Le cycle de Doha, enclenché en novembre 2001, s’est conclu en 2005 par un accord commercial multilatéral dans le cadre de l’OMC (organisation mondiale du commerce). On croyait à une sortie de la pauvreté pour les pays en voie de développement. La fin de la première décennie du XXIe siècle a contredit de tels espoirs par l’existence de trois crises simultanées : économique, financière et alimentaire. 923 millions de personnes étaient sous-alimentées en 2007, 964 en 2008 et plus d’un milliard en 2009, soit 16 % de la population mondiale. L’abbé Galiani indiquait en 1770 dans Dialogues sur le commerce des bleds que manger du pain ou ne pas en manger n’est pas une affaire de goût, de caprice ni de luxe, c’est une nécessité de tous les siècles et de tous les âges ». De ce fait « le grain de blé devait être considéré comme la matière de première nécessité, et de ce point de vue, il appartient à la politique et à la raison d’Etat. »
Ce livre de Thierry Pouch reste un peu trop généraliste et cultive les redites, mais pose un problème fondamental : Au XXIe siècle il y aura la guerre des terres, comme il y aura aussi les guerres du pétrole, les guerres de l’eau, les guerres du climat, les guerres civiles, les guerres aux frontières, les guerres… la paix ?
1/5) La théorie libre-échangiste
L’idée récurrente d’Adam Smith est que l’échange entre les individus et les nations apporte l’harmonie au sein des sociétés. Le principe de sympathie, qui structure la théorie des sentiments moraux de Smith, pousse les individus à réprimer leurs égoïsmes. En introduisant l’idée d’un rapport de force entre les industriels les salariés et les propriétaires fonciers, David Ricardo s’éloignait de la philosophie morale de son illustre prédécesseur. L’économie est devenue une science des conflits liée au libéralisme économique. Dans l’Angleterre du XIXe siècle David Ricardo a certes produit une théorie pure, mais largement subordonnée au fait de repousser les limites de l’accumulation du capital et de conjurer le spectre de l’état stationnaire. Son modèle, intégré dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (éditions successives entre 1817 et 1823) précède de quelque 25 ans la libéralisation du commerce des blés. Ce modèle va constituer la justification théorique d’une décision politique dont la visée est de sacrifier l’agriculture sur l’autel de l’industrialisation d’une Angleterre cherchant à asseoir son hégémonie sur le reste du monde.
La première forme des Corn Laws fut édictée en 1436 et resta en vigueur jusqu’en 1846. Elle consiste à fixer un prix de seuil en dessous duquel il est proscrit d’importer du blé, puis à instaurer un système variable de droits de douane. Mais l’augmentation de la population britannique, qui passe de moins de 13 millions à plus de 18 millions entre 1811 et 1841, constitue une contrainte pour des fermiers de moins en moins aptes à produire des denrées agricoles pour un nombre toujours plus élevé d’individus. La pression exercée par les industriels offre une deuxième contrainte. En fait Ricardo est convaincu que le progrès et la puissance reposent sur la valorisation et l’accumulation du capital par la bourgeoisie industrielle ; il se range à ses côtés et construit une théorie du libre-échange dans le sens de ses intérêts. Acheter moins cher à l’étranger les quantités de blé nécessaires pour nourrir les salariés permet de réaliser une hausse des profits des industriels : les travailleurs coûtent moins cher à une époque où l’alimentation constitue le budget principal des ménages. Enfin les récoltes de blé durant la campagne 1845-46 étaient fort maigres alors qu’elles étaient abondantes outre-Atlantique. Il y a donc abrogation de la loi sur les blés (Corn Laws) en 1846. L’Angleterre peut devenir l’usine du monde. Mais le théorème des avantages comparatifs de Ricardo, et l’abrogation des Corn Laws, constitua un renoncement à l’idée de nation et une priorité désormais accordée à l’entreprise.
