Ce livre est d’autant plus intéressant à lire en 2011 que Jean-Paul Besset se trouve en position de coach pour la candidature de Nicolas Hulot à la présidentielle française de 2012.
1/5) la conversion écolo de Besset
Le socialisme est d’un autre âge, celui de la révolution industrielle. Pourtant Jean-Paul Besset s’est imaginé longtemps que cette légende continuait plus actuelle que jamais, que « nous les Héritiers des lumières du Progrès nous ferions le ménage pour débarrasser le monde du capital, des patrons et des petits livres rouges ». Il était trotskiste, de la Ligue communiste révolutionnaire. Pour lui, Mai 1968 ne constituait qu’une répétition générale. Il se jouait la comédie, il ne pouvait pas s’imaginer qu’un jour il n’y aurait plus assez de poissons dans les mers pour nourrir l’humanité, ou de pétrole pour tailler la route, ou de pluies pour alimenter les sources : la foi rend aveugle. Il était plus simple d’en rester au face-à-face entre deux camps, travailleurs contre profiteurs, plus simple de se battre sur les rapports de production plutôt que sur les finalités de la production. Il ne trouvait sincèrement rien à redire que l’humanité ait les yeux plus grand que le ventre et veuille surproduire puisque c’était dans l’intérêt du plus grand nombre. L’aura socialiste donnait une espèce de contenu éthique au désir de surenchère.
Jusqu’à ce que Jean-Paul se rende compte que cette avidité devenait insoutenable et qu’elle entretenait les inégalités au lieu de les réduire. Jean-Paul avait remarqué que chaque fois qu’il quittait la ville, l’agitation, les bagnoles et qu’il venait s’asseoir sous un arbre, il respirait mieux, ça allait mieux. Il regardait les nuages, il écoutait le vent, la pluie, les insectes, il aimait gratter la terre, il se disait : « Voilà mes vraies richesses ! » Il s’est rendu compte que les sociétés humaines sacrifiaient ces richesses sur l’autel de la boulimie. Bref, on s’enfonçait dans un gigantesque merdier. Plus l’humanité prélève de parts sur le vivant, plus elle devient malheureuse. Plus la Terre ploie, plus la société souffre.
Mais les copains de Jean-Paul, les membres de sa famille politique ne voyaient pas la même chose que lui. Ils avaient les mêmes mots à la bouche, croissance, avancées du progrès, développement, performance économique. Ils disaient encore que la machine était mal orientée, pas au service de tous, et patati et patata, et qu’avec eux aux affaires, on verrait ce qu’on verrait. On a vu : un mécanisme productiviste qui assujettit, une consommation qui aliène. Ils se disaient des progressistes, ils n’étaient que des réactionnaires, ligotés à un monde dépassé devenu largement fictif. Jean-Paul a fini par rompre le cordon.
2/5) Besset, ni droite ni gauche
- Tu n’es donc plus de gauche ?
- Non.
- Tu ne te sens pas un peu à droite ?
- Pas plus. De toute façon, aujourd’hui, c’est à peu près pareil.
- Quand même…
- Si, si, franchement. La carrosserie change un peu mais le moteur reste le même. Croissance, production, progrès…
Le capitalisme et le socialisme participaient de la même valeur productiviste, et si le second avait triomphé plutôt que le premier, nous serions probablement arrivés à un résultat indique. Les deux systèmes ne partagent-ils pas la même vision opérationnelle de la nature, corvéable à merci pour répondre à la demande ? L’un comme l’autre se proposent de satisfaire l’exigence de bien-être social par l’augmentation indéfinie de la puissance productive : logique de développement des forces productives par le marxisme, libérées de la propriété privée ; dynamique des mécanismes de marché pour le capitalisme, en éliminant les obstacles à son fonctionnement.
La lutte contre l’exploitation des uns et l’arrimage aux privilèges des autres ne peuvent être confondus, mais un même corpus idéologique lie les deux mouvements. Ce qui les rassemble demeure plus fort que ce qui les oppose. C’est d’un même mouvement que les néoconservateurs américains décident de nouveaux forages pétroliers dans le parc national de l’Alaska et que le ¨Parti des travailleurs de Lula donne son feu vert à la culture du soja transgénique sur les terres conquises sur la forêt amazonienne. Au nom du progrès, les idéologues de la bourgeoisie mais aussi la plupart des marxistes prédisent un monde sans paysans. A croire que ceux-ci constituaient une race de perturbateurs, celle qui maintient le lien avec la nature, et qu’il fallait définitivement tourner cette page « archaïque » de l’histoire.
