Ce recueil de citations est centré sur le débat anthropocentrisme/biocentrisme (ou écocentrisme, ou écologie profonde). Bien entendu il y a beaucoup d’autres choses dans ce livre écrit par 24 contributeurs. Le problème essentiel, c’est qu’il n’y a pas un grand changement par rapport à l’édition de 2005.
Raphaël Larrère : Les écocentristes ont une démarche déontologique qui subvertit la théorie kantienne en disant : « Pour vous, il n’y a de valeur qu’en l’homme et l’homme est la mesure de toute chose. Eh bien, on va vous dire que l’homme n’est pas la mesure de toute choses. Il y a des choses qui sont insubstituables, qu’on en pourra pas remplacer. Donc on va établir philosophiquement que l’on peut accorder une valeur intrinsèque à tous les êtres vivants ».
On peut être écocentrique dans une planète totalement aménagée par l’homme. Il faut simplement se préoccuper de savoir si l’activité productive que l’on a est favorable ou non à la diversité biologique.
Michel Loreau : Une des implications décisives des caractéristiques fondamentales des systèmes biologiques est que le modèle positiviste d’une science et d’une technique toutes puissantes qui permettraient d’acquérir une connaissance et un contrôle absolu sur la nature n’est qu’un dangereux mirage. En écologie, confrontée à une réalité complexe et variable, une telle vision est proprement impensable. Par conséquent, l’homme doit apprendre à se reconnaître comme partie consciente de la nature plutôt que comme un agent qui la domine de l’extérieur, et à accepter la diversité du vivant.
La première frontière à explorer est celle qui nous sépare de ce qui vit autour de nous.
Jacques Weber : Je voudrais faire une remarque relative aux propos de Michel Loreau qui disait que pour qu’il y ait valeur, il faut qu’il y ait comparaison. C’est un propos d’économiste parce qu’en économie, il n’y a pas de valeur indépendamment de la comparaison. L’anthropologue répond « non » puisque les valeurs ne sont pas susceptibles de comparaison ; le concept de valeur intrinsèque est irréductible au prix. Ce qu’on appelle « valeurs » ne se donne pas, ne s’échange pas, ne se compare pas, mais se partage. C’est l’amour, la fidélité, l’amitié, l’honneur, le drapeau américain, etc.
Il n’y a pas de discours sur la nature sans représentation sous-jacente et les relations des hommes et de la nature ne sont que des relations entre les hommes à propos de la nature. Ces relations entrent les hommes impliquent toujours soit des partages, soit des affrontements de perception et de représentation.
Laurent Mermet : Dans le débat politique ou même scientifique, le rôle de la rhétorique est tout à fait ambigu. Il y a la rhétorique comme manière de discuter ensemble pour finir par trouver des principes communs de réalité et d’action et la rhétorique comme art de faire taire les autres. Or l’anthropocentrisme, le biocentrisme, l’écologie humaniste, sont aussi des rhétoriques.
Harvey Mead : Venant d’Amérique et visitant la campagne française, je suis frappé par l’absence de wilderness (vie sauvage). La forêt boréale au Canada n’a pas vraiment été touchée par les humains, il y a des animaux sauvages. Ceci pour dire que les distinctions que nous sommes en train de faire entre approches écocentrique, anthropocentrique et autres, devraient tenir compte de la situation différente entre ces deux espaces.
Corinne Gendron : La réelle question qui se pose se situe à l’intérieur du système de représentation politique. Si vous décidez que la nature a une valeur intrinsèque, il lui faut des représentants étant donné que la nature n’est pas sujet de droit. Qui va s’arroger le droit de représenter les intérêts d’une éventuelle « nature » ? Jusqu’à quel point devra-t-on faire des arbitrages entre ces personnes représentant la nature et les intérêts d’autres personnes ?
