Nous te conseillons fortement la lecture de ce livre d’un maître de conférence en géographie, membre du CNRS).
Ce livre fait le point sur les concepts qui conditionnent notre avenir, développement, sous-développement, sur-développement, croissance, décroissance, crise économique, crise sociale, échec du développement, guerre du développement, en résumé « crise du concept de développement », et par là-même c’est une remise en question de l’oxymore à la mode « développement durable », assimilé à croissance durable.
1/4) caractéristiques des sociétés anciennes
Les sociétés « d’avant le développement » obéissent principalement à des logiques de « reproduction » et non de « production ». Leur but premier est de permettre la reproduction d’une communauté, à la fois démographiquement et culturellement. On n’adopte une innovation que si l’équilibre général n’est pas compromis. Elles visent avant tout à reproduire du lien social, ce qui suppose de garder le sens des limites.
C’est l’ethnologie qui nous a permis de comprendre que tout homme est un « civilisé » (ce qui signifie d’abord qu’il est encadré). Il n’y a pas de sauvages ou de sociétés primitives. On se doit donc de respecter les différences culturelles. Ce n’est pas l’économique qui compte, c’est la richesse de la culture et de la convivialité. Pour les partisans du pluralisme des civilisations, n’est-il pas plus souhaitable que les civilisations dérivent selon leur erre, sans aboutir à l’uniformisation universelle ?
2/4) caractéristiques des sociétés en développement
Elles se placent dans une logique avant tout économique de maximisation de la production de biens et services marchands, quitte à sacrifier le social. On ne prête pas attention au concept d’équilibre ou on considère que la technique permettra toujours de dépasser les limites. L’idée de développement est étroitement associée au sentiment que le présent représente un « progrès » sur la passé et, qu’à son tour, le futur devrait conduire à une amélioration par rapport au présent. Cela s’accompagne (depuis Descartes, 1637) d’une volonté de domination de la nature par l’ingénierie.
L’idée de supériorité de la civilisation occidentale a servi de prétexte à la colonisation au nom d’une mission « civilisatrice ». La SDN pouvait ainsi déclarer en 1919 : « La meilleure façon de réaliser le bien-être et le développement de ces peuples (colonisés) est de confier leur tutelle aux nations développées. » La Charte des Nations unies (juin 1945) parait s’éloigner de ce modèle, réaffirmant « le respect universel des droits de l’homme sans distinction de race, de sexe… ». Mais le recours à des institutions internationales pour « favoriser le progrès économique et social de tous les peuples » signifiait que le modèle américain de développement devait se généraliser. Le point IV du discours d’investiture d’Harry Truman illustre cette démarche : « Il nous faut lancer un nouveau programme qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de la croissance des régions sous-développées… Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Avec la collaboration des milieux d’affaires, du capital privé, ce programme pourra accroître grandement l’activité industrielle des autres nations et élever substantiellement leur niveau de vie. »
Mais il est dangereux de considérer que toutes les sociétés de la planète n’auraient comme devenir logique que d’aboutir à des sociétés de production et de consommation sur le modèle des pays aujourd’hui qualifiés abusivement de « développés ». A l’optique de Rostow selon laquelle tous les pays devaient parcourir les cinq étapes de la croissance économique (1960), on peut opposer l’analyse tiers-mondiste du sous-développement comme processus historique autonome issu de la dépendance du Sud par rapport au Nord. Le sous-développement n’est pas une situation conjoncturelle, il est causé par un blocage et une désarticulation structurelle de pays dominés par les pays riches. Pourtant la conférence de Bandung des non-alignés avait aussi intégré l’idée qu’il pouvait être intéressant d’accepter des investissements étrangers de l’Est ou de l’Ouest ainsi que des aides au développement. Il n’y avait plus de projet sociétal alternatif.
