1/7) présentation du livre
Ce livre pose la question fondamentale : comment articuler les besoins fondamentaux communs et la capacité de reproduction de l'humanité avec les cycles d'autorégulation de l'écosystème terrestre, dont la temporalité longue s'oppose aux rythmes de la vie humaine ? Autrement dit, comment concilier biosphère, sociosphère et technosphère ? Cette question, il faut bien que le système scolaire s'en empare. Ce livre est donc formidable, car il implique une totale déconsidération du système scolaire tel qu'il existe. Mais il y a une telle distance entre ce qui est et ce qu'il faudrait que la tâche paraît insurmontable.
1er exemple :
Le livre dit : « Il est vrai que pendant leur temps libre, peu élèves trouvent encore de l'intérêt à la balade, préférant se connecter à leurs objets techniques. « La nature, c'est nul ! », « Je déteste marcher dans les bois ! » sont des réflexions courantes. Pourtant une bonne appréhension des problèmes écologiques passe par un lien émotionnel avec la nature. Par exemple, l'intérêt pour l'écosystème « forêt » ne sera pleinement développée que si les élèves ont l'occasion de s'y déplacer. »
Commentaire de biosphere : Étant donné l'incapacité de faire évoluer la mentalité des élèves, formatée par un système techno-industriel, la déforestation peut continuer sans que personne ne s'en soucie vraiment.
2ème exemple : Souvent les auteurs du livre reconnaissent eux-mêmes l'impasse dans laquelle nous nous trouvons, par exemple : Bourdieu résumait ainsi un pilier de sa théorie : « Je doute qu'il existe aucune autre liberté réelle que celle que rend possible la connaissance de la nécessité. » La connaissance des structures sociales, politique et économiques libère et mène à la praxis, l'action humaine qui transforme le monde. Mais cela reste une éventualité, car la connaissance peut aussi bien mener à la résignation et au fatalisme.
On peut donc se demander si une formation politique, écologique et économique de la jeunesse peut être encore à la hauteur des fractures... mais nous avons intérêt à en faire le pari !
2/7) L'ignorance des adultes
Chacun se sent « libre » de ses choix, de ses pensées, de son mode de vie, revendique sa propre vérité, alors que la liberté de choix que nous croyons pouvoir nous attribuer n'est rien d'autre que l'ignorance des causes qui nous font choisir. Dans l'Occident contemporain, l'individu libre, souverain, substantiel n'est guère plus qu'une marionnette accomplissant spasmodiquement les gestes que lui imposent le champ social-historique : faire de l'argent, consommer et jouir (s'il y arrive). La logique capitaliste fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels. A partir de la Ford T en 1908, le capitalisme a commencé à détourner les désirs des masses vers les exutoires marchands. L'individualisme est un programme qui, contrairement à ce qu'on prétend, n'a jamais été pleinement réalisé. Voici la réalité :
Selon un sondage réalisé pour la Commission européenne en 2007, 75 % des citoyens ignorent la signification du mot biodiversité ! De plus, l'effet pervers de la saturation médiatique semble avoir démobilisé beaucoup de nos concitoyens qui ont relativisé les dangers. Selon un sondage de l'institut Gallup datant de mars 2009, 41 % des États-uniens pensent que le réchauffement climatique est exagéré par les médias, contre 35 % en 2008.
Politique de l'autruche, déni, scepticisme, mauvaise foi et sentiment d'impuissance se retrouvent en proportions variables chez nos concitoyens. Parallèlement, le catastrophisme est présenté comme contre-productif par le pouvoir politique et par les pédagogues. Mais nous soutenons que l'option catastrophiste, quand elle est intelligemment présentée, a des vertus pédagogiques et peut nous donner ce sursaut éthique salutaire. Gardons cependant à l'esprit qu'un catastrophisme instrumentalisé par la classe dominante se retournerait contre nous, car dans ce cas celle-ci s'en servirait pour justifier des mesures drastiques imposées aux populations, mais qui ne menaceraient en rien leurs privilèges. En outre, par la passion de la survie confortable, les individus seraient même amenés à réclamer leur propre assujettissement.
3/7) l'ignorance des jeunes
Les jeunes n'ont pas une idée claire – et certains n'en ont pas la moindre idée – des problèmes auxquels ils vont être confrontés. Les élèves sont peu conscients des déterminismes de leur existence et ils n'imaginent pas que certains de leurs choix de consommation puissent, sur le plan collectif, nuire à autrui. Ils se montrent sensibles aux sollicitations marchandes, situant la plupart de leurs rêves dans une perspective d'accroissement des biens matériels et des services. Derrière l'objet technique, ils ne perçoivent que confusément les dimensions sociales et économiques de l'utilisation à grande échelle des techniques (l'automobile a besoin de puits de pétrole, de raffineries, d'une infrastructure routière, d'une administration spécifique, etc.). Enfin, ils ne distinguent pas spontanément les consommations obligataires (nourriture, vêtements) de celles qui ne le sont pas - automobile, cigarettes, voyage, etc.). Ils confondent les notions de besoin, désir et envie, en ignorant que, bien souvent, ils sont le jouet de leurs pulsions. Un des objectifs d'un enseignement ressortirait du domaine psychologique : dégriser les jeunes de leurs illusions consuméristes et de leur fantasme de toute-puissance.
