1811. Alors que la révolution industrielle s’apprête à rendre l’Angleterre méconnaissable, bris de machines, incendies et émeutes se multiplient dans les manufactures. Des artisans refusent de faire le deuil de leurs savoir-faire et de migrer vers les villes. Ils déclarent la guerre aux machines préjudiciables à la communauté. On leur donne le nom de « Luddites », en référence à un mythique général Ned Ludd, ouvrier révolté sans doute imaginaire. Il y a fort à parier que notre époque, marquée par un déferlement technologique sans précédent (OGM, Internet, Nanotechnologies, etc.) entrevoit dans l’épisode luddite du XIXe siècle matière à réflexion.
L’approche marxiste, dominante jusqu’à aujourd’hui, sépare la machine de son utilisation capitaliste, c’est-à-dire qu’elle envisage l’existence de procédés industriels qui ne donneraient pas automatiquement lieu à l’exploitation économique du prolétariat. Le bris luddite des machines relève d’une autre logique, puisqu’il vise précisément la machinerie en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’incarnation de l’exploitation. Les machines dépossèdent les travailleurs de leur ouvrage, produit le désœuvrement forcé en faisant disparaître l’œuvre, non parcellisée. A une activité productrice de sens pour les artisans se substitue un travail salarié, morcelé puis taylorisé, dont l’unique finalité devient le bénéfice d’une minorité.
Cette transformation de l’artisan oeuvrant au sein d’une communauté en ouvrier déraciné travaillant en usine et vivant dans de gigantesques banlieues dortoirs constitue très précisément le dernier volet de la dépossession industrielle : les machines ne nuisent pas seulement à l’emploi et au savoir-faire des artisans, elles bouleversent aussi tout un mode de vie, fondé sur l’enracinement dans des communautés locales, de taille souvent réduite.
1/5) Technique contre technologie
Depuis Marx*, il est habituel de faire des luddites les premiers technophobes. Tout au contraire, le luddite se campe sur une position résolument technophile puisqu’il revendique la destruction des machines au nom de son propre savoir-faire, c’est-à-dire au nom de la technique dont il est le dépositaire. Nous opposerons technique et technologie.
La technique est un ensemble de procédés et leur sédimentation instrumentale dans les objets produits par l’artisan. La technique est consubstantielle à l’Homo sapiens, elle apparaît en même temps que nos ancêtres. La stature debout libère la main et l’objet technique viendra tout naturellement combler ce vide : le silex taillé est le reflet technique de l’évolution phylogénétique ayant amené les ours à avoir des griffes au bout de leurs pattes. Le biface est une prothèse de l’être humain qui fait littéralement corps avec lui. Dans la mesure où la technique est prolongement matériel du corps aussi bien que projection intentionnelle dans l’outil, elle est par essence et dans le même mouvement instrument et savoir-faire. La technique suppose toujours une mobilisation conjointe du corps et de l’esprit.
La technologie est à la fois prolongement et déconnexion du phénomène technique. Dans un premier temps, la technologie n’était que discours sur la technique. Mais aux alentours de 1850 la science contemporaine, fille des progrès de l’instrumentation industrielle et militaire, formalise les lois qui régissent le fonctionnement du réel. Ce savoir nouveau est rattaché à tout un gigantesque dispositif matériel dont la pointe est le laboratoire sans lequel il ne peut exister. Une voiture, habituellement vantée comme un symbole de liberté en elle-même, mais qui verrait le jour dans un monde sans infrastructures routières, sans extraction ni raffinage du pétrole, sans mécaniciens, etc., ne permettrait aucunement de se déplacer. La technologie est un ensemble de processus macrotechniques dont la taille dépasse l’être humain et la communauté villageoise. Ces processus sont rendus possibles par l’alliance de la science et de la technique. L’industrialisation et son corollaire, la prolétarisation définie en tant que dépossession artisanale, n’est rendue massivement possible que grâce au concours de la science qui se déplie. Cette science, loin d’être spéculative, est un faire. Même les scientifiques habituellement considérés comme purement spéculatifs » sont bien souvent indispensables au procès de production : Maxwell ou Kelvin sont concrètement impliqués dans le déploiement économique de l’électricité et de la télégraphie ; tout comme l’ichtyologiste Victor Coste est mandaté par napoléon III pour mettre en place l’industrie piscicole française, etc. L’industrie fortement technicisée gagne en importance et accroît ainsi la demande d’ingénieurs. La technologie n’est donc plus un discours sur la technique, mais une rationalisation scientifique de la technique devenue techno-science. La science contemporaine n’est plus affaire d’individus, mais de populations entières enrôlées au service de la technologie. La technologie apparaît quand les sociétés s’organisent hiérarchiquement afin de concentrer la production technique entre les mains de quelques-uns. La technologie vise toujours, contrairement à une légende tenace qui ferait des machines les garantes de l’oisiveté humaine à réduire les marges de liberté des travailleurs.
