Voici un résumé de l’idée générale du livre Le choix du feu. Alain Gras démontre à la perfection que si la Biosphère va mal, c’est à cause de l’utilisation forcenée par l’espèce humaine de la puissance du feu : l’agriculture est devenue un chaudron, l’alimentation fournit des calories en trop, les voitures correspondent au feu dans le moteur, sans oublier la bouilloire nucléaire et l’eau esclave du feu ; même la croissance démographique a un coût énergétique majeur.
L’humanité avait vécu jusqu’au XIXe siècle dans un usage relativement équilibré des sources naturelles d’énergie. A un moment donné, l’Occident est sorti de cet équilibre, certes un équilibre instable, mais qui jusque là avait fonctionné comme principe de précaution, un principe implicite dans toutes les civilisations. Nous avons ainsi rompu un pacte avec la nature, un pacte qui n’était pas du tout synonyme de technophobie, comme aiment à le dire les ennemis des écologistes, mais qui au contraire laissait ouverte de multiples voies au devenir mécanique. Le choix « vapeur-chaleur » qui a été fait il y a un siècle et demi à peine allait fermer toutes les ouvertures qu’offrait l’usage des énergies renouvelables. Pourquoi l’électricité n’aurait-elle pu être produite dès le début par le vent ou le soleil ? La réaction photovoltaïque n’a-t-elle pas été découverte dès 1839 par Antoine Becquerel ? Loin d’être la conséquence d’une évolution technique, la machine à vapeur, puis à explosion, n’est qu’un hasard du devenir. Mais c’est un évènement qui crée une trajectoire technologique, celle du feu mis à la planète. L’éventualité d’affrontements cataclysmiques justifie largement la recherche, même utopique, d’une localisation des sources d’énergie et l’abandon, dans la mesure du possible, de la puissance motrice du feu.
Les énergies naturelles imposent des limites, elles contraignent à la prise en compte d’éléments extérieurs à la volonté de l’homme : le vent parce qu’il est instable, le bois parce qu’il se reproduit lentement, l’eau parce qu’elle délivre sa force sur des lieux précis. Le feu de l’énergie fossile débloque ce verrouillage. Alors que les autres éléments se perçoivent dans la durée et la continuité, le feu est discontinu, il doit être produit, entretenu. Alors que le vent pousse, l’eau entraîne, la terre fait croître la plante, le pouvoir du feu passe par sa capacité à réduire en cendres, c’est-à-dire à faire retourner au néant ce qui existait avant sous forme de substance. Mais la volonté de domination des forces de la nature est un fait historique, c’est-à-dire provisoire. Il n’y a pas d’évolution programmée.
Le rôle de l’industrie textile dans la révolution industrielle est considéré comme décisif car le « factory system » a permis l’expérimentation de nouvelles formes de travail et diffusé un nouveau mode de consommation en faisant baisser fortement les prix. Mais à l’époque des grands progrès des métiers à tisser, à la fin du XVIIIe siècle, était-il plus efficace de multiplier la production de tissus de coton par dix en créant une société de miséreux, ou bien de laisser évoluer le tissage artisanal à petits cadres ? L’efficacité est une réponse purement idéologique qui correspond aux intérêts des puissants du moment. En termes contemporains, ce sont les lobbies qui définissent l’efficacité. Les inventeurs de l’amélioration de la productivité par la mécanisation, l’organisation « rationnelle » du travail (autrement dit la militarisation du processus productif) et l’utilisation de l’énergie thermique (Arkwrigth, Hargreaves, Crompton, Watt, etc.) sont tous des protestants puritains originaires des Midlands ou d’Ecosse. Ainsi, c’est un territoire minuscule par rapport à la surface de la planète qui va engendrer la bifurcation de l’histoire des techniques vers la machine à feu. En 1800, les 10 millions de tonnes de charbon consommés par le monde le sont presque entièrement en Grande-Bretagne. Au milieu du XIXe siècle, on consommera en Amérique du Nord moins de trois millions de tonnes par an.
Mais un événement majeur, extérieur à l’histoire des techniques, la Grande Guerre, va permettre l’essor de l’industrie américain qui, depuis 1859, avait découvert une nouvelle énergie fossile, le pétrole. L’industrie a introduit ce nouveau carburant dans les mœurs, d’abord très modestement avec la lampe à éclairage, puis brutalement avec le moteur à explosion. Ce moteur sortira grand vainqueur du premier conflit mondial grâce aux camions et aux avions. La chaleur de l’explosion remplacera ainsi, peu à peu, celle de la vapeur. Sans le concours de l’énergie fossile, le capitalisme aurait peut-être survécu, mais sous des traits différents de celui d’aujourd’hui ; la question écologique ne se poserait pas du tout avec la même acuité ! Même le socialisme utopique avait abandonné, après la victoire de la vapeur, la contestation de la machine et ouvert la voie à la conception de la « neutralité » de la technique, slogan que Lénine portera au plus haut point d’aveuglement : « Le communisme, c’est l’électricité plus les soviets. »
En conclusion, Alain Gras fait référence à Andreu Sole : « Avec des exemples autant ethnologiques que contemporains, cet auteur analyse la manière dont chaque société imagine ses limites et pense le changement comme impossible. » Une des principales tâches d’une pensée libre consiste donc à donner du sens aux événements. Alain Gras a essayé d’ajouter un élément-clé dans la compréhension du processus social, l’idolâtrie du feu. La société thermo-industrielle entretient une dynamique fondée sur l’idée de croissance et sur un dispositif technique centré sur l’usage immodéré de la chaleur comme source de puissance. Le réchauffement climatique se trouve évidemment en arrière-plan de ce récit. La maison brûle, c’est une réalité indéniable. Ce livre n’est qu’un avertisseur d’incendie. Une remise en cause des fondements de notre existence matérielle est inévitable, tout le confort contemporain étant fondé sur la puissance du feu. Il existe une solution que de plus en plus de penseurs critiques proposent : la décroissance. Il faut rechercher systématiquement les moyens de diminuer notre dépendance thermique ; la plus grande part de la responsabilité n’incombe pas directement à la machine, mais à l’organisation sociale qui l’accompagne.
Les problèmes posés par les réseaux qui ne cessent de s’étendre ne sont pas nouveaux. Non seulement l’empire romain avait épuisé les sols de sa périphérie, mais aussi ceux de l’Egypte, de la Tunisie et même de la Gaulle, pour nourrir sa population urbaine. L’effondrement de Rome fut d’abord un effondrement des villes, de l’approvisionnement, des transports, de la sécurité. La migration se fit très vite des villes vers les campagnes. Après la chute de Rome, au Ve siècle après Jésus-Christ, les paysans du nord de la France firent naître des petites communautés à la place des villas des nobles gallo-romains. Ils connurent un changement de mode de vie, sans doute pas désagréable. Ce n’était pas un retour en arrière mais simplement un aller-ailleurs, et cela dura jusqu’aux Carolingiens et l’invention du vassal et du suzerain.
Aujourd’hui un autre monde auparavant impossible se crée ; la décroissance est un des ces impossibles nécessaires
(Fayard)