Ce résumé ne fait que reprendre de façon restructurée les phrases même de ce livre qui mérite d’être lu en entier :
1/7) introduction
Dans cet essai, il sera principalement question des techniques de production, c’est-à-dire des mécanismes imaginés pour suppléer les forces de l’homme et accroître sa puissance et son emprise sur le monde. Cette technique moderne est pensée comme un outil de contrôle et de domestication au service des puissants, un moyen d’imposer la rationalisation technique contre toutes les formes d’autonomie. Toute technique nouvelle de grande ampleur implique en effet une redéfinition de notre rapport au temps, à l’espace et à l’environnement. En transformant nos modes de déplacement et de communication, les techniques influent sur notre manière d’être au monde.
La ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui font du progrès technique un dogme non questionnable, et ceux qui y détectent un instrument de pouvoir et de domination. Dès les années 1930, Marc Bloch a montré que les moulins à bras ne furent pas remplacés par les moulins à eau et à vent parce que ces derniers étaient simplement plus efficaces, mais parce qu’ils étaient des outils de pouvoir : les seigneurs féodaux privilégièrent la technique centralisée des moulins banaux à celle, domestique et donc plus difficile à contrôler, des anciens moulins à bras. Plus près de nous, David Noble a montré comment l’adoption des techniques de commande numérique dans l’industrie américaine n’était pas le choix de la technique économiquement la plus efficace, mais celle qui permettait le meilleur contrôle social en affaiblissant le poids des syndicats.
2/7) des sociétés premières au monstre mécanique
Les sociétés dites primitives n’ont cessé de faire preuve d’une extraordinaire inventivité technique pour s’adapter à leur environnement, mais témoignèrent d’un grand désintérêt pour le machinisme. Les Grecs n’ont jamais senti le temps comme une perspective ascendante ouverte aux créations humaines ; le monde était pour eux essentiellement stable. La Chine fit preuve d’une grande inventivité technique et mit au point la poudre, la boussole ou le papier ; pourtant c’est en Occident que ces procédés furent systématiquement appliqués dans les champs militaires et économiques. L’époque médiévale en Occident fut également profondément « antiprogressiste » sur le plan technique. Dans ces mondes, les résistances étaient inutiles tant la technique elle-même était associée aux croyances et aux besoins des groupes qui l’utilisaient. C’est parce que la technique devient la force principale à laquelle doivent être subordonnées toutes les croyances que la question des résistances se développe comme enjeu de discours.
Même à l’époque des Lumières, alors que s’amorce un basculement décisif, la nécessité du changement technique reste discutée. L’homme reste pensé comme étant l’origine et la fin de l’échange technique alors que dans la société contemporaine l’homme n’est plus que le maillon intermédiaire, en tant que producteur et consommateur, de l’autoproduction d’une technique appelée à se dépasser en permanence et à produire sans cesse des objets nouveaux. Cet ouvrage retrace l’histoire d’un effroi devant la technique conçue comme un monstre dangereux et immoral. Dans Capital, Marx affirme que l’outil ancien « a été remplacé par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers ; sa force démoniaque éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes ».
3/7) des résistances sporadiques au cours de la révolution industrielle
Dans l’industrie textile britannique au XVIIIe siècle, le développement d’un système technique de production fondé sur l’emploi massif des machines commence à bouleverser les rapports sociaux et l’expérience du travail. Le machinisme naissant permettait de contrôler la main d’œuvre et de discipliner le travail pour l’adapter aux nouvelles exigences du capitalisme industriel. La résistance au changement était l’attitude la plus rationnelle ; les nouveaux modèles furent longtemps rejetés car les artisans du villages ne pouvaient pas remplacer eux-mêmes les parties endommagées. Le refus de la nouveauté témoignait ainsi d’une volonté d’indépendance. Le 14 juin 1769, les ouvriers, inquiets de la concurrence et du prix modique des produits réalisés au moyen de la mécanique à filer inventée par Hargreaves, détruisent son équipement lors d’une émeute restée célèbre. Les violences atteignent leur apogée lors des soulèvements du luddisme en 1811-1812. De nombreux petits fabricants partageaient les craintes de leurs ouvriers devant la grande industrie mécanisée et ses conséquences. Pour eux, les machines signifiaient le renforcement de la position du grand entrepreneur moderne, leur principal concurrent. Le 28 août 1830, les premières batteuses sont détruites dans le Comté de Kent. La répression étatique fut plus violente encore qu’au temps du luddisme : une vingtaine d’émeutiers furent exécutés.
En France, les conseillers municipaux d’Albon dénoncent l’effet tunnel lorsqu’ils écrivent en 1833 que « le chemin de fer est incapable d’être lucratif sauf aux grandes villes où il y aura des entrepôts, et aux points de départ et d’arrivage…tous les pays intermédiaires en souffriront par le défaut de communication ». Louis Veuillot écrit en 1869 que « le chemin de fer est l’expression insolente du mépris de la personne, je suis un objet ; je ne voyage plus, je suis expédié ». Car derrière le chemin de fer se profilent déjà les processus économiques de spécialisation régionale et le développement d’une monoculture intensive en contradiction avec la polyculture vivrière.