La technologie est donc l’exact inverse de la technique. Là où la technique présuppose une expérience humaine riche de sens, des rapports communautaires de taille restreinte fondés sur un mode de vie ménageant des espaces de solidarité ainsi qu’une orientation du travail selon les besoins et les nécessités du moment, la technologie implique le triple désœuvrement auquel les luddites se sont opposés ; chômage rendu inéluctable en raison du remplacement du travail vivant par le travail mort (capital technique), perte de sens généralisé produite par un travail mécanique indépendant de toute finalité autre que financière ou politique, et finalement disparition des modes de vie impliquant proximité et communauté pour les remplacer par des organisations sociales fondées sur une stricte division hiérarchisée des tâches et des fonctions.
* « La destruction de nombreuses machines pendant les quinze premières années du XIXe siècle, connue sous le nom du mouvement des luddites, fournit au gouvernement antijacobin d’un Sidmouth, d’un Castelreagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultraréactionnaires. Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le monde matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation. » (Karl Marx, Le capital, livre premier, 44e section, chap. II)
2/5) L’illusion du progrès
Si la technologie est bien puissance matérielle accumulée, elle possède aussi une dimension idéologique, formalisée au travers de l’idée de progrès. L’idéologie du progrès est aussi une arme rhétorique employée par le pouvoir politique à l’encontre des briseurs de machines. La double accumulation du pouvoir matériel et politique aboutit à la constitution d’un horizon social et intellectuel au sein duquel l’industrialisation menée par les capitalistes ne peut plus être questionnée. Les délégués aux Congrès ouvriers, s’ils déplorent l’artisanat perdu et les durs effets de la concentration industrielle, ne s’en prennent jamais à la machine, au contraire souvent glorifiée.
Dans un contexte d’épuisement des ressources naturelles et de dégradation des écosystèmes, les nouvelles technologies, prétendument plus écologiques, démocratique et participatives, insufflent une vigueur nouvelle à l’idéologie progressiste : on n’arrête pas le progrès. Cette croyance en la linéarité de l’histoire humaine assimile toute opposition à la marche du progrès comme une régression. En réalité l’histoire est bien peu linéaire : diaboliser le passé – tout comme l’idéaliser d’ailleurs – constitue une véritable manipulation idéologique. L’esprit révolutionnaire du mouvement ouvrier du XIXe siècle prenait sa source dans cette autonomie de la culture pré-capitaliste, artisanale et rurale. Mais le socialisme scientifique s’est imposé parmi les ouvriers à mesure que ceux-ci s’intégraient à la fabrique. Pur produit du taylorisme et du fordisme, la vision de la lutte des classes correspond au modèle d’organisation de la production dont l’ouvrier n’est qu’un des rouages. La participation de la gauche à la réalisation du cauchemar libéral est en partie à l’origine de la publication de ce livre.
Les briseurs de machines refusent d’hypothéquer leur présent à un futur toujours plus radieux à mesure qu’il s’éloigne.
