Ce petit traité ne coûte que 3,5 euros. Il donne la base des raisonnements nécessaires pour le XXIe siècle. Difficile de ne pas l’acheter, le lire et agir en conséquence. L’idée générale ? La croissance n’est une affaire rentable qu’à la condition d’en faire porter le poids sur la nature, sur les générations futures, sur la santé des consommateurs, sur les conditions de travail des salariés et sur les pays du Sud. D’où la nécessité d’une société de décroissance.
Voici une mise en bouche en 7 chapitres :
1/7) les trois ressorts de la société de croissance
Trois ingrédients sont nécessaires pour que la société de consommation puisse poursuivre sa ronde diabolique : la publicité, qui crée le désir de consommer, le crédit, qui en donne les moyens, et l’obsolescence programmée des produits, qui en renouvelle la nécessité. Ces trois ressorts de la société de croissance sont de véritables pousse-au-crime.
La publicité nous fait désirer ce que nous n’avons pas et mépriser ce dont nous jouissons déjà. De plus en plus, la demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais sur des biens de haute futilité. La publicité, qui constitue le deuxième budget mondial après l’armement, est incroyablement vorace. En 2004, les entreprises ont investi en France pour leur communication 2 % du PIB et 3 fois le déficit de la Sécurité sociale. De son côté, l’usage du crédit, nécessaire pour faire consommer ceux dont les revenus ne sont pas suffisants et pour permettre aux entrepreneurs d’investir sans posséder le capital nécessaire, est un puissant dictateur de croissance au Nord, mais aussi de façon plus tragique au Sud. On est face au terrorisme de l’intérêt composé. Avec l’obsolescence programmée, les appareils tombent en panne et les réparer coûte plus cher que de racheter du neuf, des montagnes de déchets encombrent poubelles, décharges et Tiers-monde. Ainsi sommes-nous devenus des toxico-dépendants de la croissance. L’industrie des biens de consolation tente en vain d’y remédier.
2/7) les limites du développement
Les combats politiques se déroulent aussi dans l’arène des mots. Le développement est un mot toxique, quel que soit l’adjectif dont on l’affuble. On sait que le développement, concept ethnocentrique et ethnocidaire, s’est imposé par la violence de la colonisation et de l’impérialisme. Il serait temps de décoloniser notre imaginaire social, il n’est pas sûr que nous ayons encore trente ans devant nous. L’intuition des limites physiques de la croissance économique remonte sans doute à Malthus (1766-1834), mais elle ne trouve son fondement scientifique qu’avec Sadi Carnot et sa deuxième loi de la thermodynamique (1824). En effet, on se heurte au phénomène de l’entropie puisque le fait de transformer de l’énergie en ses différentes formes (chaleur, mouvement, etc.) n’est pas totalement réversible.
En adoptant le modèle de la mécanique classique newtonienne, note Nicholas Georgescu-Roegen, l’économie ignore l’entropie. Ainsi les déchets et la pollution, pourtant produites par l’activité économique, n’entrent pas dans les fonctions de production standard. En éliminant la terre de celles-ci, vers 1880, l’ultime lien avec la nature se trouvait rompu. Toute référence à un quelconque substrat biophysique ayant disparu, la production ne semble confrontée à aucun limite écologique. De là découle, pour Georgescu-Roegen, la nécessité de remplacer la science économique traditionnelle par une bioéconomie, c’est-à-dire de penser l’économie au sein de la biosphère. Kenneth Boulding est un des rares économistes à en tirer les conséquences. Dans un article de 1973, il oppose l’économie de cow-boy, où la maximisation de la consommation repose sur la prédation et le pillage des ressources naturelles, à l’économie du cosmonaute, pour laquelle la Terre est devenue un vaisseau spatial, dépourvu de réserves illimitées, que ce soit pour y puiser ou pour y déverser ses polluants.
On ne résoudra pas le problème social sans résoudre la crise écologique.
3/7) la nécessité de la décroissance
Où allons-nous ? Droit dans le mur. Nous sommes parfaitement au courant de la situation. Le rapport des Nations unies (Millenium Assessment report de 2005) démontre que l’activité humaine abuse des capacités de régénération des écosystèmes au point de compromettre les objectifs économiques, sociaux et sanitaires fixés par la communauté internationale pour 2015. Non seulement la société est réduite à n’être plus que l’instrument de la mécanique productive, mais l’homme lui-même tend à devenir le déchet d’un système qui vise à le rendre inutile. Mais, assurés de notre repas de ce soir, nous ne voulons rien entendre. Dire qu’une croissance infinie est incompatible avec un monde fini est une évidence qu’il n’y a pas grand-peine à faire partager. En revanche, sont mal acceptées les conséquences de nos productions et consommations, c’est-à-dire la remise en cause de notre mode de vie. Alors que le torrent est sorti de son lit et commence à tout dévaster, la nécessité d’une décrue, c’est-à-dire l’idée même d’une décroissance, passe mal. Son acceptation est pourtant indispensable.