André Beauchamp : C’est la parole humaine qui essaie d’interpréter ce que la nature veut dire. Il y a toujours un locuteur humain qui parle pour la nature. Dans l’expérience de consultations publiques qui est la mienne, constamment des gens viennent parler au nom des arbres, des pierres, au nom de la forêt, de la montagne. C’est une fiction extraordinairement féconde. On fait jouer cela aux enfants dans les écoles : « Prenez le point de vue de la fleur, prenez le point de vue de l’animal ». Et là, vous avez droit à une dramatique fabuleuse. Au fond, quand les gens prennent un point de vue qui paraît plus radical, voire absurde si on le mène au bout, ces gens-là font une parabole intéressante sur la réintégration des écosystèmes dans l’ensemble de nos décisions.
Kerry H.Whiteside : Pour les premiers colons puritains en Amérique, la nature signifiait quelque chose d’étranger, de redoutable, profondément hostile à l’homme. Pour les nouvelles générations d’immigrés, une nature riche et abondante témoignait de la présence de Dieu et de sa bonté. Plus tard dans le milieu du XIXe siècle, des philosophes comme H.D.Thoreau ont vu dans le contact avec la nature sauvage la source d’une vertu humaine qui respecte la nature au point de la laisser tranquille.
La soutenabilité n’exige pas forcément que nous léguions ce fleuve-ci tel quel aux générations futures. Il importe seulement que ses fonctions soient remplies d’une façon ou d’une autre. C’est le travail que les choses naturelles font pour l’homme qui compte, c’est une démarche anthropocentriste. En revanche, si on refuse de découper la nature en fonctions, si on insiste sur l’identité unique et irremplaçable de telle ou telle chose, alors nos obligations changent profondément. Pour les écocentristes, ce qu’il faut faire perdurer dans le temps, c’est cette chose même : ce fleuve-ci, avec les espèces de faune et de flore qui en dépendent, ce fleuve qui se renouvelle de temps à autre en débordant de son lit. On doit laisser la nature tranquille parce sa complexité dépasse tout savoir humain. On fait référence à une nature non humaine (wilderness). Mais comment être écocentriste s’il n’y a plus de nature primordiale à protéger ? L’écologie humaniste se fonde sur la conscience que l’homme vit en interaction constante avec son territoire. Les références à une écologie humaniste renvoient à un mode de penser qui témoigne d’un certain respect pour la nature tout en évitant d’ignorer le rôle des activités humaines dans son appréhension.
Jacques Guérin : Il n’y a pas d’absolu. Il n’y a pas anthropocentrisme ou écocentrisme. Il y a des humains qui prennent des décisions selon leur meilleur jugement, en fonction de leurs connaissances du moment.
Dominique Bourg : On peut très bien souscrire à ce principe d’Arne Naess (philosophe de l’écologie profonde) : on ne peut pas penser l’homme en dehors de la biosphère.
Raphaël Larrère : L’homme est dans la nature. L’une des questions essentielles est de savoir comment l’habiter. Je crains que les milieux naturels les plus dégradés soient réservés aux gens les moins riches et les moins puissants. S’interroger sur les conséquences d’un acte, c’est : dans quel type de monde veut-on vivre ? Va-t-on continuer à vivre dans un monde qui est divers et qui préserve les capacités évolutives pour les générations futures ?
Philippe Copinschi : On peut se demander si notre système est tenable à long terme lorsqu’il n’y a pas intervention d’une autorité publique légitime. Je citerai l’exemple de Total. La compagnie pétrolière a sorti en 2003, pour la première fois, un rapport qui s’appelle « Sociétal et environnemental ». Elle ne le fait pas de son plein gré : elle est obligée de le faire depuis 2003 parce que la législation française l’impose. Mais Total présente sa propre définition du développement durable. C’est « valoriser les ressources d’hydrocarbures » en disant « plus on met au point des techniques qui permettent de pomper du pétrole, plus on assure un approvisionnement énergétique pour les générations futures ». Voilà comment on vide les concepts de leur sens.
(Armand Colin, 2ème édition)