Il est fascinant de voir que Geneviève Ferone, directrice du développement durable du groupe VEOLIA environnement, dresse un diagnostic imparable du krach écologique à venir : « Le réchauffement climatique est une bombe sociale, une machine à produire des inégalités sans précédent. » Même sur la puissance techno-scientifique, elle émet de grandes réserves : « La science ne peut venir se substituer à un projet de civilisation. Nous devons encadrer le foisonnement technologique de l’extérieur, par des valeurs éthiques communes et démocratiquement débattues. Pour l’instant ce grand dessein n’existe pas. Nous vivons dans une forme de barbarie qui est la soumission du politique et de l’éthique à la toute-puissance de l’ordre technique. »
Mais elle conserve quand même une croyance dans les vertus de la croissance : « La seule issue possible est la voie de la sobriété pour gagner des crédits de temps en attendant le miracle énergétique et l’accès à l’énergie illimitée des étoles. Dans cette perspective, comment inventer une croissance fondée sur la proximité, la tempérance et la robustesse plutôt que le gavage et le jetable ? »
Elle pose cependant le problème de fond : « Quel candidat à une élection dans un pays démocratique serait suffisamment suicidaire pour imaginer se faire élire sur un programme de rigueur énergétique au risque d’accélérer le déclin économique de son pays ? »
1/3) la frontière 2030
La frontière temporelle n’est pas 2100 mais bien plutôt 2030 ! Cette date n’a rien d’arbitraire. En 2030 nous serons sur tous les fronts en situation de krach écologique. Le front de l’énergie est une lame de fond qui peut mettre en panne sèche notre économie, le front climatique poursuit sa dérive lente et inexorable vers un nouvel équilibre parfaitement inconnu. Nous serons en pleine croissance démographique et nous aurons littéralement essoré la planète de toute sa biodiversité.
En 2030 nous serons plus de 7 milliards de bouches à nourrir dont les deux tiers vivent en zone urbaine, sur une Terre saturée de pollutions et de déchets, déjà affectée par une hausse sensible des températures. Avec une concentration actuelle de 385 ppm de CO2, nous sommes pour la première fois depuis 400 000 ans entrés dans l’inconnu puisque cette situation est inédite. Pour contenir le réchauffement de la planète autour de 2°C, la concentration de CO2 devrait être limitée à 450 ppm. Au-delà de ce seuil, on risque un emballement de notre machine climatique. Nous atteindrons ce seuil critique d’ici à 2030. En 2030 nous serons entrés dans une phase de pénurie pour le pétrole et de fortes tensions sur les autres énergies fossiles, dans un contexte d’amenuisement des ressources vivrières et d’appauvrissement des terres cultivées. Ni les prix élevés, ni les avancées techniques ne permettront jamais de stopper le déclin et de relancer la croissance de la production une fois le pic pétrolier franchi. Ce pic sera largement atteint bien avant 2030. Le gaz naturel est aussi une ressource non renouvelable qui devrait atteindre son pic de production entre 2030 et 2040. Les problèmes rencontrés dans la gestion de l’eau douce à travers le monde sont d’ores et déjà prévisibles à l’horizon 2030 : sécheresses et inondations, surexploitation des eaux souterraines et de surface, absence de gouvernance de la ressource et abondantes pollutions d’origine agricole, industrielle et domestique. Indirectement le manque d’eau influe également sur l’aridité et la désertification, sur la salinisation des sols et leur érosion, la production agricole ou encore l’exode rural.
Si les Chinois venaient à adopter le mode de vie des Américains, cela conduirait immanquablement à l’horizon 2030 à une catastrophe planétaire environnementale et économique. Si les Chinois utilisaient proportionnellement autant de pétrole en 2030 que les Américains aujourd’hui, leur pays devrait disposer de 99 millions de barils de brut par jour ; la production mondiale quotidienne actuelle avoisine les 79 millions de barils. En raison de trois voitures pour quatre habitants en ce moment aux Etats-Unis, la possession d’un véhicule privé conduirait le parc automobile chinois à plus d’1,1 milliard d’unité en 2030. E si tous les Chinois se mettaient à consommer en 2030 autant que les Américains aujourd’hui, la seule consommation de céréales par personne passerait de 291 kilos à 935 kilos par an. Cela équivaudra pour la Chine aux deux tiers de la récolte mondiale de 2004. Si en 2030 les Chinois consommaient autant de viande que les Américains aujourd’hui, cela représenterait les 4/5 de la production mondiale actuelle de viande.