On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, augmente le taux de chômage, et précipite l’abandon des programmes sociaux et environnementaux qui assuraient l’indispensable minimum de qualité de vie. Cette régression civilisationnelle est précisément ce qui nous guette si nous ne changeons pas de trajectoire. La décroissance est un slogan politique aux implications théoriques, un mot-obus qui vise à casser la langue de bois des drogués du productivisme. La décroissance n’est pas la croissance négative, expression oxymorique et absurde qui traduit bien la domination de l’imaginaire de la croissance. Pour toutes ces raisons, la décroissance n’est envisageable que dans une société de décroissance, c’est-à-dire dans le cadre d’un système reposant sur une autre logique. Il s’agit d’abandonner une religion, celle de l’économie et du progrès, de rejeter le culte idolâtre de la croissance pour la croissance. En toute rigueur, il conviendrait de parler au niveau théorique d’a-croissance, comme on parle d’a-théisme, plus que de dé-croissance.
Il est clair que la décroissance au Nord est une condition de l’épanouissement de toute forme d’alternative au Sud. En tout état de cause, le destin du monde et de l’humanité repose très largement sur les décisions des responsables chinois.
4/7) les huit R
Dans mon livre Survivre au développement, le cercle vertueux de la décroissance conviviale ne comprenait que 6 R, Réévaluer, Restructurer, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler. Le localisme a été introduit ici sous la forme de la Relocalisation et de la Reconceptualisation.
Prenons un exemple de réduction. Autrefois, on restait sur sa terre natale. Un clocher au centre et tout autour l’horizon délimitant un territoire suffisait pour une vie d’homme. Aujourd’hui, il n’est pas besoin de bouger pour que l’imagination déploie ses ailes. A la différence des 750 peuples papous, condamnés pendant des millénaires à vivre toute l’expérience humaine dans l’horizon borné de leur canton, nous avons la chance inouïe, grâce aux merveilles de la technologie, de pouvoir voyager virtuellement sans quitter notre foyer. Réduire le tourisme de masse est donc possible. Il nous faut réapprendre la sagesse des âges passés : goûter la lenteur, apprécier notre territoire proche.
Pour la relocalisation, on peut concevoir un ensemble de systèmes territoriaux locaux, dotés d’une forte capacité à l’autosoutenabilité écologique et visant à la réduction des déséconomies externes et de la consommation d’énergie. La décroissance n’est pas un retour au carcan communautaire (de la petite famille nucléaire, du quartier huppé, de l’égoïsme régional), mais à un retissage organique du local qui permet aux gens d’être mieux ensemble comme ils le furent jusqu’aux années 1960 : écoles villageoises, entreprises artisanales, épiciers du coin, cinémas de quartier…
La société de décroissance est une réaction face à la démesure, à l’ubris du système actuel : Suractivité, surdéveloppement, surproduction, surabondance, surpêche, surpâturage, surconsommation, suremballage, surendettement, surmédicalisation… L’esprit de la décroissance est aux antipodes de tous ces maîtres-mots de l’idéologie néolibérale : la recherche obsessionnelle de la performance, la rentabilité à court terme, la réduction des coûts, la flexibilité, le retour sur investissement.
5/7) la décroissance contre le capitalisme
Une gauche extrême attribue à une entité, « le capitalisme », la source de toutes nos impuissances et, par là même, définit le lieu de la citadelle à abattre. En réalité, mettre un visage sur l’adversaire est problématique ; même les firmes transnationales sont incapables de l’exercer directement. Il ne suffit pas de remettre en cause le capitalisme, mais aussi toute société de croissance. Et là, Marx est pris en défaut. Un socialisme productiviste, porteur d’un projet de société de croissance, reste frappé d’une terrible ambiguïté faute d’intégrer les contraintes écologiques. Remettre en cause la société de croissance implique la remise en question du capitalisme, cependant l’inverse ne va pas de soi.
La croissance et le développement étant respectivement croissance de l’accumulation du capital et développement du capitalisme, la décroissance ne peut être qu’une décroissance de l’accumulation, du capitalisme, de l’exploitation et de la prédation. La véritable dualité politique n’est plus celle qui distingue « la droite » de « la gauche », mais celle qui sépare les partisans respectueux du souci écologique des autres, les prédateurs. La critique radicale de la modernité a été plus poussée à droite qu’à gauche, avec Hannah Arendt ou Cornelius Castoriadis. Nicolas Hulot, Corinne Lepage, Yann Arthus-Bertrand ne sont pas « de gauche ». Et le programme d’une société de décroissance que nous proposons est aussi peu partagé à gauche qu’à droite.
Mais c’est tout de même du côté des valeurs de partage, de solidarité, d’égalité et de fraternité, plus que sur celle de la liberté d’entreprendre et d’exploiter, qu’il faut s’orienter.
