La déplétion, la diminution de la quantité de pétrole disponible, interviendrait en 2015, selon l’ingénieur Jean-Luc Wingert et les travaux d’un groupe de techniciens indépendants, l’ASPO. Rareté dans le champ énergétique et environnemental, l’ouvrage de Jean-Luc Wingert est positif. Aucune solution miracle, mais plutôt un mixte énergétique et une nécessité absolue d’anticiper et de changer nos comportements.
1/4) préface de Jean Laherrère
Le taux de croissance du PIB mondial est très lié au taux de croissance de la consommation du pétrole. Les experts estiment que, pour les quarante dernières années, la contribution de l’énergie au PIB est supérieure à 50 %, alors que son coût est de l’ordre de 5 %. Ce ratio de l’ordre de 10 indique bien que l’énergie est considérée comme une commodité bon marché (comme l’eau) que l’on peut consommer sans modération. Ainsi la nourriture est transportée en moyenne sur plus de 2000 kilomètres. Il est ahurissant, quand il y a une augmentation du prix du pétrole en France, de voir les professionnels concernés se tourner vers l’Etat providence plutôt que vers leurs clients, qui sont les consommateurs des produits qui requièrent cette énergie. Il est consternant de voir le gouvernement accepter ce point de vue, qui n’incitera pas à des économies d’énergie.
La notion de pic suivi de déclin est rejetée par de nombreuses personnes : la techno-science est pour les économistes le Père Noël qui va résoudre les problèmes de l’avenir. Mais ils se gardent bien de consulter les techniciens qui sont libres de parler.
Avec d’autres géologues pétroliers à la retraite (Alain Perrodon, Colin Campbell et moi-même) nous avons étudié tous les systèmes pétroliers du monde. Nous avons fondé l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and Gas) avec une conférence internationale annuelle depuis 2002.
2/4) interview* de Jean-Luc Wingert le 1er juin 2006
Q : Pourquoi ne parvient-on pas à avoir une vision juste du déclin de l’exploitation pétrolifère ?
Jean-Luc Wingert. Les données dont nous disposons sont de deux natures : techniques, d’une part, et officielles, d’autre part. D’un point de vue technique, l’évaluation des réserves de pétrole n’est pas une science exacte et il existe une difficulté technologique à l’estimer. Même pour l’activité passée, les chiffres diffèrent selon les sources. Pour le prévisionnel, les écarts sont plus importants encore.
Par ailleurs, certaines analyses sont plus optimistes sur la capacité technologique à trouver du pétrole dans le futur. C’est là qu’il faut distinguer ressources et réserves pétrolières. Les ressources désignent l’ensemble du pétrole présent dans le sous-sol alors que les réserves ne sont que le pétrole que l’on peut extraire compte tenu des conditions économiques et techniques. Cette nuance donne lieu à une querelle d’experts. Si les données techniques sont relativement confidentielles, les données officielles sont publiques mais généralement surévaluées, ce qui masque implicitement la vision d’un déclin proche de la production de pétrole.
Q : Quel est l’intérêt d’ignorer la perspective de la fin du pétrole ?
Jean-Luc Wingert. Toute la logistique de la mondialisation repose sur le transport peu onéreux, donc sur le pétrole. Accepter la déplétion implique de remettre en question nos modèles de société et notamment celui d’un système économique. Pour simplifier, disons que ceux qui ont intérêt à cette mondialisation racontent son inéluctabilité, ses bienfaits pour l’humanité et tablent, pour la sécurité de tous, sur l’autorégulation des marchés. Et les maîtres mots, comme pour cette cécité sur la question du pétrole, sont vision à court terme et laisser-faire. Car se préparer à l’après-pétrole implique de nombreuses remises en question. L’après-pétrole implique en effet de mettre en œuvre des mesures d’efficacité énergétique basées sur une vision à long ou moyen terme. Or le système économique actuel s’est optimisé autour d’une utilisation croissante des moyens de transport et de raisonnements à court terme.
Q : La déplétion interviendrait selon vous en 2015 pour le pétrole, en 2030 pour le gaz et en 2050 pour le charbon. Vous considérez qu’un report massif sur le nucléaire présente des risques. Pourquoi ?
Jean-Luc Wingert. Le recours au nucléaire pour assurer nos besoins énergétiques ne peut pas s’imposer comme une évidence. Au-delà du débat de principe qui oppose le plus souvent pro- et antinucléaires, il faut regarder les véritables problèmes que pose l’atome. L’uranium est pour l’instant au centre de la production nucléaire. Or, à plus ou moins long terme, ce minerai s’épuisera aussi. Là encore il est très difficile d’obtenir de véritables informations tant les chiffres des ressources disponibles sont stratégiques. Mais on parle, au rythme de consommation actuelle, d’une cinquantaine d’années. Toutefois, ce chiffre pourrait être bien supérieur si l’on dépense des sommes supérieures pour l’extraire ou si l’on fait appel aux centrales dites de quatrième génération utilisant d’autres combustibles plus abondants, mais ces dernières ne fonctionnent pas encore et seront délicates à mettre au point. D’où de possibles tensions sur le marché de l’uranium dans quelques décennies.
Q : Mais dans le domaine du nucléaire, la recherche avance aussi… On évoque la fusion nucléaire comme source infinie d’énergie, puisque son combustible, le deutérium, est présent en grande quantité dans l’eau de mer…
Jean-Luc Wingert. Le projet international ITER repose sur la fusion thermonucléaire. Il s’agit de reproduire le processus à l’œuvre dans le soleil ! Pour l’instant, il s’agit de science-fiction. Si cela aboutit, ce qui n’est pas évident, aucune exploitation commerciale n’est envisageable avant la fin du siècle. Or les problèmes énergétiques mondiaux sont pour demain.
