Sous-titré « vers l’après capitalisme », l’économiste Geneviève Azam montre qu’elle veut dépasser la vulgate marxiste anti-capitaliste. En effet, elle ouvre le propos : « Le capitalisme consume ce qui l’a rendu possible, le travail, la Terre, le temps : il est malade de sa propre démesure. » Le développement des forces productives est en fait un développement des forces destructives. Il ne se contente pas de transformer mécaniquement des valeurs d’usage en valeurs d’échange, il les détruit. Il faut donc imaginer un futur qui s’éloigne du modèle des « forces « progressistes ».
1/5) Les moyens de conjurer la finitude
La conscience de la finitude de la Terre était exprimé par certains économistes libéraux du XIXe siècle. David Ricardo anticipait l’avènement d’un état stationnaire. Il montrait que la pression de l’augmentation de la population en Angleterre exigerait la culture de terres de moins en moins fertiles, engendrant une hausse des coûts de production et donc des prix de l’alimentation. Les céréales étant la base de la consommation ouvrière, l’augmentation des salaires et donc la baisse des profits devait donc être retardée par le libre-échange et l’importation de céréales à bas prix. Le libre-échange fut ainsi la réponse donnée à la limite des ressources en un lieu, limite qui pourrait être compensée par des échanges avec un ailleurs. Plusieurs décennies se sont écoulées avant que les conséquences du libre-échange ne soient plus seulement comprises comme un appauvrissement des peuples dominés, mais aussi comme celui de la Terre, exploitée jusque dans ses confins les plus lointains et soumise à l’extraction sans merci de ses ressources.
La solution ricardienne fut relayée dès la fin du XIXe siècle par les immenses réserves de productivité qu’apportaient le machinisme et l’agriculture industrielle. On croyait conjurer l’inquiétude suscitée par la finitude des ressources en confiant à la science et à la technique le devenir de l’humanité. L’économie néo-classique s’est fondée sur une conception mécanique selon laquelle le capital technique, les machines, pouvaient se substituer quasi indéfiniment à la nature, devenue « capital naturel ». Ainsi la fertilité des sols n’est plus considérée comme une donnée, elle peut être « fabriquée » par l’incorporation d’intrants techniques comme l’engrais.
La conscience des limites du globe entraîne aujourd’hui la tentation de faire advenir une seconde nature, une techno-nature, qui se substituerait à la première, trop étroite pour contenir les exigences d’accumulation et de profit. Les biotechnologies sont le support de cet expansionnisme. La convergence des biotechnologies, des nanotechnologies et des technologies numériques laissent augurer à un transhumanisme. La vie elle-même devient une fabrication, le vivant pouvant être déconstruit et reconstruit. Les NBIC sont là pour pallier l’impossibilité de conquérir d’autres planètes, pour remédier à l’incompétence commerciale du cosmos.
Mais l’économie n’est pas un système circulaire et infiniment réversible, elle se nourrit de l’énergie et des ressources naturelles. La fable d’une économie de la connaissance, déliée de pressions massives sur les ressources matérielles, s’effondre devant la réalité. Cette économie nécessite et multiplie l’utilisation d’objets techniques. Un rapport du PNUE évalue à 4 millions de tonnes les déchets des équipements électriques et électroniques en 2004. De plus l’activité dégrade l’énergie qu’elle utilise (entropie ou deuxième loi de la thermodynamique). Le capitalisme « vert » ou l’économie de la connaissance ne franchira ces limites qu’en appauvrissant un peu plus les sociétés et en détruisant la Terre. L’extinction massive des espèces révèle par exemple un chaos écologique majeur.
2/5) Retrouver le commun
Contrairement aux philosophies libérales qui associent le totalitarisme à un excès du politique, c’est la disparition du commun qui rend possible les sociétés totalitaires. Le lien des humains à la Terre a été refoulé. Sa reconnaissance est la condition du partage entre les lois humaines et celles de la nature.
Le modèle dominant n’est pas universalisable car l’empreinte écologique des activités présentes dépasse déjà les capacités de renouvellement des ressources. Parler de commun, c’est exprimer la dépendance des humains entre eux et vis-à-vis de la Terre. Dans ce monde fini, nous accorderons une attention particulière aux biens communs naturels sans lesquels une vie commune n’est pas pensable. N’avons-nous pas à redéfinir un contrat social qui inclut les devoirs vis-à-vis de la Terre, qui trace les limites entre ce que nous savons faire et ce que nous ne devons pas faire ?
Le libre-accès à des ressources est effectivement une tragédie comme l’écrivait Garett Hardin. Mais l’histoire des biens communs, comme l’analyse Elinor Ostrom, est plutôt caractérisée par la gestion en commun des ressources, par des règles et des coutumes qui en assurent l’accès et la pérennité. Ce sont des entreprises privées, livrées à la concurrence internationale, pour lesquelles les espèces comme le thon rouge sont de simples ressources à capturer pour faire croître les profits, qui s’opposent à toute réglementation. Pour stopper ces processus de privatisation des biens communs, il est nécessaire que le politique intervienne, qui en établisse le caractère inaliénable.