Le projet initial de la croissance économique et du développement technique était de libérer l’homme, de le dégager des tâches pénibles afin de lui permettre de réaliserait ce qu’il souhaiterait. On est obligé de reconnaître que dans les pays des Nords comme des Suds, le projet n’a pas abouti. Faute d’imagination, les dirigeants continuent pourtant de se réclamer de la seule logique du « sur-développement » pour répondre aux demandes de mieux-être des populations. Pourtant les contraintes environnementales montrent qu’il n’y a pas de développement durable : aucune croissance n’est infinie dans un monde fini. Le Titanic coule, mais dans le cas de la planète Terre, on ne peut guère espérer de navire de rechange.
3/4) le développement du sens des limites
L’un des premiers théoriciens des limites fut Thomas Malthus qui a avancé en 1798 que la croissance arithmétique des ressources naturelles ne pourrait suivre la progression géométrique (exponentielle) de la population. Il préconisait donc un contrôle volontariste des naissances, afin d’éviter une catastrophe démographique. En 1909, le président américain Théodore Roosevelt, notamment sensibilisé par le naturaliste John Muir, exprimait sa préoccupation au sujet des limites : « Si notre génération dilapide les ressources dont nos enfants auront besoin pour vivre, nous réduisons la capacité de notre pays d’abriter une population et donc, soit nous dégradons notre futur niveau de vie, soit nous privons les futures générations de leur droit de vivre sur ce continent ». Mais les successeurs de T.Roosevelt ont opté pour la recherche de ressources complémentaires hors du continent nord-américain, il n’y a aucune remise en question de leurs pratiques.
Il faut attendre l’électrochoc de 1972 pour que le sens des limites prenne consistance. Même si la première conférence de l’ONU sur l’environnement proclame indispensable le développement économique, la déclaration finale affirme : « Dans les pays industrialisés, les problèmes de l’environnement sont généralement liés à l’industrialisation et au développement des techniques. L’homme a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. » La même année, le rapport du Club de Rome, The limits to growth », a été beaucoup plus percutant que l’ONU. Une croissance économique, par nature exponentielle, ne peut que rencontrer des limites structurelles. Les tenants du progrès technique ont tout fait pour qu’on ignore ce message fondamental. Ses auteurs furent traités de « catastrophistes », qualificatif souvent employé encore aujourd’hui par ceux qui ne veulent pas voir la vérité en face. Pourtant les modélisations du Club de Rome trouvent un écho contemporain dans les travaux de Nicholas Stern qui annonce l’éventualité d’une crise mondiale à l’horizon 2050 liée au réchauffement climatique.
Le rapport Brundtland de 1987, Notre avenir à tous, introduit le concept de développement durable et brouille les cartes. Il mélange des considérations qui peuvent rallier des militants écologistes et d’autres qui rassurent les milieux industriels : « Bien des voies suivies par les pays industrialisés ne sont pas durables… Nombreux sont les problèmes de survie qui sont liés à un développement inégal, au paupérisme et à la croissance démographique… Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin, c’est une nouvelle ère de croissance économique, une croissance rigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement durable. » Ce ne sont plus les pratiques des pays industrialisés qui vont être au cœur de la critique, mais les malheurs liés à la pauvreté. On se contente de parier que la technoscience trouvera forcément des solutions : « La notion de développement durable implique celle de limites. Il ne s’agit pourtant pas de limites absolues, mais de celles qu’impose l’état actuel des techniques et de l’organisation sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité humaine. Mais nous sommes capables d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique. » Cette approche optimiste et non justifiée se retrouve dans les documents de la deuxième conférence sur l’environnement de Rio en 1992 : les pays développés sont un modèle à suivre. C’est nier les difficultés nées du sur-développement, sous prétexte qu’il existe aussi un sous-développement.
