proportion entre les humains et la nature, l’idée de taxe énergétique par exemple tourne à l’utilitarisme adaptatif, à une administration technique ou à des bavardages diplomatiques. Aujourd’hui, l’unification des mesures a trouvé un reflet dans le mode de perception lui-même. Avant l’arrivée de la température, vers 1670, les gens comprenaient que les sources sont toujours plus chaudes en hiver et plus fraîches en été : on faisait l’expérience d’une proportion. Avec l’idée de calibrer sur une échelle l’expansion du mercure dans un fin tube de verre, les gens éprouvèrent le besoin de surveiller la température. Une température de 18 °C au-dessus de zéro finit par acquérir une importance dans notre standard du bien-être, de même que la hauteur de son de 440 hertz en musique. C’est ainsi que disparut le sensus communis, le sens commun ou sens de la communauté.
Comment jouer des mélodies grecques au piano ? Autant attendre de la beauté de l’économie !
*Notice sur Leopold Kohr : Né en 1909 près de Salzbourg en Autriche, Kohr meurt en Angleterre en 1994. Diplômé de sciences politiques à Vienne, il fuit les nazis et se retrouve à la London School of Economics, Pendant la guerre civile en Espagne, Kohr travaille comme correspondant free-lance pour le New York Times et se forge une réputation de combattant anarchiste anti-totalitaire, rejetant aussi bien le fascisme que le communisme. Il partage le bureau d’Hemingway et fait la connaissance d’un certain Eric Blair (mieux connu sous le nom de George Orwell).
En 1941, Kohr publie dans le magazine d’inspiration catholique new-yorkais The Commonweal, son article « Disunion Now » [La désunion maintenant : plaidoyer pour une société basée sur de petites unités autonomes], où l’on retrouve en embryon la substance de sa thèse. Dans le débat parmi les élites anglo-américaines qui commencent à planifier des structures de gouvernance pour Europe de l’après-guerre, essentiellement conçues comme des garde-fous contre le nationalisme allemand et français, Kohr amorce son analyse à partir de la spécificité de la Confédération helvétique. Il constate que bien qu’il existe plusieurs langues en Suisse (allemand, français, italien), l’existence d’une multitude de cantons (vingt-deux) permet d’empêcher toute domination d’un bloc linguistique sur un autre, « créant ainsi la condition préalable » à un équilibre. « La grandeur de l’idée suisse, dit-il, est donc la petitesse de ses cellules [les cantons] qui en sont le garant. » Si la défense du Kleinstaat, le petit Etat, amena Kohr à dire qu’« à chaque fois que quelque chose va mal, c’est que quelque chose est trop gros », son ami et disciple Fritz Schumacher reprendra à son compte son célèbre dicton « Small is Beautiful ».
La décomposition des Nations est écrit par Léopold Kohr vers 1945 et publié en 1957. Peu connu en France, ce théoricien politique autrichien y expose d’abord pourquoi, selon lui, il est nécessaire de dépecer les grandes nations, puis sa stratégie pour y parvenir.