La réappropriation des échanges avec la nature par les communautés de base est un moment premier pour assurer la coopération entre les humains et la Terre et pour mettre un terme à la prédation. Toutefois les biens communs globaux comme le climat ne peuvent être seulement gérés par l’échelon local ou même étatique. Le sommet des peuples de Cochabamba en 2010, qui répond à l’échec de la conférence onusienne sur le climat, a appelé à la reconnaissance des « droits de la Terre-mère ». Pacha-Mama exprime en kichwa un rapport d’empathie avec la nature. Les droits de la Terre sont reconnus aujourd’hui par deux constitutions, celles de la Bolivie et de l’Equateur. Ils heurtent de front la culture occidentale qui, inscrit dans une vision biblique de la séparation, a érigé une frontière étanche entre les humains et la nature. Mais la désacralisation de la nature, sa rationalisation, a relevé davantage d’un acte de foi dans la technique que d’une réelle conquête de l’autonomie.
3/5) L’impasse de la valeur-prix donnée à la nature
Affirmer les droits de la Terre revient à reconnaître une « valeur » à la nature. Faut-il considérer cette valeur comme un attribut intrinsèque ou comme une valeur donnée par les sujets humains ?
Quand le discours économique, contre sa propre tradition, tente d’intégrer des données écologiques, il ne peut le faire qu’en attribuant un prix à la nature. Comme si cette dernière pouvait entrer sans dommages dans le grand jeu de l’échange marchand et de l’équivalence généralisée ! En effet la valeur des forêts primaires et des arbres centenaires est incommensurable avec celle des plantations d’eucalyptus ou de palmiers à huile. Les pertes de biodiversité et la vie des peuples de ces forêts natives sont également irréductibles à l’évaluation monétaire. Si l’intention de faire payer les pollueurs peut séduire, elle contribue aussi à renforcer la prégnance de l’idéologie économique et la réduction de la nature à des ressources fractionnées, auxquelles est affectée une valeur monétaire.
Il faudrait abandonner, ou au moins relativiser l’opposition binaire sujet/objet. Il serait conforme à notre tradition de maintenir l’opposition et de gérer la Terre avec un droit de l’environnement qui rationaliserait les conduites dans le sens de la préservation. Mais ce serait ignorer qu’une part majeure de la destruction des écosystèmes est légale et que le droit de l’environnement, tel qu’il est conçu, est le plus souvent là pour réguler les seuils de destruction. Il se traduit par un empilement de législations partielles, par une inflation de dispositions, qui conduit le plus souvent à seulement déplacer les problèmes : une écologie technicienne !
4/5) L’avenir est à la bioéconomie
La capacité d’auto-régénération de la biosphère a été niée par les processus économiques modernes. La Charte du mouvement altermondialiste, définie en 2000 à Porto Alegre, reste liée à une vision du monde dans laquelle la question sociale et celle de l’émancipation sont réduites au conflit entre le capital et le travail. Il perd de sa force puisqu’il ignore la Terre. La crise climatique et la crise alimentaire ont agi comme un détonateur. Qu’elle soit capitaliste, socialiste ou n’importe quoi d’autre, l’économie est un sous-système d’un écosystème complexe et autorégulé.
La bioéconomie permet de comprendre en quoi le processus économique est soumis à des contraintes et des limites externes.
5/5) Quelques pistes de réflexion
- Ce n’est pas l’acceptation des limites qui transforment l’humanité en troupeau, mais au contraire la croyance en la possibilité infinie de leur transgression.
- Accepter les limites de la Terre ne supprime pas la liberté. C’est au contraire leur franchissement qui enclenche des processus réduisant ou annihilant nos « libres » choix.
- Démocratie et autolimitation, loin de s’exclure, se supposent l’une et l’autre.
- Penchons-nous sur le sens profond du mot richesse plutôt que de prodiguer des soins aux pauvres en leur imposant les modèles qui les ont rendus misérables.
- Le plus méconnu de nos besoins est celui de l’enracinement. Le chômage est un déracinement, la relocalisation notre avenir.
- l’attachement aux lieux de vie, même lorsqu’ils sont inhospitaliers, reste incompréhensible pour les marchands de bonheur à bon marché.
- L’élimination des paysans est aussi un déracinement brutal dans lequel on ne peut voir l’annonce d’un nouveau monde.
- Une des revendications emblématique du mouvement Oilwatch est de « laisser le pétrole sous terre ».
- Les catastrophes, loin d’engendrer elles-mêmes une interrogation radicale sur les systèmes qui les produisent, sont devenues le support de la fuite en avant.
- Et si le temps du monde fini était une chance, un appel à revenir sur Terre ?
- « Le temps du monde fini commence… Il y aura place pour autre chose que les actes d’exploitation, de coercition et de concurrence. » (Paul Valéry, Regard sur le monde actuel, 1931)
(éditions les liens qui libèrent)