Pourquoi ce texte ? Depuis le livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique (1992), auquel fait écho la parution récente du roman de Jean-Christophe Rufin, Le Parfum d’Adam (2007), l’écologie profonde est assimilée à une forme radicale d’antihumanisme, voire de « totalitarisme vert ». À rebours de ces idées reçues, Jean-Baptiste Lanaspèze dresse ici un panorama de ce courant de pensée méconnu et s’interroge sur cette méfiance des intellectuels français à l’égard de la pensée écologique.
En décembre 2006, Télérama faisait sa une sur ces mots : « Écologie : le silence des intellectuels français ». La bibliographie qui accompagne cet article ne déroge pas à ce qui est une règle française : elle ne compte aucun représentant, direct ou indirect, de l’écologie philosophique, de l’éthique environnementale, ou de la « deep ecology ». Ni le Norvégien Arne Naess (né en 1912), ni les Américains John Baird Callicott (né en 1941), Aldo Leopold (1887-1948), Edward Abbey (1927-1989), Edward O. Wilson (né en 1929) n’y figure. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pour ainsi dire pas traduits en français. Pourquoi ne sont-ils pas traduits en français ? Parce que l’écologie philosophique a chez nous la réputation d’être une pensée « controversée ». Le silence des intellectuels français à l’égard de l’écologie n’est en effet pas tant un silence d’indifférence que de méfiance, voire d’hostilité déclarée. Dans un appendice à son roman Le Parfum d’Adam, publié en janvier 2007, J.C. Rufin dénonce avec virulence la deep ecology (l’écologie profonde) qui serait, selon lui, l’ancrage théorique d’un « totalitarisme vert ». Du côté des philosophes, on se heurte à l’idée, très répandue dans le milieu universitaire français, qu’« il n’y a rien à penser dans la nature ». De plus, la perspective technique et la culture scientifique de nombreux écologistes rendent pour eux toute philosophie superflue. Mais de plus en plus de gens supputent l’existence d’un lien entre crise environnementale et dimension anti-naturaliste de notre culture.
Dans cette perspective, une réponse matérielle et technique (comme par exemple la réduction des émissions de CO2 et des gaz à effet de serre) ne saurait mettre un terme durable à une crise qui est le symptôme d’un dysfonctionnement culturel plus profond. S’il est vrai que nos valeurs sont comme le moule de nos comportements individuels et collectifs, alors c’est jusqu’à ces valeurs qu’il faut remonter. Cette conviction est en tout cas le point de départ de la deep ecology (l’écologie profonde). C’est ce qu’affirme le chef de file universitaire de ce mouvement, le philosophe américain John Baird Callicott : « Je vois dans la crise environnementale une profonde répudiation des attitudes et des valeurs de la civilisation occidentale moderne à l’égard de la nature. […] Je fais partie de ces philosophes que l’on appelle "écocentristes" ». Notons que l’objet de cette philosophie n’est pas « la nature » (en tant que chose extérieure à l’homme dont il n’y a en effet « rien à penser »), mais l’idée de nature – la façon dont nous pensons nos relations au monde naturel, la signification que nous accordons à notre propre naturalité. Ecology, community and lifestyle, du philosophe norvégien Arne Naess, écrit en 1976 et traduit en anglais en 1989, est le livre fondateur de l’écologie profonde. Que l’on soit convaincu ou non par cette philosophie, on doit reconnaître qu’elle n’est en rien un anti-humanisme.
L’idée que « l’homme est un être d’anti-nature » est pour ainsi dire en France un point de religion. Par conséquent, toute philosophie qui conteste notre anti-naturalité est nécessairement ennemie du genre humain. En s’installant au point de croisement du naturel et du culturel, l’écologie profonde touche donc un fondement de la culture française. La réforme éthique que propose l’écologie profonde consiste à accorder enfin nos valeurs à nos connaissances, en mettant un terme à cette idée qui continue de structurer notre éthique, selon laquelle l’homme et la nature seraient disjoints. Une fois débarrassés de cette croyance, nous pourrons appréhender plus sereinement l’idée que tout naturalisme n’est pas un réductionnisme. Il suffit pour cela de cesser de définir le naturel comme le non-humain, et l’humain comme le non-naturel. Il a fallu attendre 2006 pour découvrir que les éléphants faisaient partie (avec les dauphins et les grands singes) du petit cercle d’animaux capables de se reconnaître dans un miroir – faculté décisive dans la mesure où elle implique de fortes capacités d’empathie et une organisation sociale complexe. En revanche, on rechignera probablement encore pendant quelques décennies à accepter l’idée que la société puisse être elle aussi une réalité naturelle ; comme le note Arne Naess, « la chimie, la physique et la science de l’écologie ne reconnaissent que le changement, pas le changement évalué ». Pour évaluer, il faut un système éthique. L’écologie ne peut donc être seulement une science ; il faut qu’elle soit une philosophie.