3/5) les casseurs d’ordinateur
Là où il y a exploitation, atomisation et déqualification, certain penseurs de la gauche radicale décèlent une « intelligence collective » et rêvent d’une société des réseaux autorégulée, a-hiérarchique, horizontale et coopérative sur le modèle organique par opposition à un Etat pyramidal archaïque. Mais il n’est pas d’ordinateur innocent. Ce serait aberrant de croire que les machines utilisées dans les entreprises, selon une certaine division du travail et certaines normes de rentabilité, pourraient être utiles dans un système convivial. L’informatisation a souvent pour effet de transformer un travail relationnel en tâche purement gestionnaire. L’expérience fait mentir l’idée selon laquelle l’automatisation permet de décharger les travailleurs des tâches les plus routinières. En 1979, une enquête relate que dans les banques, l’informatisation a pour effet de transférer à la machine un savoir-faire et un pouvoir de décision qui étaient le privilège et la raison d’être du cadre.
La mise en place de technologies toujours plus puissantes renforce les dominations existantes. A Toulouse, les installations de la société Phillips informatique sont victime d’un violent incendie le 5 avril 1980. Trois jours plus tard, on signale un feu de même ampleur à la compagnie informatique CII-Honywell-Bull. Le Clodo, comité liquidant ou détournant les ordinateurs, est entré en action : « Lutter contre toutes les dominations est notre objectif. Dans une société de plus en plus invivable, nous sommes un groupe de révoltés… » Plus précisément, il s’agit de dénoncer la façon dont on présente l’informatique comme une révolution susceptible de remédier elle-même aux problèmes de la société, quand elle ne fait en pratique que renforcer les rapports de pouvoir existants : mise en fiches, surveillance par badges et cartes, instrument de profit maximalisé pour les patrons et de paupérisation accéléré pour les rejetés. Dans les années 1980, on sait aussi que la fabrication des ordinateurs nécessite une exploitation nocive des ressources des anciennes colonies, que les circuits imprimés sont montés à la main par des femmes indiennes sous-payées… On se doute que l’Etat s’empressera d’utiliser ces machines pour renforcer le maillage de son territoire au détriment de la liberté… Les prévisions sur ordinateur des embouteillages du WE seraient lettre morte dans une société où les transports collectifs seraient peu chers et les vélos multiples.
Dans les années 1970 et 1980, on ne voyait pas à quoi pouvait servir un ordinateur domestique. Dans le Figaro du 29 octobre 1979 : « Nous ne savons pas quels usages assigner aux ordinateurs domestiques, mais nous pensons qu’il y a un marché parce que les ménages ont pratiquement fini de s’équiper en télé-couleur. Il faut trouver un produit-relais qui perpétue les habitudes d’achat. La stratégie des grandes entreprises consistera à multiplier les applications ludiques. Grâce à des logiciels gadgets, chacun s’escrime à faire tourner le mieux possible sa petite boîte : ses comptes en temps réel, son image, ses vacances, et avec Facebook, c’est l’identité elle-même qui devient entreprise personnelle. Il semble étonnant que toute une population, qui, pendant la décennie 1970, commençait à tirer un bilan lucide du système de production et de ses technologies, récusant le technofascisme des centrales nucléaires, de la chimie agricole et de l’industrie du jetable, ait, au spectacle des prouesses de l’électronique, subitement renoué avec la fascination d’antan pour la technologie industrielle.
La microinformatique a donné un nouvel élan à un système marchand en panne de nouveautés et établi un consensus autour du système économique dominant : une dépendance intime, presque viscérale, s’attache à des objets dont on ne savait quoi faire il y a trente ans. L’individu face à son écran se retrouve en permanence relié mais de moins en moins lié, coupé de tout ancrage social réel, connecté en permanence et accro au changement perpétuel. Et une fois au chômage, l’individu est réveillé le matin par un serveur vocal automatique qui l’invite, sur un ton enjoué et convivial, à actualiser sa situation sur le site internet du Pôle emploi, sous peine de radiation.
