Dans son livre de 1997, « De l’inégalité parmi les sociétés » (essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire), Jared Diamond répondait à la question de Yali : « Pourquoi est-ce vous, les Blancs, qui avez mis au point tout ce cargo et l’avez apporté en Nouvelle-Guinée, alors que nous, les Noirs, nous n’avons pas grand-chose à nous ? ». Jared montrait que l’inégalité entre les sociétés est liée aux différences de milieux. Il remarquait notamment le rôle de la production alimentaire. C’est la domestication des plantes et des animaux sauvages, puis la fourniture d’un surplus par l’agriculture, qui permet d’instaurer des bureaucraties et des artisans spécialisés dans la production des armes ; l’Etat apparaît en même temps que les possibilités de conquête de territoires moins avantagés par l’environnement.
Cette conception est prolongée dans son livre de 2006, « Effondrement » (comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie). S’il remarque ne connaître aucun cas dans lequel l’effondrement d’une société ne serait attribuable qu’aux seuls dommages écologiques, il cible les facteurs principaux : dommages environnementaux, changement climatique, voisins hostiles et partenaires commerciaux. Ces quatre éléments restent très significatifs de la période contemporaine.
1/2) exemple de crise
L’échec de la civilisation maya, prémonitoire de ce qui va arriver à la civilisation thermo-industrielle, est une application de ce mode d’analyse. Couvrant un territoire allant de l’actuel Yucatan (Mexique) jusqu’au Honduras, cette nation comptait à son apogée quelque quinze millions d’habitants. En quelques générations la société s’est effondrée, laissant derrière elles des villes désertées, des routes commerciales abandonnées et des pyramides en ruines. L’hypothèse climatologique de ce déclin semble aujourd’hui confirmée : c’est une période de sécheresse excessive qui serait à l’origine de cet effondrement entre 750 et 950 de notre ère. Une longue période de climat très sec aurait réussi à mettre fin à ce monde, ponctuée par trois sécheresses catastrophiques vers 810, 860 et 910, chacune durant quelques années. Bien sûr la thèse climatologique n’exclut pas d’autres hypothèses antérieurement émises comme la surpopulation, les guerres intestines, les conflits sociaux, la déforestation… mais ces évènements ne peuvent qu’accompagner le changement climatique.
L’une des principales leçons à retirer de l’effondrement des mayas, des Anasazis, des habitants de l’Ile de Pâques et des autres sociétés est que le déclin peut commencer dix ou vingt ans seulement après qu’une civilisation ait atteint son apogée en nombre, en richesse et en puissance. La raison en est simple : l’apogée de la consommation de ressources et de la production de déchets implique l’apogée de l’impact sur l’environnement, au risque de dépassement des ressources. Il n’est donc pas étonnant que le déclin des sociétés ait tendance à suivre de près leur apogée.
La prospérité dont jouit le Premier Monde actuel (les pays développés) est fondée sur la dépense du capital environnemental qu’il a en banque (ses sources d’énergie non renouvelable, ses stocks de poissons, ses sols arables, ses forêts, etc.). Il serait déraisonnable de nous réjouir de notre confort présent, alors qu’il est clair que nous nous trouvons actuellement dans une situation non renouvelable. « La crise démographique se résout déjà d’elle-même, parce que le taux de croissance de la population mondiale diminue, de sorte que la population se stabilisera. » Cette prédiction semble réaliste. Cependant elle n’est nullement réconfortante, et ce pour deux raisons : la population mondiale actuelle vit déjà à un niveau qui n’est pas durable ; et par ailleurs le plus grand danger auquel nous sommes confrontés est une augmentation encore plus grande de l’impact humain si la population du Tiers-Monde parvient à atteindre le niveau de vie de celle du Premier.
