Jean-Marc Jancovici frappait fort dans « Le changement climatique expliqué à ma fille » : « J’ai bien peur qu’en cas d’une hausse moyenne de température de 5°C pour la planète, tout le monde se mette à se battre avec tout le monde, et bien avant la fin du siècle ».
Voici son argumentation principale dans un livre pour adultes !
1/6) introduction
Annonciateurs d’Apocalypse, vous êtes vraiment nuls. Où sont les morts par millions annoncés à cause du réchauffement climatique ? Où est la pénurie de pétrole, dont les cours ont été divisés par trois fin 2008 après être remontés aussi vite ? Où est l’explosion du prix du poisson, depuis le temps que l’on nous annonce que les stocks baissent ? On ne compte pas moins de dix livres de personnalités diverses pour expliquer que tout va très bien. Un de nos gros défauts est que nous ne savons pas interpréter les signaux faibles, faibles pour le grand public. Nous continuons à nous vautrer avec délices dans la myopie du court terme, en nous disant que l’on peut bien sortir toutes les voiles, en allant gaiement vers le coup de tabac. Moi, devant ma porte, dans ma voiture, au restaurant, partant en vacances, je n’ai pas encore vu grand chose de négatif. Tout ce que j’ai vu, c’est le bulletin météo qui m’annonce que la tempête arrive, mais je peux très bien zapper sur une émission de téléréalité et oublier tout ça. Non seulement nous ne sommes pas prêts, mais la puissance publique continue de concevoir des plans pour l’avenir qui supposent de mettre le bateau sous spi quand l’ouragan arrive. Nous fonçons droit sur la crise massive par manque de ressources environnementales.
Même s’il est politiquement incorrect de le rappeler, l’explosion démographique est l’un des déterminants majeurs de l’accroissement de la pression de l’homme sur son environnement. D’autre part le droit au développement des peuples dits « en voie de développement » invoqué par les Occidentaux n’est qu’un cache-sexe pour justifier que l’on ne souhaite pas soi-même renoncer au superflu.
2/6) Le prix de l’énergie
Qu’est-ce que l’économie des hommes, objets et services divers ? Rien d’autre que la transformation des ressources naturelles, qui sont apparues sous nos pieds sans que nous ne fassions rien pour cela. La clé de cette transformation est l’énergie, qui est, par définition, l’unité physique de transformation du monde. Dès lors, la baisse tendancielle du prix réel de l’énergie depuis deux siècles a permis de transformer le monde à moindre frais. Inversement toute hausse suffisante de son prix freine le système, et se traduit par la récession et une inflation généralisée.
Rappelons que la production mondiale mesurée par le PIB a été multipliée par presque 9 de 1950 à 2008 et que cela est parti pour s’inverser dans moins d’une génération, peut-être d’ici à cinq ans ! Cela fait trente ans que les géologues pétroliers considèrent que le maximum de production pétrolière (le pic pétrolier) surviendra entre 2000 et 2020. Il existe un signal fort pour les spécialistes du domaine : la multiplication, depuis deux ans, de déclaration de la part des dirigeants du monde pétrolier sur le prochain pic pétrolier, et donc chacun aurait mérité de faire la une d’un grand journal. Le fait est que, en 2007, la production mondiale de pétrole conventionnel a diminué de 0,15 % par rapport à celle de 2006 après avoir augmenté de seulement 0,5 % l’année d’avant.
3/6) Des conséquences néfastes
Nous avons créé une civilisation des échanges (les échanges, c’est le tertiaire, soit 70 % des actifs en France) qui a perdu le contact avec la réalité physique sous-jacente. La dernière étape sur le chemin de l’énergie nous mène au commerce, à la distribution, et aux services en tout genre (informatique, voyages, publicité, sociétés financières, etc.). Là, l’essentiel des dirigeants continuent à penser que le problème du pic pétrolier leur est étranger. Ils n’ont pas encore compris qu’ils étaient au sommet du château de cartes, et que si la production manufacturière (et les transports) dont ils dépendent s’écroule, alors leur univers s’écroule aussi. Un hypermarché sans minerais et sans hydrocarbures, ça ne fonctionne pas. Le problème de la grande distribution n’est pas de mettre des étiquettes CO2 partout, c’est de savoir quels sont les volumes de vente qui resteront accessibles dans des magasins situés en banlieue, pour une population au pouvoir d’achat en baisse.