La formule démagogique « l'enfant au centre du système éducatif » pose au moins trois problèmes. Primo, celui de ne pas précisément décentrer l'enfant de sa propre subjectivité en l'inscrivant dans un héritage qu'il n'a pas choisi. Secundo, cette formule renforce l'enfant dans une configuration « individualiste libérale » et porte les germes de l'égocentrisme. Tertio, c'est l'assurance tous risques pour le système économique de perdurer jusqu'au désastre final : son idéal, précisément, c'est de n'avoir à faire partout, toujours, qu'à des enfants, aux pulsions préfabriquées mobilisables à merci pour la consommation. Au moment où la situation n'a jamais été aussi grave, les nouvelles générations se trouvent culturellement plus désarmées que leurs aînés pour s'opposer au mouvement qui nous emporte ? La responsabilité des enseignants est écrasante.
4/7) l'échec de la démocratisation de l'école
On constate l'échec de la démocratisation de l'école. Durant les Trente Glorieuses, la massification de l'enseignement correspondait aux besoins d'un système économique keynésien à la recherche d'une main d'œuvre qualifiée apte à faire tourner un système productif en plein essor, pour une consommation de masse elle-même en plein essor. Tout au long du XXe siècle, l'école a servi à légitimer la discipline nécessaire au travail mécanisé en usine. Elle n'a ni permis au peuple dans son ensemble de mieux comprendre la société moderne, ni amélioré la qualité de la culture populaire, ni enfin réduit l'écart entre riches et pauvres.
Bien avant le néolibéralisme, dès l'école républicaine de Jules Ferry, l'industrialisme avait insufflé à l'école un état d'esprit odieux de concurrence entre nations ; l'école est devenue un lieu de confrontation des performances individuelles. En outre les médias, en exaltant le sport-spectacle, détournent l'attention des vrais problèmes. Une École digne de ce nom devrait bannir toute apologie du sport-spectacle globalisé (coupe d'Europe, du monde...) et s'en tenir à des cours d'éducation physique dans un esprit de détente, de jeu et d'entretien de la santé, uniquement. L'éducation physique n'est pas dépassement de soi, mais accomplissement de soi. Être assis en classe, est-ce une situation adéquate pour l'empowerment, l'acquisition d'une puissance d'action personnelle ?
Or la machine économique des pays du Nord n'a plus besoin que d'environ 20 % des effectifs pour tourner à plein régime. Que faire des 80 % restants? Leur occuper l'esprit au moyen d'un mélange d'émissions de télé débiles, de chaînes de radio jacassantes, de presse people, de jeux vidéos décervelants, ainsi que leur procurer un niveau d'alimentation suffisant (même si cela relève de la malbouffe). Pendant que l'emploi stable régresse, le système scolaire n'a pas encore compris que le temps est venu de renoncer à transmettre la valeur-travail.
Sur quels grands récits pourrions-nous encore nous appuyer pour nous orienter dans la pensée ? Les médias sont aux mains de l'idéologie dominante; tous les partis de gouvernement entremêlent leurs références doctrinales à un point tel qu'un patron n'y retrouverait pas ses ouvriers ; même l'Université, touchée de plein fouet par la marchandisation, a perdu sa marge de manœuvre intellectuelle. Alors ? Alors reste l'Ecole qui pourrait encore construire une réflexion désintéressée et un rapport aux savoirs en dehors des lois du marché. Mais l'Ecole n'est qu'un des appareils idéologiques d'Etat au service de la reproduction du capitalisme.
5/7) Le rôle des enseignants
Au travers des actes éducatifs, c'est à certaines représentations collectives nuisibles pour la collectivité que le processus de décolonisation de l'imaginaire doit s'attaquer. Mais cela suppose que les éducateurs aient préalablement décolonisé leur propre imaginaire, ce qui est loin d'être gagné. On ne peut former à la collectivité que si on commence par former des individualités responsables et libres. L'exercice n'est pas évident : faut-il faire de l'élève un futur chômeur intelligent et révolutionnaire ou bien un futur producteur-consommateur aliéné, un esclave civilisé ? Certains feront subtilement remarquer que si l'Ecole en était venue à se poser cette question, le champ social ne serait plus ce qu'il est !