2/2) sortie de crise
Aujourd’hui notre planète tout entière se retrouve face à une situation similaire aux Mayas, le réchauffement climatique, la surpopulation, les guerres intestines, les conflits sociaux, la déforestation. Le chapitre 9 fait le point sur deux méthodes d’action, la gestion des problèmes par le bas (bottom-up) et la gestion des problèmes par le haut (top-down). Des sociétés peu nombreuses et occupant un petit territoire peuvent pratique une gestion par le bas de problèmes environnementaux. C’est-à-dire que tous les habitants oeuvrent ensemble à la résolution des problèmes qui leur sont spécifiques : chacun sait qu’il sera affecté par les événements qui se produisent et partage une identité et des intérêts communs avec les autres habitants. Tous ont conscience qu’ils tireront avantage des mesures environnementales intelligentes qu’ils prendront. La gestion par le haut conviendra à une société nombreuse et dotée d’une organisation politique centralisée.
Le chapitre 14 de Jared Diamond, « Pourquoi certaines sociétés prennent-elles des décisions catastrophiques » montre que la sortie de crise n’est pas donnée à toutes les sociétés : « Il faut qu’un dirigeant se fasse parfois visionnaire, ce qui implique du courage politique. Les premiers shoguns tokugawas ont réduit la déforestation du Japon longtemps avant que celle-ci n’atteigne le stade de l’Ile de Pâques ; Joaquin Balaguer, le dictateur a soutenu fortement les défenseurs de l’environnement dans la partie dominicaine d’Hispaniola alors que ses homologues du côté haïtien ne firent rien de tel ; les dirigeants de la Chine communiste ont promulgué un planning familial longtemps avant que la surpopulation de leur pays atteigne le niveau du Rwanda. »
Mais croire que la technologie résoudra nos problèmes est infondé. Toutes les technologies nouvelles, qu’elles réussissent ou non à résoudre les problèmes qu’elles sont censées résoudre, génèrent en général de nouveaux problèmes qui n’ont pas été anticipés. Les solutions technologiques aux problèmes environnementaux sont bien plus coûteuses que les mesures de prévention. Trop souvent, la focalisation des hommes politiques et des industriels sur les promesses que représentent pour un avenir lointain les voitures à hydrogène et l’énergie éolienne détourne l’attention de toutes les mesures évidentes dont nous avons besoin dès maintenant pour réduire la circulation, donc la consommation de carburant.
Deux types de choix me semblent cruciaux pour faire pencher le plateau de la balance vers le succès ou vers l’échec : des plans à long terme et la volonté de reconsidérer les valeurs fondamentales. Il faut un certain courage pour pratiquer la pensée à long terme. Cela va à l’encontre de la prise de décision réactive à court terme qui caractérise trop souvent les élus politiques. J’ai étudié les révisons douloureuses de valeurs communes tout au long de cette enquête. Les Norvégiens du Groenland refusèrent de sacrifier une partie de leur identité d’européenne, de chrétiens et d’éleveurs ; ils en sont morts. Au contraire les habitants de Tikopia ont eu le courage d’éliminer le porc, leur seul gros animal domestique, symbole pourtant de l’importance du statut dans les sociétés mélanésiennes, parce qu’il détruisait l’environnement. Le gouvernement de Chine a retreint la liberté du choix individuel reproducteur, au lieu de laisser les problèmes démographiques échapper à tout contrôle. Toutes ces révisons de valeurs passées sont autant de raisons d’espérer – notamment que les citoyens du Premier Monde trouvent le courage d’effectuer la réévaluation de leurs valeurs traditionnelles de consommation et de niveau de vie.
La dernière raison d’espérer est l’interconnexion même du monde contemporain globalisé. Aujourd’hui, le flux d’information nous apprend en temps réel ce qui advient partout dans le reste du monde. Par ailleurs nous accumulons des connaissances sur l’effondrement des sociétés d’autrefois afin de tirer un bénéfice concret de ce savoir. Cette intelligence du temps et de l’espace est notre chance. J’ai écrit ce livre avec l’espoir de contribuer à ce qu’un nombre suffisant de mes contemporains saisissent cette chance et fassent la différence.
(Gallimard)