1/7) introduction
Je suis convaincu qu’une catastrophe est en gestation, mais je ne partage pas la conviction que les démocraties modernes possèdent les ressorts nécessaires pour la prévenir et l’affronter. Je crains que la métamorphose espérée n’intervienne trop tard pour enrayer la crise écologique, et ne manifeste ses effets que pendant et après la catastrophe, un peu comme le pacifisme n’empêche pas les guerres mais se développe dans leur sillage.
En effet toute société cherche à persévérer dans son être. Le marché, en s’efforçant par tous les moyens de poursuivre sa course, mettra l’humanité en péril. Il possède encore de nombreux espaces, de nombreux interstices et il pourra continuer de se déployer. Mais comme nous vivons dans un monde fini, sa saturation globale est inéluctable, et plus on aura déployé d’ingéniosité pour le prolonger, plus les effets différés seront dévastateurs. Il n’y aura pas de planète de rechange. Ou encore, pour dire les choses de façon plus brutale, la saturation se traduira pour l’humanité par une véritable descente aux enfers. Chaque instant qui passe nous éloigne davantage du moment où un autre avenir serait encore possible.
Certes, les contre-tendances vont se développer. Les signes les plus évidents de la destruction de la biosphère conduiront à une désobéissance civique de plus en plus répandue, puis à des violences contre le système, et l’inventivité humaine ne manquera pas de trouver face à l’inéluctable des ressources inouïes. Mais tout cela viendra trop tard. A supposer qu’une partie de l’humanité ait réussi à décélérer, l’inertie du système sera telle que la grande masse des humains continuera à prétendre au mode de vie que nous avons promu avant d’être rattrapée par le fatum que nous avons enclenché.
2/7) la pression de confort
La pression du confort est une notion décisive. Il est sous-entendu (hors discussion, sauf dans les milieux encore marginaux de la décroissance), que le confort moderne, au sens large où nous l’entendons aujourd’hui, est un acquis irréversible. Cette façon de penser est largement due au fait que les générations nées depuis les années 1970 n’ont pas connu d’autres conditions de vie et ne dispose pas d’éléments de comparaison. Un jeune des banlieues déshéritées, aujourd’hui, dispose de moyens de confort que n’avait pas le roi Louis XIV, notamment l’eau chaude au robinet, les WC et le chauffage. Cette révolution du confort est le premier moteur de la pression sur la nature entraînée par nos gestes quotidiens.
Or un univers psychique qui n’admet par principe aucune limitation, aucun interdit, court vers l’abîme. Pendant la Seconde guerre mondiale, la vitesse des voitures aux Etats-Unis a été plafonnée à 55 km/h pour économiser le carburant. Il a fallu une menace extérieure pour mettre en place cette mesure qui devrait s’imposer aujourd’hui. Le danger du système libéral, c’est que, ayant disqualifié tous ses concurrents, il n’a plus d’extérieur et ne peut se contraindre lui-même dans des délais utiles. Aucun effort méthodique pour prévoir le futur et organiser le décrochage du pétrole n’a été conduit : si c’était le cas, cela se saurait, des voitures ultralégères seraient déjà disponibles depuis longtemps sur le marché, leurs moteurs seraient bridés, etc.
Les Hikikomoris, ces jeunes japonais gavés d’informatique qui ne sortent plus de leur chambre, sont un des premiers symptômes de l’épuisement vital vers lequel nous tendons. En moins d’un siècle, le marché, couplé à la technologie, en instrumentalisant et en artificialisant les désirs, aura stérilisé tout ce qui donnait aux hommes le goût de vivre depuis des millénaires. La publicité, cette forme moderne, insidieuse et inédite de contrôle des esprits, que l’on devrait débaptiser et nommer une fois pour toutes propagande, va bien au-delà de tous ce qu’on pouvait imaginer dans les débuts optimistes et naïfs de la « réclame » d’après guerre.
3/7) la pression démocratique
Il se trouve qu’aucun système démocratique ne semble pouvoir fonctionner aujourd’hui en dessous d’une certaine pression de confort. Si une Sparte démocratique existe quelque part dans le monde contemporain, je demande qu’on me la montre. Inéluctablement, la démocratie moderne, c’est-à-dire la démocratie libérale où l’individu prime sur le collectif, démultiplie les besoins des hommes et augmente la pression sur l’environnement. Partout où l’individu devient une valeur centrale, ses besoins personnels s’accroissent avec l’étendue de sa sphère personnelle ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants.
