René Riesel, agriculteur lozérien et ancien secrétaire national de la Confédération paysanne, fut un temps camarade de lutte de José Bové. Dans ce livre, René Riesel condamne aussi bien la pensée dominante que les objecteurs de croissance (« On serait tenté de n’accorder qu’une intelligence fort médiocre à Serge Latouche… Le fatum thermodynamique soulage heureusement du choix de l’itinéraire à emprunter…»). Dans le même livre, les textes de Jaime Semprun n’ont qu’un rapport très lointain avec ce que dit René Riesel, mais on y trouve cette admirable pensée de Walter Benjamin: « Je conclurai en disant qu’un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu’appelle aujourd’hui l’exercice de cette activité, serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle ». Voici un résumé de la pensée de René Riesel :
« La réalité du désastre en cours n’est plus seulement admise du bout des lèvres, elle est désormais détaillée en permanence par les propagandes étatiques et médiatiques. Des experts bien informés et peu enclins à l’hallucination paranoïde nous informent avec autorité que « les vieilles terreurs millénaristes » ont maintenant pour la première fois un fondement rationnel. Le sort de l’humanité est donc scientifiquement scellé : il ne lui reste plus qu’à optimiser la maintenance de son fragile biotope terrestre. C’était le programme de l’écologie scientifique, c’est en train de devenir celui de tous les Etats. Les techniciens de l’administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes. Le catastrophisme d’Etat n’est qu’une inlassable propagande pour la survie planifiée. Quiconque refuse de se responsabiliser, de participer avec zèle à cette gestion citoyenne de la poubelle planétaire, démontre par-là un pur nihilisme.
Force a été de constater que cette connaissance toujours plus précise de la détérioration des conditions de vie s’intégrait sans heurts à la soumission. Depuis que la médecine scientifique a mis au point la machinerie qui assure une sorte de maintenance des quasi-cadavres, et prolonge ainsi indéfiniment leur fin de vie, on dit très éloquemment qu’il faudra alors les débrancher. La transposition à la société totale, où l’humanité entière se trouve sous branchements et perfusions de toutes sortes, s’impose d’elle-même. Mais elle signale du même coup ce qu’un arrêt de la machinerie de la vie artificielle a d’impossible à imaginer pour les habitants de ce monde clos. Il est vrai qu’on peut se demander dans quel état de délabrement on retrouverait cette humanité une fois qu’elle se verrait définitivement privée des impulsions que lui donne sa machinerie. De sorte que c’est le perfectionnement de son câblage qui parait à beaucoup l’issue la plus réaliste. D’ailleurs les représentations catastrophistes massivement diffusées ne sont pas conçues pour faire renoncer à notre mode de vie si enviable, mais pour faire accepter les restrictions et aménagements techniques qui permettront, espère-t-on, de le perpétuer.
Personne ne peut ignorer que la folie hygiéniste menée contre les microbes et chaque progrès de la sécurisation a entraîné l’apparition de nouveaux dangers, de fléaux jusque là insoupçonnés : que ce soit dans l’urbanisme où les espaces criminogènes s’étendent, ou dans l’élevage industriel, dans le milieu stérilisé des hôpitaux et celui de la restauration collective. Une fois admis le but profondément délirant d’un contrôle total de la vie, aucun désastre ne suffira à ramener à la raison le progressiste fanatisé. Il y verra au contraire un motif supplémentaire de renforcer le système technologique, d’améliorer la sécurisation, la traçabilité, etc. C’est ainsi qu’il devient catastrophiste sans cesser d’être progressiste. Sur la terre ravagée, devenue par l’artificialité technique de la survie comparable à un vaisseau spatial, ce programme cessera même d’être une chimère de la domination pour devenir une revendication des dominés. Certains proposent d’autres fictions pour donner à rêver sur l’écroulement du monde. Ces spéculations sur la catastrophe salvatrice ont leur version douce chez les idéologues de la décroissance qui parlent de pédagogie des catastrophes. Chez les plus valeureux des marxistes, on veut croire que l’autodestruction du capitalisme laissera un vide, fera table rase pour mettre enfin le couvert du banquet de la vie.
Mais avec la « prise de conscience écologique », ce sont les enfants qui devront faire la leçon à leurs parents (« Les antibiotiques, c’est pas automatique », « Faisons vite, chaque geste compte »). Ainsi formés à la citoyenneté militante, ils dénonceront à la police verte les manquements constatés chez leurs proches : « Je me renseigne à la mairie sur les mesures de restriction prises en cas de sécheresse et je les transmets à mes parents ». En voyant se mettre effectivement en place aujourd’hui une gestion de crise, on pourrait se demander si c’est la bureaucratie des experts qui monte au pouvoir, ou le pouvoir qui, dans le cours de l’effondrement de la société industrielle, tombe à sa portée. L’écologie industrielle propose déjà des plans de cités durables, des éco-villes « neutres en carbone ». L’état d’urgence écologique est à la fois une économie de guerre qui mobilise la production au service d’intérêts communs définis par l’Etat et une guerre de l’économie contre la menace de mouvements de protestation. C’est à la chaleur de l’incendie du monde que les diverses bureaucraties préposées à la gestion spécialisées de chaque secteur de la société de masse atteignent leur point de fusion, une mise en conformité écologique du capitalisme, une survie réglementée en bloc par l’administration du désastre qui nous sera revendue en détail par la production marchande. C’est un écologisme de caserne !
Il n’y a presque plus personne pour concevoir la défense de ses idées comme un engagement dans un conflit historique où l’on se bat sans chercher d’autre appui qu’un pacte avec la vérité. Nous, nous nous adressons à des individus réfractaires au collectivisme croissant de la société de masse, et qui n’excluraient pas par principe de s’associer pour lutter contre cette sursocialisation. Il faut penser que c’est la révolte, le goût de la liberté, qui est un facteur de connaissance, plutôt que le contraire. L’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints, peut, avec un peu de chance et de volonté, avoir des conséquences incalculables. »
(encyclopédie des nuisances)