La démonstration des avantages comparatifs de Ricardo repose sur l’exemple chiffré de deux pays (Angleterre et Portugal), de deux produits (drap et vin), et d’un facteur travail immobile entre les nations mais mobile à l’intérieur. Partant d’une situation d’autarcie, Ricardo montre que le Portugal détient un avantage absolu dans la fabrication des deux produits ; aussi l’Angleterre ne peut échanger quoi que ce soit si l’on suit la théorie des avantages absolus de Smith. Avec Ricardo, l’Angleterre va pouvoir se spécialiser là où son désavantage relatif est le moins grand, c’est-à-dire le drap. Le Portugal se spécialisera dans le vin. Il y a réallocation interne du facteur travail entre drap et vin dans les deux pays, conduisant à la meilleure des situations possibles.
2/5) La théorie protectionniste
Le philosophe Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) publia en 1800 L’Etat commercial fermé, ouvrage de l’anti-libre-échange. La thèse dépasse très largement le protectionnisme transitoire de Friedrich List. Fichte s’engage au contraire dans une perspective d’interdiction totale des échanges commerciaux avec d’autres nations.
Selon le philosophe allemand, l’Etat doit garantir à chaque citoyen des conditions d’existence décentes lui permettant de subvenir à ses besoins fondamentaux, et lui assurer le droit de travailler. Pour y parvenir, l’Etat doit organiser et contrôler la production de richesses, contrôle impliquant la fermeture des frontières économiques puisque tout flux en provenance de l’extérieur échappe par définition au gouvernement. La fermeture des échanges commerciaux se répercute sur la politique monétaire du pays car cela induit nécessairement de ne plus participer à des flux monétaires par la voie des taux de change. Cela évite les antagonismes en matière économique qui sont à l’origine de guerres armées. En effet, lorsqu’une nation a atteint l’objectif de détenir une balance commerciale excédentaire, elle ne fait ensuite que chercher à élargir cet excédent, élevant ainsi le degré d’agressivité entre nations. De plus, que le prix d’un bien importé soit durablement inférieur à celui fixé à l’intérieur du pays qui importe, et c’est l’économie locale qui voit s’effondrer son activité de production, impliquant des pertes d’emplois. Montesquieu lui-même, qui espérait tant des retombées du commerce, soulignera que faire du commerce peut déboucher sur un appauvrissement.
Les justifications avancées par Fichte le conduisent à suggérer que la fermeture des échanges commerciaux doit concerner l’ensemble des pays et non un seul, l’objectif étant de former une sorte de communauté d’Etats souverains, autonomes et par voie de conséquence, pacifiques. En cela il est l’anti-Ricardo absolu. Puisque se nourrir est un besoin fondamental et universel, il revient à l’Etat, conformément à ce que nous invite à méditer Fichte, de garantir ce droit à la survie de chaque individu par le truchement de la politique agricole.
3/5) La pratique protectionniste
S’il est bien un domaine dans lequel la combinaison de l’efficacité économique d’un système commercial ouvert et de l’altruisme entre nations a failli, c’est bien celui de l’agriculture et de l’alimentation. Ricardo lui-même, dans un opuscule daté de 1815 traitant de l’influence d’un bas prix du blé sur les profits, douta de la légitimité de sa théorie au regard des répercussions de la dépendance de l’Angleterre en matière d’approvisionnement alimentaire. Le libre-échange devait aboutir à la pacification des relations économiques internationales et à l’affirmation de l’amitié entre les peuples ; en réalité le XIXe siècle fut celui de l’affirmation des nationalismes, de la montée des conflits, de l’usage des tarifs douaniers, du protectionnisme.
La politique américaine de régulation des marchés agricoles découle d’une société traumatisée par la grande dépression de 1929. Définie en 1933, l’AAA (Agricultural Adjustment Act) eut pour mission de stabiliser les cours des produits agricoles. Cette régulation est restée identique de nos jours : soutien aux prix du marché et versement d’aides directes aux producteurs. Introduits en 1938, des bons l’aliénation (food stamps) constituaient pour les Américains une sorte de protection sociale, une garantie de pouvoir manger tous les jours. Au début des années 1980, la récession économique obligea l’administration Reagan à amplifier une politique favorable aux agriculteurs. En juin 2010, plus de 40 millions d’Américains en bénéficient encore. Le montant de l’aide à la fin de l’année 2008 avait atteint en moyenne et par personne 102 dollars par mois.