Pour quelles raisons la contestation n’a-t-elle pas été plus virulente ? Parce que l’idéologie de gauche a vu dans l’automatisation une libération des travailleurs. Parce qu’elle appelle de ses vœux un accroissement illimité de la productivité française vouée à rivaliser avec les autres nations. Dans l’Humanité en mai 1980 : « Loin de crier haro sur l’informatique et de tomber dans le piège de la vieille querelle erronée voulant opposer l’homme à la machine, ou de se laisser entraîner par ces idéologies de dégâts du progrès que d’aucun véhiculent, c’est son utilisation austère, autoritaire, qu’il convient de dénoncer et de combattre. »
4/5) les faucheurs d’OGM
Jusqu’en 1990, aucune association, aucune personnalité politique, n’entreprend en France de mettre la question des biotechnologies à l’agenda des mobilisations écologistes. La France devint terre d’élection des essais d’OGM. Le rapporteur de la loi de juillet 1992, Daniel Chevallier, introduit un amendement exigeant une procédure d’information préalable du public avant autorisation d’un essai en plein champ. Cette proposition se heurte au refus du ministère de la Recherche qui estime qu’il ne faut pas « céder aux sirènes d’une pseudo-démocratie qui consiste à faire participer à la discussion sur les dangers potentiels d’une manipulation génétique des représentants d’associations qui n’auraient pas la capacité d’appréhender la nature même de cette manipulation. » Voté en première lecture avec l’amendement, la loi est votée en seconde lecture sans information du public à cause de l’action d’Axel Kahn, du lobbying des chercheurs en biologie moléculaire et des entreprises privées. Antoine Waechter, alors porte-parole des Verts, estime que « beaucoup de manipulations génétiques sont inoffensives ». La première conférence de citoyens sur les OGM est cependant organisée en juin 1998. Son avis final juge « indispensable de développer la recherche liée au risque écologique avant de développer la diffusion des OGM ».
C’est en 1999 que la situation bascule. Alors qu’en 1998 étaient en place 1100 essais OGM, cinq ans plus tard on n’en comptait plus que 48, dont plus de la moitié furent détruits. En 2008, les 9 essais que les semenciers s’étaient risqués à mettre en place furent tous détruits. A la différence des autres pays d’Europe, la destruction s’est faite en France en groupe et à visage découvert, sur un mode d’action inspiré du répertoire gandhien de désobéissance civile. Le Parti socialiste finit en mai 2004 (non sans tensions internes) par se déclarer « contre les essais transgénique menés en plein champ, compte tenu des incertitudes et des risques de dommages irréversibles pour l’homme et pour l’environnement ».
Le débat OGM passe d’un cadrage-risques, qui impliquait une prééminence de la parole des experts scientifiques, vers un cadrage socio-économique. L’avenir des paysanneries du Nord et du Sud, l’existence du droit des peuples à choisir leur alimentation, les dangers de l’appropriation du vivant (brevets) par quelques firmes globales guidées par la quête du profit, la concentration du secteur semencier… tous ces arguments sont mis en avant. Le paysan accède à une parole plus légitime que celle des scientifiques. On comptait près de 8000 « faucheurs volontaires » en 2007. Les médias et l’opinion réagissent positivement à ces actions de destruction. L’action non-violente reçoit un bon accueil car elle respecte les personnes. Si elle s’attaque aux biens d’autrui, ce n’est que parce que son usage est devenu un danger public.
(Editions L’Echappée, collection Frankenstein)
5/5) conclusion : L’avenir est-il au bris des machines, à un néo-luddisme ?
« La société moderne a recours à différentes formes de propagande pour inculquer aux gens la crainte et l’horreur de la violence car le système techno-industriel a besoin d’une population timorée, docile, une population qui ne posera pas de problème et qui ne perturbera pas le fonctionnement bien régulé du système. Mais la violence n’est pas mauvaise en elle-même. La violence peut être bonne ou mauvaise selon la forme qu’elle prend et selon le but qu’elle vise.
Bien entendu, l’effondrement de la civilisation technologique sera un désastre en soi. Mais plus le système technologique continuera à croître, et plus grave sera le désastre final. Il est envisageable que la révolution consiste en un changement massif des attitudes vis-à-vis de la technologie, provoquant une destruction progressive et indolore du système techno-industriel. Si c’est le cas, nous aurons beaucoup de chance. »
(in l’effondrement du système technologique de Theodore J. Kaczynski)