4/7) l’utopie techniciste et les dystopies
Pour surmonter les méfiances et les résistances qui s’expriment dans la société civile, l’utopie industrialiste naissante promet que le développement infini des forces productives va libérer l’homme de la rareté, de l’injustice et du malheur. L’expansion de la sphère économique et de la technique doit permettre un contrôle total de la nature au service de l’émancipation de tous. Dans ce contexte, la résistance aux changements techniques devient de plus en plus illégitime et condamnable. L’acclimatation sociale du chemin de fer fut ainsi favorisée par la multitude des discours qui en faisaient un instrument de paix et d’éradication de la misère. Alors que la peinture privilégiait depuis longtemps la vision d’un univers pastoral, immuable et champêtre où le chemin de fer n’a pas sa place, les illustrations journalistiques et l’imagerie populaire contribuèrent à installer le nouveau système de transport dans notre quotidien. L’acculturation à la technique fut donc le résultat d’une intense propagande. La technique s’intègre dans le quotidien en devenant progressivement une source de distraction et d’émerveillement. Dès le XVIIIe siècle, les démonstrations foraines s’enrichissent des nouvelles techniques. Le XIXe siècle voit se multiplier les fêtes industrielles où sont exaltées les innovations techniques. La première exposition universelle organisée à Londres en 1851 célèbre l’entrée de la Grande-Bretagne dans la société industrielle. Après 1850, les bienfaits des machines sont de moins en moins questionnés. Le modèle forgé par les économistes et diffusé dans la société sous la forme d’une rhétorique simplifiée à l’extrême identifie les machines au progrès et ceux qui s’y opposent à la sauvagerie.
Pourtant les dystopies montrant l’avenir terrifiant des sociétés industrielles se multiplient dans la deuxième moitié du XIXe siècle, comme si la fiction prenait le relais des conflits violents. Un historien érudit, A.Bonardot, publie par exemple en 1859 un récit où il imagine que la poursuite des progrès industriels avait engendré un « âge de fer » ; loin d’apporter l’émancipation et le bonheur des classes populaires, les machines, multipliées à l’infini, avaient supprimé l’emploi de la force humaine. Le creusement des inégalités aboutit finalement, en 2050, à « une conspiration qui éclata simultanément sur tous les points. Partout les ingénieurs furent dépouillés de leurs biens ou massacrés et les machines anéanties ». Sur les ruines de l’ancien monde, une nouvelle civilisation est édifiée, mais cette fois, « instruits par la grande catastrophe du XXIe siècle, nous employons les machines qui aident le travail des bras, et nous exposons dans nos musées, à titre de simples curiosités, celles qui le suppriment ». John Ruskin propose en 1871 aux ouvriers de mettre en place une communauté idéale, fondée sur la coopération et le refus de la mécanisation. Il précise que les machines qui suppriment l’exercice physique et le travail artistique seront interdites. Les seuls moteurs autorisés seront ceux qui utilisent les forces naturelles du vent et de l’eau, en revanche la vapeur sera bannie.
5/7) l’assujettissement des masses à la technique
Mais les délégués ouvriers se rallient peu à peu à la position défendue par les penseurs socialistes depuis plusieurs décennies. Marx admet que les changements techniques accentuent la concurrence et la pénibilité du travail. Mais il affirme en même temps que la technique et un facteur décisif de transformation sociale. Il résout la contradiction en affirmant que la technique n’est pas cause de la misère, elle est un instrument neutre qui doit être mis au service de la classe ouvrière grâce à une transformation de l’organisation sociale. Le dogme de la neutralité de la technique va structurer durablement les représentations du monde du travail. Même si les premières tentatives de rationalisation du travail suscitent des oppositions – une grève éclate ainsi chez Renault lorsqu’on importe la méthode du chronométrage en 1913 – les conflits restent dans l’ensemble limités. Au lendemain de la Grande Guerre, cette politique de rationalisation est menée dans un contexte de relatif consensus productiviste. Le programme adopté par la CGT en 1919 se prononce en faveur d’un « maximum de développement de l’outillage, pour un maximum de rendement. En 1916, le secrétaire confédéral Léon Jouhaux estime que la production intensive est la condition nécessaire à l’amélioration de la condition ouvrière.
Après 1945, les populations d’Europe occidentale accèdent à une foule de nouvelles techniques et entrent dans l’ère de la consommation de masse : l’électricité et les appareils domestiques, le téléphone, la télévision, les antibiotiques, la mobilité individuelle par l’automobile, etc. L’Etat assure un partage de la valeur ajoutée favorable au travail, une sécurisation de la vieillesse et de la maladie. Dans ce contexte, de nombreux groupes sociaux embrassent les transformations de la société industrielle et technicienne dans lesquelles ils voient des facteurs de promotion sociale. La mécanisation agricole fut extraordinairement rapide, le million de tracteurs est atteint au début des années 1960 en France. Dès qu’on critique la technique, le spectre de l’obscurantisme et de la barbarie ressurgit. Et si l’utopie du progrès ne fonctionne plus, la sorcellerie capitaliste utilise les alternatives infernales (Isabelle Stengers) : si vous refusez les OGM, alors « les scientifiques fuiront vers des cieux plus cléments », « vous nous mettrez en retard dans la grande compétition économique », « vous n’aurez pas les OGM de seconde génération qui, eux, seront vraiment bénéfiques ».