Chaque saut dans la prouesse technique est mis au service de l’augmentation de la volatilité du monde, qui désormais tangue de plus en plus d’un seul bloc, au gré des orages ou des euphories qui naissent ici et là. En augmentant massivement une productivité du travail qui était restée assez stable pendant des millénaires, nous avons créé du chômage (qui est une réalité très récente), et la réponse « orthodoxe » pour y répondre consiste à chercher à augmenter perpétuellement le PIB, c’est-à-dire à accroître la pression sur l’environnement tant que l’on peut. Le jour où nous ne pourrons plus, tout le système s’effondrera dans une gigantesque crise de ressources, qui emportera sur son passage les 35 heures, les retraites et l’augmentation du pouvoir d’achat.
4/6) Une inertie mentale
La classe politique n’a pas pris le temps, les médias n’ont pas pris le temps, et les citoyens n’ont pas pris le temps de regarder plus loin que le bout de leur nez. Tout ce beau monde continue à penser qu’il y a une cloison étanche entre ce qui va se passer au pôle Nord et ce qui va se passer sur le bulletin de paie. Dans son ouvrage Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy propose une explication à notre léthargie : nous ne croyons pas ce que nous savons. Ce qui nous empêche de passer à l’action réside dans de puissantes croyances qui nous empêchent d’écouter la partie intellectuelle de notre cervelle.
Nous sommes assaillis de sollicitations diverses visant à mobiliser notre attention sur le fait divers du jour, l’information du jour, la nouveauté du jour. Il s’agit de vivre dans l’instant et de se persuader que le reste n’est qu’illusion. Tout, tout de suite, attendre pour disposer du denier téléphone portable est tout simplement intolérable. Cette polarisation sur le court terme s’est aussi emparée des décideurs privés et publics. Dans les entreprises, l’éclatement de la détention du capital pousse les « managers » à diriger leur activité en fonction des résultats à très court terme. Les décideurs publics, quant à eux, sont rivés aux échéances électorales. Quand nos élus nous voient descendre dans la rue pour plus de pouvoir d’achat (donc la possiblité de consommer plus vite le capital naturel), pour plus de retraites (idem), pour moins d’embouteillages, ils se concentrent sur ces demandes touchant à l’immédiat. Cette tyrannie du court terme est évidemment alimentée par les médias, rivés sur l’audimat et les ventes quotidiennes : l’événementiel et l’anecdote l’emportent, car ils font vendre. L’ennemi, c’est aussi la possibilité qu’ont les banques de créer de la monnaie en faisant crédit, ce qui permet d’augmenter la vitesse de rotation des actifs. Avec la généralisation du crédit, nous avons pris l’habitude de consommer l’année N ce que nous allons produire l’année N+2. Quand les ressources physiques ne suivront plus, les faillites bancaires se multiplieront.
Quand nous n’avons pas envie de nous attaquer à un problème, un des arguments est de penser que la technique va nous sauver, ou plus exactement que la technique qui viendra demain, mais n’est pas encore disponible aujourd’hui, va faire le travail en un battement de cils pendant que nous regardons la télé. Dire que la science et la technique vont nous sauver, c’est prononcer un énoncé qu’il est justement impossible de soumettre à la critique scientifique. Nous continuons à faire dépendre notre action d’hypothétiques progrès techniques futurs, alors que le problème est juste l’envie de s’y mettre. Certes la science et la technique ont permis des progrès « miraculeux », mais ce sont bien ces progrès qui conduisent à la destruction accélérée des ressources naturelles. Les bateaux de pêche moderne sont de véritables machines de guerre.
5/6) Des politiciens surréalistes
Nous vivons dans un univers bien physique, mais l’essentiel des décideurs sont dans un univers virtuel, fait de conventions. Nous vivons tous dans Second Life. Premier commandement de l’élu : « L’opinion en toute circonstance respecteras, et si l’opinion se fiche du long terme comme de l’an 40, alors du court terme uniquement te préoccuperas. » Mais bâtir une offre politique à la hauteur du problème des ressources naturelles, personne ne le fera à la place de ceux qui briguent nos voix. Et pour le moment, on se demande bien ce qu’ils fichent. Aujourd’hui, le candidat aux élections qui dit qu’il veut augmenter le PIB ne voudrait publier que la masse salariale et chercherait à la faire augmenter en accélérant la disparition des forêts. Tout va bien jusqu’au jour où il n’y a plus d’arbres. Le dernier arbre vaut certes une fortune, mais le jour où il est coupé, tous les indicateurs passent instantanément et définitivement à zéro. Sur le plan de l’énergie et des ressources naturelles, tous nos grands élus sont à peu près aussi nuls les uns que les autres, à quelques rares exceptions près. Pour en avoir lu et écouté un certain nombre, la note moyenne que nous leur donnerions ne dépasserait pas 2 ou 3 sur 20.