Ce qui est sûr, c’est que le projet ITER mobilise des investissements considérables et cela pose deux questions : serait-ce vraiment une bonne chose d’avoir accès à une énergie « infinie » et pourquoi n’investit-on pas cet argent dans le développement des énergies renouvelables ?
Q : Les biomasses sont-elles une solution d’avenir suffisamment efficace pour pallier la déplétion ?
Jean-Luc Wingert. La biomasse (essentiellement biocarburants et bois énergie) représente une partie de la solution, il existe actuellement un potentiel de développement important mais les quantités disponibles seront vite limitées par les surfaces agricoles, qui ne sont pas infinies. Nous serons encore confrontés aux limites des ressources naturelles terrestres, d’autant plus qu’il faut garder une surface importante pour la source d’énergie vitale qu’est la nourriture.
Q : Dans votre livre, vous semblez finalement considérer que la déplétion est une opportunité pour l’être humain… Mais n’annonce-t-elle pas aussi d’immenses crises ?
Jean-Luc Wingert. La déplétion peut effectivement être un événement positif, dès lors qu’il en sort des transformations intéressantes. Mais les révolutions énergétiques ne se font pas en un jour. Pour l’instant, rares sont ceux qui prennent conscience de l’importance de ce phénomène. Les jeunes générations intégreront ces nécessités plus vite et, pour ceux qui auront connu la profusion, il faudra s’adapter. Cela implique de toute façon des changements de comportement à très court terme autant que l’avènement d’un nouveau modèle social. Il faudra, concrètement, réduire l’utilisation de l’avion, moyen de transport énergivore par excellence. Les prix vont exploser car une multiplication du prix du baril par quatre revient à un doublement des frais d’un vol. On peut imaginer une évolution du concept même de compagnie aérienne, vu le coût d’un avion qui vole à moitié vide, comme c’est parfois le cas sur certaines lignes. Des compagnies pourraient affréter un appareil en commun pour le remplir.
Le bateau, en revanche, risque de se développer, puisqu’il a une excellente efficacité énergétique. Au delà même des marchandises, le transport maritime de passagers pourrait connaître un nouvel essor. Il faudra apprendre à aller moins vite, une direction qui n’est pas franchement dans la philosophie actuelle. Mais la réalité nous y aidera : le baril de brut à 100 dollars, puis à 200… tendance inévitable même si une crise économique mondiale peut le faire redescendre temporairement.
Q : Ainsi vous dites que l’enjeu de la prochaine révolution énergétique est certainement plus social que technique ?
Jean-Luc Wingert. Le pic de production de pétrole va nous forcer à évoluer progressivement mais en profondeur. Or, les tentations d’infléchir notre mode de développement, dont chacun convient qu’il n’est pas durable, sont déjà grandes d’un point de vue social puisque la fracture sociale, le chômage de masse, la crise du politique sont autant de problèmes qui n’ont pas été provoqués par la crise énergétique. A moins de considérer que l’énergie abondante et bon marché soit à l’origine de la dégénérescence de nos sociétés, ce qui est aller un peu vite en besogne.
* http://www.regards.fr/article/?id=2522
3/4) Quelques citations du livre
- L’aventure moderne de l’industrie pétrolière débute en 1859, année du premier forage d’un gisement aux Etats-Unis par Edwin Drake. Une harmonisation entre les barils pour transporter le pétrole eut lieu en 1866, certainement autour du baril de harengs, et le volume de 159 litres (42 gallons) fut retenu.
- Pour obtenir un litre d’essence, il aura fallu que 23 tonnes de matières organiques soient transformées sur une période d’au moins un million d’années.
- En 1892 Mendeleïev, l’inventeur de la classification périodique des éléments, écrivait d’ailleurs au tsar : « Le pétrole est trop précieux pour être brûlé. Il faut l’utiliser comme matière première de la synthèse chimique ». C’est un avis éclairé que la société thermo-industrielle n’a pas écouté.
- En 1956, K.Hubbert avait prévu pour 1970 la déplétion aux Etats-unis, ce moment où la production atteint son maximum avant de commencer à décroître. Cinq minutes avant sa prise de parole en public pour présenter son analyse, la direction générale de la Shell Oil qui l’employait lui a demandé de renoncer à son exposé : en vain heureusement.
- D’ici à 2015, la production mondiale de pétrole va aussi connaître la déplétion, d’autant plus que les réserves sont actuellement sur-évaluées. Cette situation provoquera une série de chocs pétroliers qui ne seront plus d’origine politique comme en 1973 et 1979, mais d’origine physique. Mais si les géologues démontrent que les difficultés de trouver de nouvelles réserves sont insurmontables, de leur côté économistes et financiers estiment que le problème sera résolu par des investissements et de la technologie.
- La dernière goutte de pétrole sera certainement utilisé par un engin militaire.
4/4) Le protocole de Rimini (annexé au livre) ou protocole d’Uppsala
Ce protocole a pour objectif de stabiliser les prix du pétrole et de minimiser les effets du pic pétrolier qui va inéluctablement se produire. Il est donc proposé :
a) Aucun pays ne produira de pétrole à un taux supérieur à son taux de déplétion du moment, taux défini à partir de la production annuelle et représentant un pourcentage de la production estimée restante.
b) Chaque pays importateur réduira ses importations pour se conformer au taux mondial de déplétion du moment, en déduisant toute production nationale.
(proposition faite par le géologue Colin Campbell en 2003)