Pour basculer vers la société durable, nous n’avons besoin ni de la droite, ni de la gauche. D’un même mouvement, elles se refusent à prononcer les mots qui fâchent – limites, décroissance, sobriété, modération, écotaxes – et elles n’envisagent de changements qu’à l’étalon des mots usés – modernité, développement, progrès.
3/5) Besset contre la croissance
Seule l’ignorance criminelle de quelques-uns – parmi lesquels la plupart des décideurs et des intellectuels, assermentés aux rouages de la machine techno-industrielle – peut laisser croire que la catastrophe relève encore de l’ordre des aléas naturels ou des contingences accidentelles. Les godillots du principe de négation nous rabâchent qu’il faut continuer à accélérer notre consommation pour soutenir la croissance. Alors que justement, c’est la croissance qui est le problème. Au sein de tous les partis, des plus conservateurs aux plus révolutionnaires, la même finalité structure le même imaginaire. Malgré l’alarme qui sonne sans discontinuer, l’orchestre du Titanic continue de jouer et les Shadoks pompent, pompent ; ils ne savent pas où ils vont, mais ils y vont l’œil rivé sur un improbable « indice de confiance des consommateurs ». Consommant trois fois plus d’énergie qu’il y a cinquante ans, les Européens sont-ils trois fois plus heureux ? Avec un pouvoir d’achat multiplié par quatre en deux générations, les Français sont-ils quatre fois plus près du bonheur ? L’humanité est immensément plus mobile, mais la vie est-elle incomparablement plus belle ? Tous responsables, tous coupables, même si c’est à part inégales ; l’humanité tout entière est enfermée dans le piège qu’elle a construit. En bout de course émerge le rêve monstrueux du tout-artificiel, une tentation de refabriquer le monde, à commencer par l’espèce humaine.
La théorie de la croissance incarne la contradiction que Nicholas Georgescu-Roegen a mis en lumière en décrivant les processus de flux assis sur des ressources non renouvelables comme étant de nature entropique, c’est-à-dire entraînant perturbations et affaiblissement croissants, menant inexorablement à l’usure et à la dégradation. En bout de course, la récession est la conclusion de la croissance. Mais voilà : Nicholas Georgescu-Roegen est un penseur ignoré par l’économie politique qui est aux commandes. La machine à croître continue sur sa lancée, indifférente au seuil qu’elle a franchi en mettant en péril le système du vivant et la quantité disponible de ressources. De la même façon qu’il s’est séparé de la nature, l’économique se dissocie du social. Nulle part et à aucun moment la croissance ne se conjugue automatiquement avec la justice sociale et le bien-être de tous. Prise au piège dévastateur de l’envers du progrès, la famille humaine se porte mal. En même temps que la vie, l’humain est entré en crise. A mesure que la croissance progresse, le malaise individuel augmente : états dépressifs, tentatives de suicides, consommation d’antidépresseurs, addictions en tout genre… Le progressisme nous promettait l’avènement de l’individu souverain ; c’est dans un état de dépendance aiguë qu’on le retrouve. Le recours permanent au téléphone portable sert plus à vérifier qu’on n’est pas seul qu’à échanger des informations. Et voilà que, en sus, grandit dans l’opinion le sentiment obscur de la menace d’une catastrophe globale.
La décroissance affiche un horizon : renoncer au plus, s’orienter vers le moins pour parvenir au mieux. Cette orientation, contrairement aux théories du « bon développement » et aux formules alambiquées de croissance douce ou maîtrisée, est sans ambiguïté quant à la logique à suivre. Cette perspective arrache des cris d’orfraie aux apôtres du progrès alors que, sous la contrainte des événements, la société de croissance accomplit déjà des pas dans ce sens : protocole de Kyoto, limitation de la vitesse sur les routes, interdiction du tabac dans les lieux publics, modération de la circulation automobile en ville…
4/5) Besset pour une social-écologie
Il faut savoir que les choses sont sans espoir et tout faire pour les changer. Nous sommes en face d’une nécessité d’ordre existentiel, à l’opposé d’une quelconque posture idéologique. Nous attendons une « social-écologie » qui vienne prendre dans l’opinion le relais des différentes formes de social-démocratie. La démarche qui prétend établir un équilibre entre protection de l’environnement et compétitivité économique est fausse. L’économie doit devenir un sous-système pour s’adapter aux conditions du vivant.