En 2030, l’homme détiendra une puissance de feu technologique inégalée pour prendre en main son évolution pour le meilleur et pour le pire. En 2030, l’Homme a rendez-vous avec la Terre, pour de bon. Pourvu que ce ne soit pas des noces funèbres. A l’horizon 2030, la Terre nourricière, notre Mère Nature, sera devenue pour l’Homme une véritable Marâtre.
2/3) l’horizon 2050
En 2050, la population du globe sera de 9 milliards d’hommes et de femmes, soit 2,5 milliards de plus qu’aujourd’hui. C’est une progression que la planète n’a jamais connue. Ce phénomène sera très net dans les pays en développement : la population des 49 pays les plus pauvres triplera pour atteindre 1,7 milliards d’habitants en 2050. D’ici à 2050, l’âge médian de la population mondiale passera de 26 ans actuellement à près de 50 ans, la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus passera de 10 à 38 %. Concernant les céréales, les projections jusqu’en 2050 confirment un déclin constant de la production de céréales par habitant.
Selon un rapport du GIEC, 200 millions de personnes seront déplacées d’ici à 2050 à cause du réchauffement climatique. Pour éviter la catastrophe climatique (plus de 2°C), les émissions mondiales de CO2 doivent avoir diminué de moitié d’ici à 2050. A l’inverse, si nous consommons tout le charbon accessible, la température planétaire pourrait monter de plus de 10°C à moyen terme. Le GIEC a également calculé que l’empreinte carbone du transport aérien serait de l’ordre de 1,5 milliards de tonnes, soit l’équivalent des émissions de l’économie de la Russie en 2002. Les prochaines conférences internationales mettront en évidence que les objectifs de réduction de nos émissions de GES dictés par le protocole de Kyoto sont complètement dépassés en raison de notre inertie politique et de l’augmentation de la croissance mondiale. Les pays riches devraient réduire leurs émissions non pas de 50 % mais de 80 % d’ici à 2050.
3/3) pour en finir avec la schizophrénie
Progressivement, l’ignorance et l’indifférence ont laissé la place à une schizophrénie qui atteint des sommets. Schématiquement nous savons, merci encore à Nicolas Hulot et à Al Gore, que nous allons dans le mur. Mais nous faisons exactement comme si nous n’y croyons pas. Par notre inaptitude à s’abstraire du présent, à se soucier des conséquences réelles, c’est-à-dire lointaines, de nos actes, nous nous conduisons comme des enfants que nous avons pourtant cessés d’être. Sur la même page d’un journal, nous recevons deux messages complètement contradictoires : d’un côté un article déplore la faiblesse du pouvoir d’achat qui est une catastrophe pour la relance de la consommation, ce qui signifie que nous ne pouvons plus acheter tout ce que la Chine fabrique. De l’autre côté nous lisons que le décollage économique des dragons asiatiques met en péril les grands équilibres vitaux de la planète. La consommation soutient la croissance qui renforce le réchauffement climatique.
Le seul message cohérent est celui de la sobriété et de la tempérance. La Chine, qui a imposé la politique de l’enfant unique, véritable tour de force, pourrait devenir la première puissance mondiale à imposer un quota carbone individualisé. Dématérialiser « du produit au service » est aussi une des stratégies possibles : au lieu de vendre des produits à courte durée de vie, il s’agit d’optimiser l’utilisation à long terme de biens que l’utilisateur n’a pas besoin de posséder. Un grand nombre des produits que nous possédons sont peu utilisés : Une voiture reste 92 % de son temps à l’arrêt, une perceuse est utilisée une demi-heure par an. L’écologie profonde (deep ecology) se montre particulièrement élaborée puisqu’elle pense le rapport de l’Homme à la nature de manière nouvelle et radicale. Si la deep ecology nous choque par ses thèses malthusiennes, pourquoi ne sommes-nous pas alarmés par la situation inverse, c’est-à-dire le détachement radical de l’Homme de la nature, la disparition de la biodiversité et l’organisation d’une vie dans un monde qui lui est parallèle ?
Une société ne peut pas vivre sans liens spirituels, sans valeurs et sans idéaux. La création de richesse n’est plus synonyme de progrès humain. Que transmettent nos élites aujourd’hui à ce sujet ? Rien. C’est finalement le seul défi que nous devons relever. Tous ensemble. Mais aujourd’hui la ressource la plus rare n’est assurément pas le pétrole ou l’eau, c’est tout simplement le temps ; nous devons affronter plusieurs obstacles concentrés dans la même fenêtre temporelle très proche, 2025, 2030, 2035 ? Autant dire rien à l’échelle de l’évolution.
(Grasset)