L’aveuglement des élites et le formatage subséquent de l’opinion via les médias continueront pendant longtemps à alimenter un cercle vicieux qui paralysera ou videra de leur substance les décisions urgentes. Les réserves de poisson sont-elles en train de s’effondrer à cause de la sur-pêche ? Alors, et alors seulement, des normes et des quotas seront mises en place. Mais ils le seront à la suite d’un calcul complexe qui prendra en compte les intérêts des industries agroalimentaires et de la pêche industrielle, le poids de leurs lobbies, et la solution retenue à l’instant T sera toujours le point d’équilibre entre des exigences contradictoires. Comme l’a montré l’exemple de l’amiante, comme le montre celui des pesticides, comme le montreront sans doute les effets différés des téléphones portables, jamais on ne peut arrêter immédiatement une technologie dangereuse : on calcule la décélération en fonction des impératifs économiques et des rapports de force.
L’individualisme consumériste pourra alors fort bien se marier avec des dictatures d’un genre nouveau, dans une reprise moderne du Panem et circenses romain. Le ticket sera sans retour car il n’y aura plus de contestation possible, le système ayant périmé et disqualifié tous ses opposants. En résumé, la démocratie du futur, telle qu’on la voit se dessiner, risque fort de devenir une barbarie molle d’un genre inédit, une barbarie froide et raisonnée, disposant de moyens de contrôle mental sans précédent.
Pour « créer de la richesse », la démocratie moderne doit tirer des traites gigantesques sur le futur. Pour installer la petite bulle de justice et de prospérité qu’elle propose comme modèle à l’humanité, la démocratie moderne risque de commettre la faute la plus grave jamais perpétrée par une société, un crime différé et silencieux, le crime contre la biosphère. Et de ce fait, malgré ses grandioses réalisations, qu’il serait insensé de chercher à contester et même à minimiser, elle sera peut-être maudite par les générations futures comme un âge noir de l’humanité.
4/7) la politique de l’oxymore
Le propre de l’oxymore est de rapprocher deux réalités contradictoires. Développement durable, agriculture raisonnée, marché civilisationnel, financiarisation durable, flexisécurité, moralisation du capitalisme, vidéoprotection, etc. La montée des oxymores constitue un des faits révélateurs de la société contemporaine. Le clip publicitaire qui nous montre la chevauchée d’un 4x4 dans un espace vierge cherche à nous conditionner à l’idéologie consumériste : en associant deux réalités contradictoires, l’espace naturel et la machine qui le dévore, il nous suggère perfidement la possibilité de leur conciliation. Si la contradiction et le conflit sont inhérents à tout univers mental, ils atteignent dans le nôtre une dimension inégalée. Exemples :
- La société contemporaine dispose d’une perspective temporelle incommensurablement plus profonde que toutes les sociétés du passé, avec les quinze milliards d’années de la cosmologie. Et pourtant elle lie son activité à l’instantanéité de la bourse.
- Ses théoriciens affirment que toute la vie humaine est réglée par des processus sans sujets (la loi du marché), mais d’autre part elle promeut l’individu comme valeur centrale.
- Elle promeut comme valeur centrale l’individu mais produit à la chaîne des êtres formatés, qui se dépossèdent de leur individualité par les pratiques mêmes à travers lesquelles ils pensent la développer.
- Elle vante le risque et l’initiative individuelle mais prône par ailleurs le risque zéro. Elle développe jusqu’à la folie l’obsession de la sécurité dans un monde sur le point d’exploser.
- Elle exalte l’individu et la vie privée mais en même temps met en place des moyens de contrôle panoptiques qui, inexorablement, vont empiéter sur la vie privée et la grignoter peu à peu.
- Elle développe une sensiblerie anthropomorphique à l’égard des animaux, mais fait reposer sans frémir son économie sur l’élevage industriel. Elle s’indigne le l’eugénisme appliqué aux hommes mais le prône pour les animaux.
- Elle dénonce la politique insidieuse des sectes mais repose dans ses fondements mêmes sur le contrôle des esprits – et particulièrement de l’esprit des enfants – par la propagande publicitaire.
- Elle fait de la lutte contre le chômage et la délinquance deux de ses priorités, mais a besoin pour fonctionner d’un taux de chômage et de délinquance très élevé.
Elle prône la libre circulation des marchandises et des capitaux. Mais dans le même temps, elle met de plus en plus de barrières au libre déplacement des êtres humains originaires des pays pauvres.
- Elle prône (et c’est là sa contradiction majeure) une croissance infinie dans un monde fini. Or nous savons désormais que la biosphère est une pellicule fine et fragile, une sorte d’exception miraculeuse ; et que cette fragile biosphère ne pourra longtemps encore supporter une croissance continue sans s’effondrer. C’est cette contradiction fondamentale qui sous-tend toutes les autres. C’est pour masquer cette vérité incontournable que notre société multiplie les oxymores. Pour se cacher à elle-même cette horrible vérité, que son projet fondamental est insensé et intenable et qu’il mène l’humanité aux abymes.
Plus la tension va s’accroître, plus les usines de communication s’alimenteront aux ressources des sciences humaines et produiront des oxymores raffinés. Transformés en injonction contradictoire par des idéologues, ils deviennent un poison social. Plus l’on produira des oxymores, plus les gens soumis à une sorte de double bind permanent, seront désorientés, et inaptes à penser et à accepter les mesures radicales qui s’imposeraient. C’est ici le lieu de rappeler l’étymologie grecque d’oxymore, qui signifie « folie aiguë ».