De l’extrême gauche à l’extrême droite, ils sont tous d’accord : il y a peut-être un problème avec le pingouin sur la banquise, ce qui rend les enfants très tristes, mais cela ne concerne pas les affaires des grandes personnes, comme le pouvoir d’achat ou la compétition économique internationale. Au dernier débat présidentiel, c’est donc du même côté de la table que nous aurions dû trouver Royal, Sarkozy, et les deux journalistes politiques qui les interrogeaient. Tous les quatre étaient tellement confiants dans leurs promesses de croissance infinie ! Seule la répartition des sucettes supplémentaires était un sujet de débat. Pourtant la crise écologique majeure se traduira notamment par une crise économique massive, que nos indicateurs économiques actuels sont incapables d’anticiper puisqu’ils sont construits pour s’améliorer quand nous coupons tous les arbres afin d’avoir plus d’argent à bref délai. La récession qui sera inexorablement associée à cette crise systémique prendra à revers les incessantes promesses matérielles que nos gouvernants élus, le plus souvent ignares sur les limites du monde, font et refont sans se rendre compte que ce sont des chimères. La crise à donc toutes les chances de faire sauter la démocratie. Mais certains pays ont traversé des époques extrêmement troublées, pendant lesquelles le pouvoir en place a demandé des efforts majeurs à la population, en restant des démocraties. La Grande-Bretagne pendant la seconde guerre mondiale en fournit un exemple.
Dans les pays démocratiques, les élus sont quand même un peu élus pour diriger, et il n’y a pas de direction sans projection de l’avenir. Et le clivage politique devrait se faire entre ceux qui croient que les limites physiques s’imposent à nous et ceux qui n’y croient pas. Quand on en vient au débat sur les solutions, l’arbitrage majeur porte sur la répartition de l’effort entre maintenant et plus tard, sachant que plus l’effort sera tardif, plus il sera pénible. Il est urgent que la contrainte carbone se fasse une place croissante au soleil dans les appareils politiques.
6/6) Urgence de l’action
Il est plus que jamais stratégique de rendre imaginable la catastrophe annoncée afin de l’éviter. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire. Une interruption soudaine de l’approvisionnement en gaz russe supprimerait 15 % de l’électricité européenne et nous ferait courir des risques perpétuels de black-out. Pour le pétrole, décider de passer à l’action ne peut être lié à un événement particulier, par exemple : « Je commence à m’occuper du problème quand le baril repassera au-dessus de 98 dollars. » Cet événement peut très bien précéder de 24 heures le jour où le baril passera à 400 dollars. Pour que les émissions de CO2 ne mettent pas nos enfants dans un enfer climatique, il faut supprimer l’ensemble des centrales à charbon dans les vingt ans à venir.
Prendre le problème par le bon bout, c’est se demander de combien de ressources physiques nous avons besoin pour trouver l’existence supportable. La question monétaire est secondaire par rapport à la question des ressources physiques. Bien plus, tout ce que nous avons imaginé pour sortir de la crise financière (remettre en route la machine à créer de la monnaie dans les banques) ne servira qu’à mieux préparer la prochaine. Il est important de se rappeler deux choses essentielles. D’abord, nous n’avons besoin d’aucune connaissance supplémentaire sur le problème pour nous mettre en « économie de guerre. » Ensuite les solutions à mettre en œuvre pour résoudre la crise climatique et énergétique ne dépendent d’aucun préalable technique. On sait isoler une maison, modifier les villes, se réunir en visioconférence, faire des bicyclettes et des cultures maraîchères de proximité, fabriquer des bateaux moins puissants qui laissent vivre les poissons…
Agir sur la demande est d’une simplicité biblique : d’abord réduire, ensuite réduire, enfin réduire. Les vrais besoins ne sont pas négociables, mais ils ne sont à l’origine que de 10 % de la consommation humaine. On peut manger des lentilles, dormir sur un simple matelas dans une chambre non chauffée, se laver avec un litre d’eau, remplacer les vacances au Maroc par un séjour à la campagne sous la tente, supprimer du jour au lendemain sa consommation de bœuf. Un pan majeur du plan de sortie de crise concerne donc nos propres comportements. On va devoir se faire à l’idée d’être plus heureux avec moins, et le pouvoir politique doit avoir le courage de le faire comprendre.
Osons le dire : celui ou celle qui arriverait, aujourd’hui, avec les idées claires sur la contrainte des ressources naturelles, et qui aurait un programme bien bâti pour y répondre, avec un mélange de souffle nouveau et d’efforts pour chacun, celui-là ou celle-là pourrait être audible. Osons le dire : il nous faut un nouveau de Gaulle, et il nous le faut sous trois ans tout au plus.
(Seuil)