Les outils techniques, les modes d’organisation, les savoir-faire pour aller vers un après-développement, une bioéconomie, existent. D’autres peuvent être trouvés. Mais on ne parviendra pas à maîtriser les flux du trafic routier si l’emprise hégémonique du « bougisme » sur la vie individuelle et collective n’est pas remise en cause. Il faudrait une économie économe, en quête d’équilibre durable entre les besoins des hommes et les contraintes naturelles. Il faudrait astreindre le marché aux règles du « biosphèriquement compatible ». Il faudrait être parcimonieux dans l’extraction des ressources, s’orienter vers des productions de proximité, des fabrications relocalisées, des échanges plus courts, sans délire technophile ni prurit technophobe.
Où se trouvent les limites ? Les marqueurs sont autour de nous, exposés en pleine lumière dans les capacités retreintes de la biosphère. Les marqueurs sont en nous, qui nous indique que si l’on a le pouvoir de tout faire, on ne doit pas tout faire pour autant. S’il est possible d’aller plus vite, pourquoi aller plus vite ? S’il est possible d’aller plus loin, pourquoi aller plus loin ? Décoloniser les esprits pour s’émanciper de la démesure, c’est réhabiliter le principe de seuil, c’est accepter une part d’insatisfaction. On pourrait par exemple fixer un salaire maximum aux patrons, un plafond qui ne dépasserait pas la rémunération d’une vie de travail de son employé. Il faudrait une sorte de désarmement unilatéral des pays développés : moins d’énergie, d’eau, de déplacements, de viande, de véhicules, de climatiseurs, de piscines sur le pas de la porte, de gadgets en tous genres… Réduire, renoncer, sacrifier. Personne n’est exempté. Et s’orienter vers un mode d’existence où il y aurait moins de biens, mais plus de liens. On voit bien le bonheur que la société trouverait à la réhabilitation d’usages anciens, comme le savoir-faire paysan ou les relations de voisinage, l’apprentissage de l’effort par les plus jeunes ou l’altruisme des échanges, le rapport artisanal au travail ou l’utilisation de la bicyclette en ville.
5/5) Besset, retour à la Terre
Nous ne savons pas remplacer la nature. Nous faisons seulement comme si nous pouvions nous en passer en appelant ça le progrès. Or, en dépit de ce que nous ont enseigné la plupart des penseurs de ce temps, qu’ils soient libéraux ou marxistes, l’homme n’est pas une catégorie étrangère à la nature. De notre façon d’habiter la Terre découle notre manière d’être et de vivre ensemble. Et c’est d’un même mouvement que la dégradation de la nature, la désagrégation sociale et la fragmentation de l’humain s’accélèrent. Aujourd’hui, l’espèce humaine peut espérer s’affranchir de tout, sauf du milieu sur lequel repose son existence. La nature reste son déterminant historique ; le seul que l’exercice de la liberté ne puisse dépasser. La nature constitue à la fois la source vitale et la limite infranchissable de l’humanité. Nous en sommes, et nous devons faire avec.
La guerre sans merci que nous lui menons n’en est que plus préoccupante. Nous approchons du moment clé où l’homme va perdre la guerre qu’il a provoquée. Si elle ne veut pas consommer une rupture définitive avec le système auquel elle appartient, l’ambition humaine est confrontée au défi de s’imposer des limites. Dans toutes nos délibérations, nous devons prendre en compte les impacts de nos décisions sur les sept prochaines générations. La crise du vivant implique aussi la fin des réflexes de clocher et le dépassement de l’âge des nations au profit d’une conscience planétaire.
Comment puiser sans épuiser ? Il faudrait enseigner l’humilité afin que l’homme se convainque une fois pour toutes qu’il n’a pas plus de gènes que l’âne et qu’il en a seulement un peu plus que la mouche du vinaigre et le lombric. Accepter d’abandonner la position dominante, c’est savoir partager l’espace avec les autres espèces. Le massacre des arbres, des fleuves, des zones humides, des coraux et des animaux, ça suffit ! Devant l’abîme, il n’y a qu’un pas à faire. Mais c’est dans l’autre sens. Aurons-nous le temps ? Assez de temps pour choisi les modalités de la sobriété avant que le rationnement ne nous soit brutalement imposé par l’effondrement du vivant ?
(Fayard)