Combien dépenser pour protéger les baleines ? La construction d’une autoroute provoque-t-elle des avantages supérieurs à la perte d’espaces naturels détruits ? Quel est le coût du réchauffement climatique ? Le problème essentiel posé à l’exercice d’évaluation est qu’une espèce animale ou végétale, la pollution atmosphérique, etc., n’est pas échangée sur un marché. Un rapport des industriels européennes chiffraient le coût de l’adoption de la directive REACH sur les produits chimiques à près de 30 milliards d’euros. Un centre de recherche anglais, commissionné par la Confédération Européenne des Syndicats, a évalué à plus de 90 milliards les gains attendus de cette nouvelle réglementation. 55 milliards étaient attribués aux « gains de bien-être » des ouvriers qui ne tomberaient pas malades grâce à cette directive.
Selon Jeremy Bentham, est bien ce qui procure du bonheur (de l’utilité) aux individus ; toute règle morale est ainsi évacuée. Cette philosophie permettait de s’émanciper des carcans, notamment religieux, des sociétés de l’ancien régime. L’exercice était louable pour l’époque, mais finalement peu pertinent : comment hiérarchiser la vie humaine et animale par exemple ? La morale est ce qui permet de poser des hiérarchies, comme le caractère supérieur de la vie humaine ou le droit de vivre dans un environnement protégé. Les enquêtes d’évaluation contingente, défendu par exemple par Kenneth Arrow, ne sont pas éclairantes. Il ne pouvait répondre à la question impertinente d’un de ses étudiants : combien serait-il prêt à recevoir pour le débarrasser de sa grand-mère ?
L’évaluation monétaire de l’environnement cherche à mesurer quelque chose qui n’existe pas. La valeur est plurielle et le prix n’en est qu’un élément, particulier à la sphère marchande. Les différentes dimensions de la valeur sont irréductibles les uns aux autres, comme peuvent l’être la valeur esthétique d’une forêt, l’attachement émotionnel qu’en ont ses habitants, la valeur économique du bois coupé, le rôle de ses arbres sur le climat ou la richesse de son écosystème. Une analyse coût-avantage, loin d’être scientifique, entretient l’illusion d’objectivité par le recours à la quantification. A la critique, les zélateurs de l’évaluation monétaire de l’environnement ont objecté que sans évaluation chiffrée, la nature était condamnée à ne pas être prise en compte dans les décisions. Le risque est que se crée un système techno-administratif clos sur lui-même, construisant ses propres références, n’ayant comme légitimé que le fait que les personnes qui les utilisent les croient véritables. Sous couvert de simplicité, on lamine la diversité de la valeur sous le bulldozer de l’évaluation monétaire. C’est non seulement inefficace, du fait de la faible validité scientifique de ces méthodes, mais c’est surtout antidémocratique. L’économiste doit savoir s’arrêter à la frontière de ses compétences et rester à sa place dans le processus de décision publique.
La moins mauvaise des réponses apportées au problème de la valeur s’appelle…la démocratie. Mais pour que le débat démocratique puisse avoir lieu, il faut reconnaître le caractère potentiellement conflictuel des questions environnementales et l’irréductibilité de la valeur des biens naturels sous un étalon commun, monétaire ou pas.
[source : L’obsession du chiffre de Julien Milanesi (Ecorev n° 31, mars 2009)]