Les sciences économiques et sociales font l’objet d’une filière du baccalauréat en France. Matière exceptionnelle, puisqu’elle refuse la compartimentation propre à l’université (sociologie, psychologie, histoire, économie, etc.) pour aborder une analyse transversale de la société. Cependant les SES souffrent de trois défauts. Le premier est de séparer trop ostensiblement enseignement économique et sociologique, ce qui recrée une spécialisation interne dommageable à l’apprentissage d’une perspective globale par les lycéens. Le deuxième est de ne considérer textuellement que l’économique et le social, oubliant l’importance de l’écologie dans un monde dont on a outrepassé les limites. Enfin, ces dernières années, l’orientation des SES était croissanciste, occultant le fait que l’activité économique est cyclique. C’est en train de changer.
Dans BIOSPHERE-INFO ci-dessous, nous faisons le point sur l’enseignement de SES que nous aimerions voir intitulé PAD « préparation à un avenir durable ». On note d’ailleurs une prise en compte de la protection de l’environnement, de la politique climatique, et même de la crise, dans le nouveau programme 2012-2013 de terminale ES. Il y a toujours dans la biosphère croissance et développement, puis décroissance ; l’activité humaine ne peut échapper à cette règle. Un jour sans doute nous reconnaîtrons au niveau des études scolaires que l’économie n’est qu’une sous-partie de la biosphère, que l’homme est inclus dans la Nature.
Les nouveaux programmes de SES, croissance ou décroissance ?
Que vont apprendre en 2012-2013 les élèves de Terminales économiques et sociales (ES) avec le nouveau programme ? Des mots horribles comme fluctuations économiques, crise, dépression, déflation, soutenabilité faible, etc. C’est la marque d’une rupture avec des programmes centrés jusqu’à présent sur la croissance économique. En fait cette matière relativement nouvelle est née en 1965 pour les secondes, donnant le jour en juin 1968 au premier bac B, ancêtre du bac ES. La création de ce bac, qui s’ajoutait aux bac philosophie, mathématique et sciences expérimentales, fut le fruit d’une longue controverse entre des normaliens ouverts sur les réalités globales du monde contemporain et les Inspecteurs Généraux de l'Enseignement Technique. Les épreuves du premier Capes de Sciences Economiques et Sociales sont passées en décembre 1969. On peut résumer en une phrase la finalité de cet enseignement : « Conduire à l’intelligence des économies et sociétés d’aujourd’hui et intégrer cette acquisition à la formation générale des élèves. » Il est donc normal que cette matière évolue en même temps que la société. Voyons la prise en compte de la dualité croissance/crise par les programmes officiels au cours des années.
Le programme était centré à l’origine sur un monde séparé en trois blocs, les pays capitalistes développés, les pays socialistes et les pays du Tiers Monde. Le choc pétrolier de 1973 a introduit un chapitre sur « la crise ». Ce qui fait que le programme est devenu au début des années 1980 « étude de la croissance et des crises tant dans les pays industrialisés que dans les économies socialistes et le Tiers Monde ». Avec le contre-choc pétrolier de 1986, le ton devient plus neutre en 1987 : « Les transformations économiques et sociales. » Le Tiers Monde devient comme par magie « pays en voie de développement ». Mais le terme croissance n’apparaît pas, sauf dans la dénomination « croissance des entreprises ». On s’en tient encore aux crises, leurs différents aspects, les politiques de lutte contre la crise. C’est seulement en 1995-1996 qu’il y a un premier basculement. Un pan du programme s’intitule « les facteurs économiques de la croissance et du développement, mais on conserve encore un chapitre « Crises, régulation et dynamique du développement ».
C’est en 1999 que la notion de crise disparaît avec un nouveau programme restructuré autour de ce questionnement économique : Travail et emploi… Investissement, capital et progrès technique… Ouverture internationale et mondialisation. On s’interroge sur les relations entre croissance, développement et changement social, exit l’existence possible d’une crise. On a complètement oublié qu’en 1972 un rapport bien documenté avait statistiquement démontré les limites de la croissance. Vingt ans après, en 2003, le tiers du programme est consacré à l’accumulation du capital et l’organisation du travail en lien bien sûr avec la croissance économique. Dans l’index des manuels, le mot crise n’apparaît plus, sauf sous des forme particulières comme « crise de l’Etat-providence ». La notion de cycle économique a aussi disparu corps et bien alors que c’était autrefois un élément fondamental de l’enseignement. Les sujets de bac sont tous centrés sur la notion de croissance.