5/7) l’impasse technologique
Les partisans de la fuite en avant comptent sur des découvertes nouvelles pour réparer les dégâts des technologies précédentes. Ce raisonnement est inacceptable moralement pour la bonne raison qu’on l’on ne joue pas au poker avec la survie de l’humanité. Ensuite ce raisonnement linéaire fait l’impasse sur les longues incubations invisibles, sur les effets différés, sur les effets de seuil, sur les synergies des nuisances. Venons à l’argument principal. La nature et la vie sont infiniment plus complexes que l’intelligence humaine, qui n’en constitue qu’un extrait, et qu’en conséquence l’illusion artificialiste est condamnée d’avance à l’échec. Si la planification socialiste a échoué à remodeler la société et à réparer les maux qu’elle a engendrés, à plus forte raison l’intervention technologique échouera-t-elle à son tour à remodeler la biosphère sans être submergée par les processus qu’elle a déclenchés et qui se développeront toujours plus vite que les moyens de les maîtriser.
Ainsi l’usage massif des pesticides a-t-il été rendu nécessaire par celui des engrais qui délabrent les sols et affaiblissent les plantes. Mais les pesticides, couplés à d’autres facteurs environnementaux, déciment les abeilles. Poussé par sa fuite en avant, le système agro-industriel en viendra, tôt ou tard, à demander à la technologie de remplacer les abeilles disparues et d’assurer la pollinisation des plantes.
Les outils performants dont nous nous sommes dotés pour maîtriser le devenir et que l’on brandit comme preuve d’une synthèse possible entre le marché et l’écologie contribueront à nous confirmer dans notre trajectoire fatale.
6/7) la descente aux enfers
J’énonce un constat cruel qui me semble difficilement contournable et que nous devons regarder en face, quelles que soient nos opinions religieuses, philosophiques ou politiques : le mode de vie que nous avons promu, et qui fait rêver la misère du monde – ce mode de vie n’est pas généralisable sous sa forme actuelle, sauf suicide de l’espèce.
Mais il faut être né dans la France rurale de l’après-guerre pour disposer d’éléments de comparaison et comprendre ce que recouvre l’idée de la « pression de confort ». Il faut avoir connu les chambres non chauffées, les toilettes au fond du jardin, les déchets que l’on recycle intégralement, le lapin du dimanche midi, l’eau que l’on va tirer au puits, l’orange à Noël, le bain du samedi soir dans la bassine chauffée sur la cuisinière, les enfants qui se lèvent à cinq heures du matin pour venir à pied à l’école – il faut avoir connu tout cela pour comprendre la pression que nos gestes quotidiens exercent sur la nature. Assurément, dans mon enfance, notre « bilan carbone » était optimal.
Imaginons, par exemple, que la catastrophe de juin 1940 – la débâcle – se déroule en juin 2008. La France de 1940 a pu en partie absorber le choc parce qu’elle était encore en grande partie rurale. En 2008, tout contribuerait à transformer la débâcle en un inimaginable chaos : les moyens de communication modernes démultiplieraient les rumeurs et amplifieraient la panique ; la structure étendue des villes rendrait impossible l’approvisionnement de la population ; l’organisation de l’espace et du travail, basé sur l’automobile, paralyserait la plupart des déplacements et donc des activités ; les traites, de ce fait, ne pourraient pus être payées ; l’économie s’effondrerait brutalement ; le repli sur les campagnes serait difficile ou impossible dans des délais si courts, à cause de la disparition presque totale du monde rural, de ses savoir-faire, des chevaux de trait ; le chauffage, essentiellement fourni par le fioul et l’électricité, ne pourrait plus être assuré ; les centrales nucléaires seraient abandonnées par leur personnel ; les banlieues mourraient de faim et s’embraseraient ; les personnes âgées et handicapées seraient abandonnées dans leurs mouroirs.
7/7) conclusion
Il y a de fortes chances que nos descendants vivent dans un monde dégradé et appauvri, et nous pouvons difficilement imaginer ce que pensera et espérera cette humanité d’après le déluge. Cela ne sert plus à grand chose de réfuter le néolibéralisme, qui est insensible aux arguments, et que seul le choc contre le mur écologique pourra remettre à sa place. La question qui se pose donc, pour ceux qui s’intéressent au devenir de l’humanité, est de réfléchir à l’après-catastrophe, à la Reconquête.
C’est précisément parce qu’il est un être historique, c’est parce que son devoir est de s’envisager dans la très longue durée, que l’être humain doit s’autolimiter. C’est précisément au nom d’une conception élargie de l’histoire et du progrès qu’il faut refuser par tous les moyens la marchandisation du monde.
(La Découverte)