Dans ce livre, de nombreuses pages rébarbatives, on fait de la philosophie. Mais Emilie Hache est une fine analyste des enjeux écologiques et des pratiques en cours. On peut donc en tirer de multiples enseignements. D’abord cette définition :
« L’écologie désigne d’abord une science qui a ses propres concepts, mais qui est aussi devenue, depuis plus d’une trentaine d’années, une question morale et politique. J’emprunte à cette science son idée centrale de relations entre des êtres : il n’y a pas d’un côté des humains et de l’autre des non-humains, mais des êtres toujours mélangés. Par morale écologique, j’entends le fait de s’intéresser non pas à la « nature », mais à la façon dont nous pouvons vivre ensemble. Le souci écologique de bien traiter un être se pose alors aussi bien pour les humains que les non-humains. Il s’agit d’apprendre à écologiser. Le processus d’écologisation engage de nouvelles façons de faire, cherchant à prendre en compte les associations d’êtres qui composent notre collectif, en faisant attention à ne pas les séparer, à ne pas les maltraiter. Je ne veux pas avoir à choisir entre les humains et les non-humains, pas plus que je ne souhaite devoir choisir entre me soucier d’aujourd’hui et me soucier de demain, ou encore, entre l’émancipation de chacun et la lutte collective. Toutes ces questions relèvent d’une morale écologique. »
Voici quelques extraits complémentaires :
1/5) Internaliser l’écologie, c’est moraliser l’économie
La discipline économique ne quantifie qu’une infime partie de ce qui est en jeu dans les échanges et externalise le reste, ressources naturelles, déchets, biodiversité, gaz à effet de serre, conséquences de nos actions sur les générations futures… La science économique cherche à internaliser ces externalités qui nous reviennent sous la forme de catastrophes naturelles, de pénurie d’énergie, de pollution, de famine, etc. Mais le rapport Stern de 2006 sur l’évaluation économique du réchauffement climatique montre de façon explicite le lien irréductible entre les calculs économiques et les questions morales.
Un taux d’actualisation quantifie le futur. Un taux faible comme celui du rapport Stern ne permet pas de récupérer son investissement dans le temps et oblige donc à payer pour ce que l’on fait, sans pouvoir en transférer les coûts aux générations futures. Dans l’économie orthodoxe, avec Nordhaus par exemple, le taux d’actualisation est fixé à un niveau élevé : d’une part en raison de la prévision d’un taux de croissance élevé pour l’avenir se fondant sur l’idée que les générations futures seront plus riches que nous ; d’autre part du fait que l’on compte sur le progrès technologique comme sur l’adaptation, le cas échéant, des générations futures. Les auteurs du rapport Stern considèrent au contraire qu’il n’y a pas de raison de supposer que les générations futures seront plus riches que nous – ou bien qu’elles s’adapteront – ni ne souhaitent compter sur le progrès technique pour résoudre les problèmes posés par le changement climatique. Autrement dit, ils refusent de faire porter aux générations futures le poids de nos dégradations comme de nos dépenses.
Le rapport Stern pose ainsi la question de qui doit décider de nos choix collectifs. Est-ce aux économistes de décider ce que les générations présentes veulent léguer aux générations futures ? La réponse à cette question ne relève pas de lois économiques mais bien de choix moraux et, plus largement, politiques.
2/5) La question démographique
La question démographique a entamé une seconde carrière avec l’émergence des questions écologiques. Cette nouvelle problématisation démographique (p.121) connaît plusieurs variantes, s’ajoutant plus que s’opposant les unes aux autres. La première articule la diminution de la population humaine avec la possibilité de bien traiter les non humains. La formulation la plus célèbre de cette version se retrouve chez Naess, dont l’une des huit thèses de la plate-forme écologique concerne la « substantielle diminution de la population humaine », arguant que « l’épanouissement de la vie non humaine requiert une telle diminution ».
De plus, le danger représenté par la surpopulation serait aujourd’hui tout autant alimentaire que lié à la pollution et aux catastrophes écologiques qui en résultent. Cette formulation s’exprime à travers la notion d’empreinte écologique. Si le monde entier venait à consommer comme les pays du Nord, ce serait comme si la population mondiale gonflait à 72 milliards d’individus. Mais au lieu d’en déduire la nécessité de diminuer la population, la majeure partie des partisans de la décroissance en conclut que c’est le mode de développement, plus que le nombre d’êtres humains, qui est source de danger pour les non-humains comme pour les humains les plus vulnérables.
Pour autant, peut-on complètement éliminer la question du nombre ? Serge Latouche remarque que le mode de vie américain n’est soutenable qu’avec une population mondiale d’un milliard d’habitants, tandis que la taille optimale serait de 23 milliards si l’on adoptait le niveau de vie d’un Burkinabé. Est-ce que 23 milliards de personnes qui consommeraient comme des Burkinabé ne poseraient aucun problème ? Comment ne pas choisir la solution paresseuse d’une diminution de la population mondiale – c’est-à-dire des autres ? La question est ouverte.