Plus nos connaissances s’améliorent, plus nous prenons conscience que nous sommes partie prenante de ce monde. Après avoir découvert que l’univers était plus grand que ce que nous pensions, puis que l’homme n’était pas au centre et que nous étions une espèce parmi d’autres, nous voici arrivés à l’idée que nous sommes une expression récente et fragile, parmi d’autres, d’une planète vivante. Le fait de savoir que ce qui se joue dans la crise écologique, c’est notre survie et non celle de la planète, n’est donc pas une argutie de détail. Il met en évidence le fait que la crise écologique n’est pas une crise de « l’environnement » (dans une perspective anthropocentrique et technicienne), mais bien une crise de la civilisation – l’un des symptômes des dysfonctionnements d’une civilisation qui se conçoit contre le naturel. Et pour peu que l’on n’ait pas tout à fait coupé les liens qui nous unissent irrémédiablement à ce monde fait de la même chair que nous, ces idées sont tout à fait supportables.
Le fait d’accorder une valeur en soi au monde naturel ou, en d’autres termes, de quitter l’ancien point de vue anthropocentrique pour adopter un point de vue « écocentrique », c’est ce qui caractérise pour le philosophe norvégien Arne Naess le passage à l’écologie profonde. Là où l’écologie technique ne vise au bout du compte à rien d’autre qu’à « la santé et l’affluence des gens dans les pays développés », l’écologie éthique constitue un refondation radicale de nos valeurs. L’écologie anthropocentrique, Naess la juge « shallow » (superficielle), et l’écologie écocentrique, il la baptiste « deep ». Pour la première, la nature n’a pas de valeur en dehors de l’homme ; elle est donc un outil, une matière ou un décor. Pour la seconde, elle a une valeur indépendamment de l’homme ; elle ne vaut donc pas d’être sacrifiée au développement humain, mais le développement humain doit au contraire en tenir compte comme d’une limite. Que l’on n’ait cessé de dénoncer une « rupture avec l’humanisme » là où il s’agit d’approfondissement des valeurs, voilà qui peut sembler étrange. Car ce dont il s’agit précisément pour Naess, c’est de réformer l’éthique et la métaphysique, pour permettre à l’homme de vivre une vie meilleure au sein de ce qui l’entoure. Dès le premier paragraphe d’Ecology, community and lifestyle, ce qui est mis en avant, c’est notre capacité positive à vivre en harmonie avec le monde, en mettant justement en avant la spécificité de notre statut parmi les autres mammifères :
« L’humanité est la première espèce sur terre ayant la capacité intellectuelle de limiter consciemment son nombre pour vivre un équilibre durable et dynamique avec les autres formes de vie. » S’il faut que l’espèce humaine apprenne à limiter son nombre pour pouvoir continuer de vivre une vie durable et équilibrée avec l’ensemble de la biosphère et de l’écosphère, cette limitation peut être vue comme un progrès de la civilisation. La nécessité pour l’humanité de contrôler sa démographie pour continuer de vivre au milieu d’une biosphère riche et variée n’est choquante que si l’on tient la nature comme quelque chose d’extérieur à nous ; elle cesse de l’être pour peu que l’on renonce à voir dans cette nécessité une contrainte extérieure, et qu’on la comprend comme une capacité positive d’une vie en équilibre avec le monde naturel dont elle dépend. De même qu’en limitant sa liberté pour respecter celle d’autrui, l’humanité a gravi un échelon décisif, de même en contrôlant son nombre pour respecter l’ensemble de la vie sur Terre, elle accédera à une vie éthiquement plus riche. Limiter sa liberté pour respecter la beauté du monde n’est pas un projet barbare, et l’essayiste Simon Schama dénonce avec raison « le syllogisme obscène » qui consiste à laisser entendre qu’il y aurait le moindre lien entre l’écologie profonde et le totalitarisme.
A la fin d’Ecology, community and lifestyle, Naess propose sa propre philosophie de l’écologie, son « écosophie » particulière. Or, dans son écosophie, il fonde la valeur de la « diversité » en général sur la valeur première de la « réalisation de soi » (self-realisation). La réalisation de soi passe en effet selon lui par celle « des autres », et ce qu’il entend par « les autres » excède les limites du genre humain : « La réalisation complète de soi pour quiconque dépend de celle de tous » ou « la diversité de la vie augmente les potentiels de réalisation de soi. » Quant à la radicalité de l’écologie profonde, il semble qu’il faille l’entendre au sens philosophique, et non au sens politique. On voit mal comment l’activisme du professeur Naess, explicitement nourri de l’éthique spinoziste et des principes de non-violence de Gandhi, pourrait nourrir une action « radicale ». Quant au fait que toute philosophie écologiste soit nécessairement aussi une pratique militante, c’est bien sûr l’avis de Naess : « la philosophie de l’environnement est un militantisme environnemental. »
Au final, le terme de deep ecology (l’écologie profonde) semble mieux définir la révolution copernicienne que constitue l’écocentrisme que la notion d’« environnement ». L’« environnement », qui conçoit la nature comme ce milieu extérieur à nous par lequel nous sommes entourés, ne semble pas la notion la mieux appropriée pour servir de référent à cet effort commun de décentrement éthique. L’environnement demeure en effet le corrélat d’un sujet implicite (« l’environné ») qui, par définition, n’en fait pas partie. Assumer ce label de deep ecology, c’est rappeler à l’humanisme étroit qu’il a raison de ne pas aimer la deep ecology, car la deep ecology ne l’aime pas non plus.
NB : Ce texte est un résumé, avec l’aimable autorisation de l’auteur, d’un article de la revue « Mouvements ». http://www.mouvements.asso.fr/spip.php?article81