C’est pourquoi le programme en application pour 2012-2013 constitue un véritable bouleversement. La partie Sciences économiques s’intitule « Croissance, fluctuations et crise ». Après « les sources de la croissance », on s’interroge « Comment expliquer l’instabilité de la croissance ». Les notions de dépression et déflation sont explicitement au programme. Dans Economie et développement durable, les deux sous-titres abordent la question écologique : La croissance économique est-elle compatible avec la préservation de l’environnement ? Quels instruments économiques pour la politique climatique ? Un manuel va encore plus loin avec la présentation du courant décroissant… Un autre manuel donne pour exemple de sujet de dissertation : « La recherche d’un développement durable implique-t-elle l’arrêt de la croissance ?
L’enseignement donné aux lycéens nous paraît bien en avance par rapport à la politique gouvernementale actuelle, gauche ou droite, arc-boutée sur le croissancisme. Le mot "rigueur" reste interdit en France, d’autant plus que la colonne vertébrale du candidat à la présidentielle maintenant élu, François Hollande, reposait sur la volonté de croissance. Non seulement cette volonté s’est déjà heurté au choc de l’endettement, mais elle n’a pris en considération ni le réchauffement climatique, ni la descente énergétique qui va suivre la raréfaction des ressources fossiles. Puisse la modification des programmes de SES être le signe d’une meilleure perception de nos réalités contemporaine, un regard plus soucieux des générations futures que de la protection du pouvoir d’achat actuel.
Michel Sourrouille, professeur de sciences économiques et sociales (Lemonde.fr, rubrique Idées, 18 juillet 2012)
Commentaire de Marjorie Galy
Oui il est bienvenue que les programmes de SES s’intéressent à nouveau à la crise, encore faudrait-il que cela soit fait de façon pluraliste ! En effet, les causes de la crise sont réduites à des "chocs de demande ou d’offre", c’est-à-dire des causes uniquement exogènes. Exit donc les contradictions internes de l’accumulation du capital... Mais c’est vrai, cela obligerait à évoquer Karl Marx et le capitalisme (et autres régulationnistes ou institutionnalistes) pour offrir un tableau pluriel et passionnant des interprétations des crises.(http://cache.media.eduscol.educatio...)
Quant à l’interprétation des sources de la croissance et du développement, elles sont enfin pleinement introduites, mais là encore, le positivisme et la naïveté de la présentation sont patentes : la croissance endogène n’est pas présentée comme une avancée théorique mais comme une réalité réifiée sans débats : les acquis des courants hétérodoxes (non cités) pillés par les nouvelles théories de la croissance passent pour des progrès propres des premiers modèles de croissance (exogènes)... sans plus aucune enjeu de domination... Le monde des bisounours ! (où l’article de Rodrik recommandé par le MEN réduit la crise des années 1980 des pays sous développés à une inadaptation de leurs institutions face à des chocs exogènes ! http://www.imf.org/external/pubs/ft...)
Quant à l’arrêt de la croissance et les questionnements sur les finalités de cette dernière, ce n’est bien que dans des manuels de SES (et non dans le programme officiel) que Michel Sourrouille a pu les rencontrer !
NB : Marjory Galy est membre de l’APSES (association des professeurs de sciences économiques et sociales)
Remarques complémentaires sur les SES
L'essentiel dans les cours de sciences économiques et sociales n'est pas dans la manière de rédiger une dissertation ou de passer un oral de bac. Il s’agit pour les enseignants conscientisés de mettre en question la notion de progrès et celle de progrès technique, il s’agit de montrer l’absurdité d’une volonté de croissance économique dans un monde fini, il s’agit de démonter l’oxymore « développement durable », etc. C’est pourquoi les professeurs de SES font nécessairement de la politique ! Car il n’y a jamais neutralité de l’enseignement, il y a toujours un message revendiqué ; dans l’optique des programmes officiels, soutenir les structures socio-économiques actuelles. Pour ou contre, tout enseignement a par définition un objectif politique : il justifie l’existent ou bien il en dévoile les failles. L’enseignement des SES a évolué avec le contexte socio-économique.
Prenons les sujets posés en France métropolitaine ces dernières années. Ils sont centrés sur la croissance:
Juin 2012 : Comment l'accumulation du capital peut-elle être source de croissance économique ?
Juin 2008 : En quoi l’innovation est-elle un facteur de compétitivité ?
Juin 2007 : Après avoir présenté les différentes formes du progrès technique, vous montrerez les effets de celui-ci sur la croissance économique.
Juin 2004 : Vous expliquerez comment l’investissement est source de croissance économique.
Juin 2001 : La diminution de l’intervention de l’Etat est-elle source de croissance économique ?