6/7) du refus de l’écolofascisme à un humanisme désoccidentalisé
La ruse de l’histoire serait qu’un pouvoir autoritaire se targue de la nécessité écologique pour faire accepter la restriction des libertés sans avoir à toucher aux inégalités. La gestion des épidémies, les accidents nucléaires, la gestion des réfugiés climatiques sont autant de motifs qui faciliteraient la restriction des libertés. On passerait ainsi du totalitarisme rampant de la ploutocratie actuelle, qui conserve encore un semblant de démocratie formelle, à un écofascisme musclé qui imposerait des restrictions draconiennes à une population affolée et apathique. Et s’il n’y a pas un réveil du projet démocratique, l ‘« écologie » peut très bien être intégrée dans une idéologie néo-fasciste.
Ne se rattachant pas à une conception superficielle de l’écologie, la décroissance se place plutôt du côté de l’écologie « profonde ». Mais reconnaître des droits à la nature (les animaux, les plantes, et le reste), n’implique pas forcément de verser dans l’écolâtrie des nouveaux cultes écologiques. Alors, doit-on nécessairement choisir entre écocentrisme et anthropocentrisme, entre humanisme et antispécisme ? L’humanisme, qui place l’homme au centre de l’univers, peut se définir comme un particularisme anthropocentriste. Ce qui pose problème, c’est que, pour de très nombreuses cultures, le grand partage entre nature et culture n’existe pas. Ainsi pour les Asmat de Papouasie, certains animaux font incontestablement partie de la famille humaine, mais les membres de la tribu voisine entrent dans la catégorie des denrées comestibles ! La décroissance, entendue comme philosophie fondatrice d’un projet de société autonomie, implique une rupture avec l’occidentalocentrisme. Ce n’est pas un hasard si la plupart des inspirateurs de la décroissance (Illich, Ellul, Claude Lévi-Strauss et bien d’autres), ont dénoncé l’humanisme occidental : toute tentative de formuler des postulats issus du code moral d’une seule culture réduit la possibilité d’appliquer à l’humanité dans son ensemble quelque déclaration des droits de l’homme que ce soit.
C’est pourquoi le projet de la décroissance n’est pas un modèle clef-en-main, mais une source de diversité. Cela dit, ne nous méprenons pas. Cette conception n’est en aucun cas un antihumanisme. Peut-être pourrait-on parler d’un a-humanisme comme je parle d’a-croissance.
7/7) quelques éléments complémentaires de réflexion
Emploi et relocalisation : un emploi précaire dans la grande distribution détruit cinq emplois durables dans les commerces de proximité. Selon l’Insee, l’apparition des grandes surfaces à la fin des années 1960 a éliminé en France 17 % des boulangeries, 43 % des quincailleries, 84 % des épiceries. Aujourd’hui les cinq centrales d’achats de la grande distribution couvrent 90 % du commerce de détail en France.
Emploi et productivité : La création d’emploi résulte en termes économiques de la relation entre la croissance de la production et celle de la productivité. En France, sur deux siècles environ, la productivité horaire du travail a été multipliée par 30, la production a été multipliée par 26, ce qui a permis un emploi multiplié par 1,75 seulement et une division par 2 de la durée individuelle du travail. Durant des siècles, les gains de productivité ont été systématiquement transformés en croissance du produit plutôt qu’en décroissance de l’effort.. Une réduction féroce du temps de travail imposé est une condition nécessaire pour sortir d’un modèle travailliste de croissance. Reste la nécessité de redonner du sens au temps libéré.
Emploi et pétrole : Utiliser massivement une énergie fossile fournie gratuitement par la nature dévalorise le travail humain et autorise une prédation illimitée des « richesses » naturelles. Si les coûts invisibles du carburant y étaient inclus – accidents de voiture, pollution de l’air, coût des bases militaires pour empêcher les peuples des pays producteurs d’avoir le contrôle de leur propre pétrole, subvention aux compagnies pétrolières -, le prix du carburant flamberait à 14 dollars le gallon au lieu d’un dollar aujourd’hui (International Center for Technology Assessment, Sierra Magazine, avril 2002). La fin du pétrole bon marché entraînerait une baisse de productivité due à l’abandon du modèle thermo-industriel et devrait nous forcer à embaucher.
L’impuissance politique : la politique politicienne a aujourd’hui peu de prise sur les réalités qu’il faut changer. Tous les gouvernements sont, qu’ils le veuillent ou non, les « fonctionnaires » » du capital. En effet les Etats ne sont plus maîtres de leurs décisions fondamentales à cause des multinationales qui ne dépendent d’aucun Etat. Ces multinationales opèrent sans assumer leurs responsabilités et ne sont contrôlées par aucune instance représentative de l’intérêt général.
Le onzième commandement : « Respecter la nature en tant que création divine. » C’est pour les chrétiens écologistes le onzième commandement. Ce concept est développé par le théologien Paul Knitter, partisan du relativisme religieux et du dialogue interculturel. Pour toutes ces raisons, il est attaqué par les théocons (théologiens conservateurs) qui ont le vent en poupe depuis l’élection du cardinal Ratzinger, nouveau pontife romain.
(édition 1001 nuits)