Il est symptomatique que la recherche de la puissance extérieure dans le domaine agroalimentaire au Brésil se traduise par le fait qu’une fraction de la population n’ait pas accès à la terre et ne puisse pas manger trois fois par jour.
4/5) L’avenir à la souveraineté alimentaire
Le Japon et la Corée du Sud importent près de 60 % de leur alimentation. La Chine ne représente que 9 % des terres agricoles mondiales pour une population à nourrir représentant plus de 20 % de la population mondiale. Des pays comme le Maroc, l’Algérie, l’Egypte sont des zones de haute turbulence au regard des déséquilibres structurels entre la production agricole et les besoins des populations. Face à l’envolée récente des prix agricoles, de nombreux Etats ont soustrait du marché mondial leurs propres productions. En matière d’importation, la principale pratique consista à diminuer les droits de douane. La stratégie va même jusqu’à acheter ou louer des surfaces agricoles dans des pays étrangers (landgrabbing). La FAO a estimé que les transactions foncières effectuées dans le monde depuis 2008 concernent quelque 30 à 35 millions d’hectares, soit 1 % environ des terres disponibles. Ce landgrabbing apparaît porteur de réactions nationales, jusqu’à produire des rejets à l’encontre des fermiers étrangers.
D’après la FAO, les superficies labourables n’ont augmenté que de 4,5 % entre 1985 et 2005 tandis que la croissance de la population mondiale atteignait près de 45 %. La crise agricole qui s’enclenche en 2006 et qui débouchera sur des émeutes de la faim incite plusieurs pays à sécuriser leurs approvisionnements alimentaires. Cette crise agricole indique que les productions de matières premières destinées à nourrir les hommes demeurent du ressort des Etats, qu’elles relèvent finalement de leur souveraineté. Cette souveraineté alimentaire ne peut être dissociée de la sécurité alimentaire, au sens où elle a été définie en 1996 par la FAO : « La sécurité alimentaire est assurée quand toutes les personnes ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine. »
La notion de souveraineté alimentaire a été réhabilitée en 1996 par Via Campesina, organisation regroupant plusieurs mouvements d’agriculteurs paysans. Il s’agit de produire des biens agricoles et alimentaires non pas pour le marché, mais pour des populations locales, selon des pratiques définies à l’échelon national. On faisait ainsi contrepoids aux accords de Marrakech signés en 1994 selon lesquels la libéralisation des échanges de produits agricoles et alimentaires devait et pouvait s’effectuer au niveau mondial.
Pour conclure, l’agriculture doit cesser d’être appréhendée comme une activité économique dont le profit constitue la motivation principale.
(la guerre des terres, éditions Choiseul)
6/5) supplément documentaire
LeMonde du 26-27 décembre 2010
- L’inflation, poussée par la hausse des prix de l’alimentation, va atteindre 9,2 % en 2010 sur un an au Vietnam, augmentant la pression sur le gouvernement. Le dong, la monnaie locale, a été dévaluée trois fois depuis la fin de l’année dernière et a perdu près d’un tiers de sa valeur par rapport au dollar depuis 2007.
- La spéculation a doublé en quelques jours le prix de l’oignon en Inde parce que les pluies ont été diluviennes, raréfiant le bulbe indispensable. Sentant le danger, le ministre de l’agriculture a aussitôt interdit l’exportation de l’oignon national et ramené à zéro la taxe sur son importation.
- Les prix de toutes les matières premières sont à la hausse dans le monde entier depuis six mois. Le baril de pétrole est en passe de repasser au-dessus de la barre des 100 dollars. Les spéculateurs et les autres savent que la pénurie n’est plus conjoncturelle. Nous sommes six milliards d’humains et on en dénombrera 3 milliards de plus en 2050. Quels sols mettront-nous en culture pour soutirer à la terre leur pitance ?