Voici une des activités favorites du gang de la clef à molette, dévisser le carter des pelleteuses, bulldozers et autre gros engins rencontrés sur des chantiers d’autoroute, des exploitations forestières, des sites industriels. Ensuite le gang laisse s’écouler l’huile et lance à plein régime le moteur jusqu’à l’explosion finale. Le gang a aussi d’autres variantes, verser du sirop d’érable dans le carburant, incendier le matériel ou le précipiter dans un ravin. Dans l’ombre de la nuit tout est possible pour ceux dont le cri de ralliement est « La Terre d’abord ». Leur croisade écologique est sans faille et si les discussions sont nombreuses, c’est pour évoquer collectivement les espaces sauvages de l’Ouest américain et réfléchir de temps en temps sur les fondements de l’usage de la violence : par exemple, est-ce une véritable violence que de s’attaquer uniquement aux biens nuisibles et jamais aux personnes ? Pour le gang de la clef à molette, le sabotage est amplement justifié par ces gros et indolents culs américains qui se promènent dans leurs voitures de deux tonnes, polluant l’air que nous respirons, engloutissant le pétrole mondial et violant la Terre.
Attention jeunes lecteurs sensibles, ce qui précède n’est pas du tout un manuel d’action directe : « Le gang de la clef à molette » est seulement un roman écrit en 1975 par l’Américain Edward Abbey. « Le Retour du gang de la clef à molette » est paru en 1990, avec édition 2007 en français aux éditions Gallmeister. Dans la réalité les autorités poursuivraient ce gang pour association de malfaiteurs, comme on le fait en France pour les faucheurs volontaires d’OGM. Mais quel serait l’avis de la Biosphère ? Comme il y a trop de machines surpuissantes par rapport aux possibilités d’équilibre des écosystèmes, ne faudrait-il pas multiplier ce type de Robin des Bois en faveur de la Terre !
L’avertissement d’Edward Abbey en préface de son roman, vaut le détour : « Quiconque prendra ce livre au sérieux sera immédiatement abattu. Quiconque ne le prendra pas au sérieux sera enterré vivant par un bulldozer Mitsubishi ». Il faut dire qu’Edward, mort en 1989, avait un tempérament plutôt radical, partageant avec Douglas Peacock un sain mépris pour la lamentable race humaine (une espèce parmi d’autres dans l’univers du vivant). Voici son analyse démographique (page 35) :
-T’es un con triste, Seldom Smith. T’es contre tout.
- Ouais, quasiment. (Smith sourit, rejette la tête en arrière pour dégager sa frange de ses yeux et poursuit.) Cette industrie nucléaire de mes deux arrive dans not’ pays, démolit la terre avec ses mines à ciel ouvert, ouvre des routes partout, souille le torrents à truite, fait fuire la faune et sème partout derrière elle des résidus de broyage et des sites radioactifs, rapatrie ses profits à New York ou Londres ou au Gai-Paris. Nous volons une bonne vie à nous-mêmes pour nous payer des mobil homes California climatisés.
- Y faut du boulot pour nos gosses, crie la même voix.
- Arrêtez d’en pondre autant, réplique Smith.
Moment de stupéfaction silencieuse. Puis tonnerre de protestations :
- Hein ? Quoi ? Appel au génocide ! T’es cont’ les enfants aussi ? Tu veux quoi, qu’on les abattes ? T’as combien d’mômes, Smith ? »
Plus loin dans le livre, Edward pose le fond du problème : « Orval reste silencieux, neurones à plein régime. Les gens et la nature, pense-t-il. Trop de gens, plus de nature. Juste ce qu’il faut de gens, plein de nature pour tout le monde. La nature ou les gens ? Ou la nature et les gens ? Réfléchis, Orval, réfléchis. C’est dur. Surtout lorsque vous venez de tomber soudainement ardemment brusquement désespérément amoureux. »
Voici pour finir le code de l’écoguerrier selon Edward Abbey, tel qu’on peut le reconstituer (page 148 à 154) :
Règle n° 1 : Ne fais pas de mal à personne. Personne. Y compris à toi-même.
Règle n° 2 : Ne te fais jamais prendre.
Règle n° 3 : Si jamais tu te fais prendre, tu es tout seul. Personne ne paie ta caution. Personne ne te paie ton avocat. Personne ne paie tes amendes.
Et ça ne s’arrête pas là, il y a beaucoup d’autres règles. L’écoguerrier travaille seul, ou avec un ou deux camarades de confiance qu’il connaît depuis des années, un micro-groupe de conspirateurs voués à commettre des délits non criminels contre la sphère de l’Ordnung techno-industrielle. Le but de son militantisme est de faire augmenter les coûts de l’Ennemi, de le pousser au déficit, de le forcer à mettre un terme à l’invasion de nos terres publiques, de nos dernières terres sauvages. L’écoguerrier doit travailler sans espoir de gloire ou de célébrité, ou même de reconnaissance publique, pour le présent au moins. Il doit au contraire subir l’opprobre et la vindicte populaires, essuyer les injures et les insultes. Par exemple, mettons que tu sectionnes une ligne électrique quelque part, que tu sabotes une flotte de camions, que tu saccages à coups de clef à molette un terminal d’ordinateur, eh bien tu dois t’attendre à ce qu’un certain nombre des membres de la structure de pouvoir éprouvent quelque ressentiment à ton égard.
L’écoguerrier est donc un guérillero en guerre contre un ennemi doté d’un équipement high-tech, un ennemi financé par l’Etat, qui bénéficie de la protection des médias, qui est supérieur en nombre et qui a la police secrète ou non dans son camp, et aussi la police des communications et la police de la pensée. L’écoguerrier doit se battre contre tout ça sans porter la moindre arme. Son Code de l’Honneur le lui interdit. En effet l’écoguerrier ne se bat pas contre des hommes, il se bat contre une institution, l’Empire planétaire de la Croissance et de la Cupidité. Il ne se bat pas contre des êtres humains mais contre une mégamachine monstrueuse, contre une technologie en cavale, hors de contrôle, une entité vorace qui se nourrit des hommes, de tous les choses vivantes, et même des minéraux, des métaux, des roches, du sol, de l’assise rocheuse de toute vie terrestre !
(Gallmeister)