titre original : Earth’s Insights : A Multicultural Survey of Ecological Ethics from the Mediterranean Basin to the Australian Outback (1997)
En 1955, mon père m’avait vanté les grands progrès du monde moderne – le moteur à explosion, l’énergie nucléaire, le DDT et la croissance exponentielle de la population. Ce ne sont plus aujourd’hui des miracles, ce sont les symptômes mêmes de la débâcle moderne. Dans les années 1960, l’inquiétude écologique était essentiellement locale, elle est maintenant holiste et systémique – focalisée sur l’intégrité de l’écosystème planétaire et l’hydrosphère de la Terre vivante. Que pouvons-nous faire ? Les programmes purement séculiers – bureaucratiques, technologiques, législatifs ou pédagogiques – destinés à assurer la protection de la nature risquent de rester inefficaces s’ils ne sont pas animés et renforcés par les éthiques environnementales présentes dans les visions traditionnelles du monde.
En tant que philosophe, je crois qu’il faut plus que des analyses et des réformes pour que les comportements individuels et les institutions puissent changer. Sans une vision commune et sans des valeurs écologiques intériorisées, comment pourrions-nous devenir plus responsables écologiquement ? Une éthique environnementale doit s’inscrire dans un contexte intellectuel global, en continuité avec les idées morales du passé. Il faut créer un réseau mondial d’éthiques indigènes, dont chacun soit adapté à sa biorégion culturelle et écologique.
Voici deux exemples tirés du livre :
1/2) L’exemple de l’écologie profonde : Arne Naess
En 1973, le philosophe norvégien Arne Naess lança le mouvement de l’écologie profonde, la philosophie préférée des militants écologistes radicaux. Depuis le concept de « Réalisation de Soi » a acquis une importance centrale. Le S majuscule est important, car il permet de distinguer ce sens écologique de la réalisation de soi totalement égocentrique qui caractérise la décennie 1980. Ainsi que Naess l’a expliqué, sa doctrine a été inspirée par la métaphysique hindoue :
En tant que disciple et admirateur de l’action directe et non violente de Gandhi depuis les années 1930, je suis inévitablement influencé par sa métaphysique. La description que Gandhi fait de son but ultime peut paraître étrange à beaucoup d’entre nous. A travers le soi élargi, tous les êtres vivants sont intimement liés, et il résulte de cette intimité une capacité d’identification dont la pratique de la non-violence est la conséquence directe (Self realisation, 1988).
Puisque le soi essentiel de chaque personne, animal ou plante est le même (au sens le plus fort du terme, dans la mesure où il est littéralement identique au Soi qui se trouve partout ailleurs), nous sommes conduits à l’empathie et à la compassion. Nous ne pouvons nous enrichir aux dépens des autres – qu’ils soient d’autres êtres humains ou d’autres êtres naturels : tous sont des manifestations éphémères d’un être unique et indivisible.
L’adepte australien de l’écologie profonde John Seed exprime la conception élargie de la réalisation de Soi chez Naess en des termes plus appropriés d’un point de vue métaphysique, mais également de façon plus succincte et plus concrète :
A mesure que nous intériorisons les implications de l’écologie, nous nous identifions à toutes les formes de vie. L’aliénation s’estompe. « Je protège la forêt tropicale » se transforme en « je suis un élément de la forêt tropicale se protégeant lui-même ». Je suis cet élément de la forêt tropicale chez lequel la pensée est récemment apparue (John Seed, Anthropocentrism : Appendix E in Bill Deval and George Sessions, Deep Ecologuy: Living As if nature Mattered – 1985).
Nous devons nous préoccuper de la protection de la nature pour des raisons d’intérêt personnel, dans la mesure où notre survie dépend du fonctionnement de la biosphère. Mais nous devons aussi prendre soin de l’environnement naturel, car notre identité individuelle et collective dépend à la fois de l’intégrité des biorégions et de l’ensemble de la biosphère. L’éthique environnementale est élaborée sur des bases scientifiques et sur des fondements conceptuels qui ne sont pas cartésiens. Le dualisme du sujet et de l’objet, du soi et de l’autre, est dépassé.
2/2) L’éthique de l’intendance chez les chrétiens
L’éthique judéo-chrétienne de l’intendance est devenue une institution aux Etats-Unis. Un colloque organisé en 1980 par des évêques catholiques liés à la terre a permis d’identifier ces principes : La terre appartient à dieu ; Les hommes sont les intendants de dieu sur terre ; la terre devrait être préserve et restaurée ; la gestion de l’exploitation de la terre doit prendre en considération les impacts sociaux et écologiques ; l’exploitation de la terre devrait être appropriée aux caractéristiques de la terre ; la terre ne devrait fournir qu’un revenu modeste. Ces principes font référence à un passage du livre du Lévitique (25:23) : « Et le pays ne se vendra pas à perpétuité, car le pays est à moi ; car vous, vous êtes chez moi comme des étrangers et comme des hôtes. »
En 1982, l’Eglise luthérienne américaine a adopté une déclaration intitulée « La Terre : un don de Dieu, notre responsabilité ».
L’ensemble de la Création est laissé à la responsabilité de l’ensemble de l’humanité. La domination sur le reste de la nature ne doit pas être interprétée en un sens conquérant, mais au contraire comme une injonction à vivre en harmonie avec elle, et à rendre soin de la terre pour s’acquitter de sa responsabilité devant Dieu. Il nous est demandé de « cultiver et de garder » (genèse 2:15) la terre avec amour et douceur. La terre ne nous est confiée que sous certaines conditions, comme si nous n’en étions que les locataires. Nous n’y avons que des droits d’usage - mais cela est suffisant.
Encouragé par cette prise de conscience écologique des Eglises, Ron Kroese a fondé le projet d’intendance de la terre en 1982, en réaction à la spirale infernale de détérioration des terres agricoles et de la vie des agriculteurs. Au cours de ses premières années, le Projet d’intendance de la terre s’est avant tout intéressé au dialogue et à l’éducation. Le but est de convertir le plus grand nombre d’agriculteurs à des méthodes qui mettent un terme à l’érosion des sols ; qui commencent à reconstruire la structure physique, la teneur chimique, l’équilibre et le microbiote du sol. Un programme d’agriculture responsable ne va pas se contenter d’offrir des informations et une expertise technique ; il va contribuer à l’organisation d’une infrastructure sociale. Des comités consultatifs régionaux sont formés. Les agriculteurs se réunissent dans des associations d’agriculture durable et tiennent régulièrement des réunions pour apporter leur soutien à la communauté.
Le Projet d’intendance de la terre tente également de s’opposer au « développement » des terres agricoles – pour qu’elles ne soient pas converties en banlieues, en centres commerciaux et en parkings. L’accent mis sur la diversité – et particulièrement sur la nécessité de libérer les animaux des parcs d’engraissement pour les disperser à nouveau dans les campagnes – révèle à quel point la vision écologique du monde a pénétré la philosophie de l’agriculture responsable.