Prenons par contre les sujets après le premier choc pétrolier de 1974. Ils incitaient à réfléchir sérieusement sur les limites de la croissance. Ainsi ce sujet posé à Toulouse en 1974 :
« On découvre seulement aujourd’hui que la prospérité de l’Occident était en partie fondée sur l’énergie à bon marché et sur la croyance aveugle que cette situation pourrait durer indéfiniment (Le Monde, novembre 1973). Après avoir apprécié les conséquences de la « crise du pétrole » sur la croissance de ces économies, vous montrerez que le problème de l’énergie et des matières premières est de nature à transformer tant les rapports existants entre les économies développées occidentales et les pays « en voie de développement » que les rapports existant entre les pays du Tiers Monde. »
Ainsi ce sujet posé à Rennes en 1975 : « La poursuite de la croissance, telle que l’ont connue depuis la deuxième guerre mondiale les économies capitalistes développées, semble poser de plus en plus de problèmes. Vous présenterez la crise actuelle et ses mécanismes et vous tenterez de déterminer dans quelle mesure et pour quelles raisons un changement d’orientation parait devoir s’imposer. »
Si les SES ont été à l'origine une matière qui permettait aux élèves de s'affronter au monde moderne et d'en discuter les bases, c'est devenu une discipline comme les autres, avec ses recettes et ses habitudes, nourrissant un corps de spécialistes imbus de leur spécialité. Autrefois l’inspection recommandait les tables en fer à cheval pour laisser la parole se diffuser dans la classe. Aujourd’hui peu d’enseignants laissent la parole aux élèves. Pourtant l’esprit des SES milite toujours pour la (re)connaissance de la complexité. Le credo, c’est la multidisciplinarité. Le Capes est préparé des candidats venant de plusieurs universités alors que la faculté a oublié les interrelations de la réalité. Plus tu es spécialisé dans un métier, plus tu es discipliné, enfermé dans un certain cadre explicatif du monde ; le patron de Renault raisonne comme son entreprise, le patron du FMI comme le veut la tradition de son poste, l’élève comme ses camarades, le prof de SES comme sa discipline. Comment préparer notre jeunesse à la compréhension du TOUT ?
On peut tracer un graphique dont les abscisses mesurent le temps et l’ordonnée l’espace. Au point d’intersection en ordonnée, nous sommes à l’instant présent, avec derrière nous toute l’évolution de la matière depuis le Big Bang ; devant nous le devenir des générations futures et le Big Crunch. Au point d’intersection, nous sommes dans une salle de classe, devant des élèves. Mais l’espace en abscisse n’est pas délimité par les murs du lycée, il y a aussi les frontières nationales, l’Union européenne, les pays riches, l’ensemble des territoires de la planète, la Biosphère de notre Terre, notre système solaire, etc. etc. La formation de professeur de sciences économiques et sociales permet de maîtriser à peu près l’ensemble de l’espace et du temps. Un bon cours récapitule l’expérience d’un géographe et d’un historien, mais aussi d’un économiste, sociologue, politologue, statisticien, biologiste et physicien, etc. Nulle formation dans l’université pour une telle polyvalence, le professorat de SES relève de la formation continue.
Ensuite le pédagogue doit garder une ouverture d’esprit : ce que l’adulte professe est toujours une hypothèse valide uniquement si elle n’est pas remise en question. Une analyse est toujours provisoire, dans l’attente d’une contestation possible. Il faut accepter que de nouvelles découvertes remettent en question l’état actuel de notre croyance. Le contenu des SES doit évoluer. Le XXIe siècle n’est pas le XIXe, l’époque où on parlait d’économie politique dans un contexte d’abondances des ressources naturelles. Le XXIe siècle n’est pas le XXe, quand les miracles du progrès technique se sont transformés en mirages. Les biens autrefois libres car offerts gratuitement, l’air, l’eau, la température, les bienfaits de la planète devront être dorénavant payés puisque telle est la loi du marché qui a provoqué la rareté actuelle.
Les manuels de SES ne présentent pas encore les propos de Bertrand de Jouvenel (Arcadie, essai sur le mieux vivre, 1968) : « J.B. Say avait-il raison de noter qu’Adam Smith s’égare lorsqu’il attribue une influence gigantesque à la division du travail, ou plutôt à la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail : on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature (…) Une autre manière de penser, c’est de transformer l’économie politique en écologie politique ; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations entées sur les circuits de la Nature (…) L’infrastructure construite de main d’homme est elle-même superstructure relativement à l’infrastructure par nous trouvée, celle des ressources et circuits de la Nature. » Les SES du futur ?