L’idée de prendre en compte simultanément l’économie, le social et l’environnement (Profit, People, Planet) reste sans doute l’aspect le plus consensuel et en même temps le plus controversé du concept de développement durable. L’époque contemporaine voit la sphère de l’industriel-marchand recouvrir une majeure partie de la sphère humaine. Cela ne laisse plus de place pour un lien social autonome par rapport à la sphère marchande. Une autre source de problèmes vient du fait que la majorité des hommes en position de décision ont perdu le contact et le sens de la nature dans des villes où la sagesse ne réside plus dans la capacité à interpréter les phénomènes naturels, mais plutôt à gérer des relations inter-humaines de plus en plus complexes et déconnectées du monde naturel. Or Nicholas Georgescu-Roegen a montré qu’il ne faut pas penser l’activité économique en termes de « production », mais plutôt comme transformation de ressources naturelles en déchets sans valeur et en énergie non utilisable. Il existe non seulement des limites en terme de ressources naturelles et d’énergie accessible, mais aussi une limite structurelle liée à la dégradation de toute matière et de toute énergie (mécanisme d’entropie). Selon cette approche thermodynamique, la seule option durable à long terme résiderait dans la minimisation des prélèvements pour ralentir la progression de l’entropie, ce qui reviendrait à amorcer une décroissance par rapport aux modes de consommation actuels. Cette décroissance ne serait cependant pas un « retour à l’âge de pierre », mais plutôt une recherche de la maximisation de l’avenir des sociétés humaines, compte tenu des limites extérieures. Les tenants de la décroissance en viennent à considérer que seule la croissance biologique et les mécanismes chimiques ou physiques liés au rayonnement solaire peuvent être qualifiés de durables. Cette école de pensée considère en outre que la finalité des activités humaine n’est pas la production de biens et de services, mais l’enjoyment of life, la joie de vivre. Il n’en reste pas moins que le principe de décroître s’apparente plus à une procédure qu’à un véritable projet de société alternatif.
4/4) Conclusion
Au travers de ce livre, nous pouvons réfléchir sur le discours de Bush (Le Monde du 19.04.2008) : « Sur le long terme, les nouvelles technologies sont la clé pour répondre au changement climatique. La croissance des émissions de gaz à effet de serre des Etats-Unis stoppera en 2025 pour diminuer ensuite. » En fait selon Frédéric Durand, les responsables politiques se trouvent confrontés à quatre grandes options, mais G.Bush ne considère explicitement que la première :
- œuvrer pour qu’une série d’innovations majeures permette de résoudre l’ensemble des problèmes actuels ;
- espérer que dans l’éventualité de bouleversements mondiaux, leur pays serait moins affecté que les autres ;
- attendre que des crises permettent de justifier des mesures impopulaires après des décennies de discours rassurants ;
- appliquer le principe de précaution et reconnaître dès maintenant la gravité de la situation. Cela supposerait que l’idée même de « développement » peut être trompeuse et qu’il faut remettre en question le paradigme socio-économique dominant.
Les trois premières options parient sur l’avenir, ce n’est pas digne d’un véritable acte politique. D’ailleurs, sauf révolution technologique aussi souhaitables qu’aléatoires, on ne dispose pour l’instant d’aucune solution technique à l’échelle des enjeux. La dernière option exigera de reprendre cette interrogation d’Edgar Morin : « Le monde va-t-il imperturbablement vers le développement et le progrès, ou bien les idées de progrès et de développement nous ont-elles égarées ? » (Pour sortir du XXe siècle, 1981). Le développement (durable ?) a déjà entraîné la déstructuration de nos sociétés qui privilégient dorénavant la production de biens au détriment de la reproduction sociale. Faut-il que l’ensemble des peuples subisse le développement du niveau de vie américain et de ceux qui courent après ce modèle ? Interroger le concept de « développement » est donc crucial, car si cette façon de penser s’avère nuisible comme ce livre le démontre, la situation climatique et l’épuisement des ressources risquent de devenir irréversibles avec toutes les conséquences socio-économiques que cela entraînera.
(édition Ellipses)