Ces alternatives infernales ne sont pas nouvelles, elles constituent un élément fondamental de la rhétorique du capitalisme. Les bris de machines du début du XIXe siècle étaient déjà dénoncés comme une cause de misère et d’appauvrissement.
6/7) le renouveau des résistances à la technique
A partir des années 1950, une critique intellectuelle et politique des développements technologiques commence à voir le jour. Elle est portée par des auteurs très divers allant de Lewis Mumford aux Etats-Unis à Jacques Ellul en France. En dépit de leur diversité, ces auteurs se retrouvent plus ou moins sur trois constats fondamentaux : la critique de l’autonomie de la technique (la technique s’engendre elle-même), la dénonciation de l’aliénation produite par le phénomène technicien et la recherche de technologies alternatives. Mais c’est la montée des préoccupations environnementales au cours des années 1970 qui modifie indéniablement le regard porté sur la technique et ses effets. Alors que la technique était la solution, elle devient le problème. Dans L’encerclement (1971), le biologiste américain Barry Commoner est l’un des premiers à systématiser l’idée selon laquelle le progrès technique serait un facteur essentiel de la dégradation de l’environnement. C’est aussi dans les années 1970 qu’apparaît le néologisme « technoscience » : l’ancienne séparation entre science et technique, entre la connaissance et ses applications, apparaît de plus en plus artificielle. Certains imaginent pourtant que la crise écologique, ce « formidable levier de croissance », offrira le terreau d’une nouvelle révolution industrielle qui aboutira à l’industrialisation totale de biens considérés jusqu’ici comme naturels, y compris l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons (Hervé Juvin, Produire le monde). Mais ce sont les technologies alternatives qui sont libératrices.
Des fictions comme Ecotopia (1975) de l’Américain Ernest Callenbach donnent à voir ce que serait un monde postindustriel fondé sur l’usage contrôlé et limité des technologies. La même année dans La convivialité, Ivan Illich distingue entre les techniques conviviales, qui accroissent le champ de l’autonomie, et celles, hétéronomes, qui le restreignent ou le suppriment. Face à ceux qui voient dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication une voie possible pour une économie plus écologiste, d’autres soulignent les nouvelles sources de pollution et les menaces induites. Hans Jonas en appelle à une éthique moins anthropocentrique, une éthique dans laquelle la peur jouerait un rôle primordial comme instrument mobilisateur. En France, une loi votée en 1983 crée l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. En 1997, la Confédération paysanne participe pour la première fois au fauchage d’un champ de colza trangèniques. L’association Science citoyenne créée en 2002 se propose d’œuvrer à une réappropriation citoyenne des sciences et techniques pour les mettre au service du bien commun.
Qualifier ces mouvements de technophobes est une grave mystification. Ainsi la contestation du nucléaire civil n’est pas une simple critique de la technique en tant que telle. Elle est d’abord une contestation politique d’un système technique monstrueux marqué par l’opacité et la centralisation, protégé par de hauts murs et l’armée. A l’inverse, les technologies alternatives comme l’éolien et le solaire sont valorisées comme des techniques susceptibles d’un contrôle démocratique dans un cadre décentralisé.
7/7) quelques citations
- « Avant de vouloir associer le Nord avec le Midi, l’Occident avec l’Orient, commencez par vous mettre en mesure de pouvoir associer entre eux les habitants d’une de vos bourgades. » (Victor Considérant, Déraisons et dangers de l’engouement pour les chemins de fer, 1838)
- « La civilisation ayant à sa disposition des forces et des énergies mille fois plus grandes que la non-civilisation, elle doit nécessairement éprouver des désastres mille fois plus considérables qu’elle » (Eugène Huzar, la Fin du monde par la science, 1855)
- « A force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière à trois milliards d’atmosphère, fera sauter notre planète ». (Jules Verne, Cinq semaines en ballon, 1862)
- « Le Progrès donne de plus en plus naissance à de nouvelles calamités et à de nouveaux engins meurtriers, soit en machinisme, soit en ustensiles de guerre ; on lui adjoint la Science pour l’aider et il faut combattre les deux ensemble (Emile Gravelle, Le Naturien, 1898)
- « Les ingénieurs modernes ne respectent plus rien ! Si on les laissait faire, ils combleraient les mers avec les montagnes et notre globe ne serait plus qu’une boulle lisse et polie comme un œuf d’autruche, convenablement disposé pour l’établissement des chemins de fer ». (Jules Verne, L’Invasion de la mer, 1905)
- « Si livré que pût être un homme primitif à la routine, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d’innover, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé. » (Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934)
- « La fin logique du progrès mécanique est de réduire le cerveau humain à quelque chose qui ressemble à un cerveau dans une bouteille ». (George Orwell, cité par J.C.Michéa)
- « Dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément ! La paix revenue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. » (Georges Bernanos, La France contre les robots, 1946)
( édition Radicaux libres)