Pendant les années 1980, évoquer les problèmes écologiques en présence de ses collègues vous faisait passer pour un rabat-joie, ou un fou. Cela pouvait même vous occasionner quelques désagréments professionnels. Il est vrai que l'époque était à l'optimisme économique. Preuve que l'on a progressé, aujourd'hui la protection de l'environnement commence à occuper une place de choix, non seulement dans les médias, mais aussi, de plus en plus, dans la conscience collective et parfois dans les discours politiques. Nous nous trouvons au seuil d'un changement de civilisation (ou d'une nouvelle barbarie, à nous de choisir) imposé par les contraintes physiques de la planète. Il n'y a pas de recette toute faite, mais il nous semble que deux valeurs individuelles sont à mettre en avant : le sens des limites et la simplicité volontaire. Néanmoins il ne sera pas aisé de promouvoir et de généraliser cette idée de modération des désirs, vu la désapprobation sociale dont elle est l'objet. En vertu de l'effet Veblen (imitation-ostentation), on considère en effet qu'il est normal de vouloir grimper dans l'échelle sociale, de rejoindre la classe sociale consumériste, en oubliant quel prix il faudra payer en termes de dégradation de l'environnement.
Une des tâches les plus urgentes (et ardues) pour les enseignants est de dé-légitimer les valeurs de la consommation chez les jeunes qui se déclinent à travers quatre champs : les médias, la mode, la publicité et le marketing. Si l'on peut postuler un individu en quête de reconnaissance sociale par le biais des marchandises, le système publicitaire devrait être condamné : le choix laissé par l'économie de marché n'est pas celui de vivre de façon autonome.
6/7) l'éducation à l'écologie
L'idée d'une éducation à l'environnement a émergé en 1970 à la conférence de Carson City dans le Nevada. Les années 2005-2014 ont été déclarées « décennies de l'éducation vers le développement durable » par les Nations unies. Quelques initiatives nationales :
Le législateur belge a préféré un choix maximaliste pour impliquer l'ensemble de la communauté éducative dans l'ErE (éducation relative à l'environnement) plutôt que se centrer sur le professeur d'une seule discipline. Il n'y a donc pas de cours strictement consacré à l'écologie en tant que telle. On peut trouver un professeur-relais environnement dans les établissements scolaires. Par contre, aucune formation initiale en environnement n'est prévue. La plupart des projets d'ErE ne sont pas à la hauteur de l'urgence écologique. Il ne s'agit pas seulement de gérer l'environnement, mais d'apprendre à penser autrement nos rapports avec lui, ce qui suppose un travail philosophique.
En France, l'idée est la même : l'éducatif au développement durable ou EDD fait partie intégrante, depuis la rentrée 2004, de la formation initiale des élèves tout au long de leur scolarité, de la maternelle au lycée. Une stratégie pour l'EDD a été élaborée lors du Grenelle de l'environnement à l'automne 2007 Quelques prescription sont condamnables. Le document dit vouloir allier « l'équité sociale, la qualité de l'environnement et la performance économique ». De quel genre de performance économique s'agit-il ? Les « grandes » entreprises sont invitée à fournir des supports pédagogiques aux écoles ; on frémit. De plus, englués dans le dogme du « développement durable », les quelques changements ressortissent plutôt du relifting consensuel. Au final, le développement durable est devenu un consensus qui permettra de polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps.
En Allemagne, l'ambitieux programme gouvernemental « Transfer 21 » arrivait à son terme à l'été 2008 ; il illustre l'approche technocratique et libérale, les établissements scolaires sont mis en concurrence les uns avec les autres. Mais on identifie quelques compétences comme « faire preuve de créativité pour imaginer des avenirs possibles » ou « porter un regard critique sur ses propres intérêts et motivation ».
7/7) la problématique politique
Le principal défaut des programmes d'ErE (éducation relative à l'environnement) est d'esquiver la dimension politique. Jamais le lien n'est fait avec l'économie capitaliste de marché, avec les dogmes de la croissance et du développement, avec la tyrannie planétaire de la méga-machine. D'aucuns nous accuseront de « faire de l'idéologie ». C'est dans le sens d'idées fausses que cette expression est spontanément utilisée. Mais c'est le sens d'idées communes qui lui redonne de l'intérêt car quelle organisation sociale pourrait exister sans un socle de représentations fondamentales communes ? Ne craignons pas d'opposer une idéologie salvatrice à une idéologie mortifère.
Un fait demeure indiscutable: dans un monde où s'oppose dominants et dominés, tout progrès des connaissances sert d'abord les dominants. Que les centrales nucléaires, les OGM ou les nanotechnologies soient gérées par des capitalistes, des marxistes ou des sociaux-démocrates, les risques restent identiques. La spécialisation et la division du travail ont coupé les êtres humains des processus de subsistance essentiels et d'une relation directe avec la nature. C'est la technostructure qui a pris le relais pour assurer la subsistance matérielle des individus en instillant des attitudes de conformité et de subordination. Il convient de surmonter notre sociocentrisme, cette tendance à juger des autres selon soi : la société moderne n'est que le mode de reproduction d'une ethnie parmi d'autres. Il devrait y avoir des cours d'anthropologie dès le collège, qui procureraient des savoirs qui permettent de peser et de se penser par rapport aux autres. Une démocratie véritable ne peut être réalisée et viable qu'à l'échelle locale.
(éditeur, Aden)