3/5) écologie superficielle/écologie profonde, une polémique franco-française
Il semble encore difficile aujourd’hui en France de parler de deep ecology (écologie profonde) sans se sentir obligé de s’en démarquer. Cette notion reste prise dans une polémique désuète qui garde une certaine force de nuisance. Cette polémique est liée à la parution du livre de Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, qui a eu un effet dévastateur. Il assimile la deep ecology aux deux plus grandes frayeurs des Modernes : un retour à l’obscurantisme et, pour ceux que cela ne découragerait pas, une théorie potentiellement fasciste. Ce livre a donc créé un cordon sanitaire laissant la pensée écologiste à l’extérieur de la Cité intellectuelle française.
Mais contrairement à la confusion que fait Luc Ferry dans son livre, la notion de deep ecology n’est pas américaine, elle a été forgée par le philosophe norvégien Arne Naess. Ce dernier a construit cette notion pour créer une différence théorique et politique avec une position écologique qu’il appelle « superficielle » (shallow ecology). Par là, il opposait au type d’action « luttant contre la pollution et l’épuisement des ressources » le fait de repenser radicalement notre mode de vie, notre mode de consommation comme notre conception du monde – politiques, morales et ontologiques. Cette distinction est proche de celle que l’on peut trouver aujourd’hui chez les intellectuels qui s’attachent à distinguer l’écologie politique de ce qu’ils appellent le « capitalisme vert », c’est-à-dire une façon de prendre en compte la nouvelle donne écologique à l’intérieur du capitalisme, plutôt que d’y voir une nouvelle invitation à le combattre.
La distinction faite par Naess est donc politique et porte principalement sur la différence que crée le fait d’accepter ou non de changer nos modes de vie comme notre manière de pensée. Cette distinction peut être considérée comme un opérateur posant la question de l’articulation de la morale et de l’économie. En ce sens, comme en bien d’autres, Naess est un précurseur. Il a proposé cette distinction en 1973, en pensant déjà aux récupérations dont l’écologie serait de plus en plus l’objet dans le futur. De ce point de vue, mon travail de philosophe peut être considéré comme une version de la deep ecology.
4/5) Changer de temporalité
« L’homme détient une dette envers tous les morts dont le travail a transformé la terre, rude et sombre abri des premiers âges en immense champ fertile, en une usine créatrice. Mais si cette dette est contractée envers les ancêtres, à qui sommes-nous tenus de l’acquitter ? C’est pour tous ceux qui seront appelés à la vie. C’est donc envers tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette ; c’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. (Léon Bourgeois, 1902) » Pour rendre aux générations passées ce que nous avons reçu, nous devons donner à notre tour aux générations futures. Le passé n’est plus perdu, mais continué.
Mais le problème est d’inventer les moyens politiques prenant en compte ce souci pour l’avenir. John Dewey articulait la crise de nos sociétés à notre incapacité à construire une intelligence collective à la hauteur de la complexité. Notre situation actuelle a besoin que les gens pensent. La transformation d’un problème technique en une chose commune peut être facilitée par la mise en place d’une conférence de citoyens, rompant avec les usages de la démocratie représentative. La notion d’empowerment est une autre réponse : inventer des manières de « devenir capable » (empowerment ) de dire et d’expérimenter que tout ce qui est personnel est aussi politique. Par exemple se poser la question de qui s’occupe des enfants pendant les réunions politiques ! Du point de vue des techniques matérielles, ce qu’on appelle l’Occident a été formidablement inventif. Mais du point de vue des techniques de production de groupe, toute l’inventivité est du côté des sectes ou du marketing ; c’est-à-dire des groupes liés par l’influence et/ou l’intérêt particulier d’un seul ou de plusieurs et non rassemblés par une chose commune.
On a besoin d’inventer quelque chose d’aussi puissant – c’est-à-dire d’aussi désirable – que la proposition d’absence de limites du capitalisme. Des expérimentations se réclament du mouvement pour la simplicité volontaire ou du slow food et cherchent à recréer des formes de commun. Des milliers d’individus réfléchissent à l’idée de simplicité volontaire et imaginent de nouvelles façons d’habiter, de voisiner, de se déplacer, de travailler ou, encore, de consommer, et expérimentent, seuls ou à plusieurs, ces modes de vie comme autant de nouvelles formes de participation politique. Diverses sortes de rassemblements portent sur l’espace comme Reclaim the streets, les Casseurs de pub ou la Gerrilla gardening. Ces pratiques n’exigent pas des personnes concernées de choisir entre ce qui est bon pour elles et ce qui serait bon pour autrui, Ce qui est bon pour les consommateurs serait bon pour les producteurs comme pour les terres, les animaux ou les végétaux concernés. Par exemple une pratique de recyclage est meilleure pour tous, humains et non-humains.
5/5) Home-front ecology
Dans un article “Home-front ecology”, le sociologue Mike Davis raconte l’étonnant changement collectif de mode de vie qui eut lieu à l’échelle des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale en l’espace de quelques années. Le gouvernement américain mit en place toute une organisation afin d’aider à l’effort de guerre, dont les « jardins de la victoire » furent le symbole. On compta près de vingt millions de jardins potagers communautaires ou familiaux en 1943. L’autre pan de cette économie de guerre domestique portait sur les transports : covoiturage, bicyclette. Enfin le Bureau de la défense civile encouragea une consommation rationnelle, c’est à-dire ne consommer que « ce qui est nécessaire » et passer ainsi d’une « économie de gaspillage » à une « économie de préservation ». Lorsqu’un Etat demande de faire un effort de consommations rationnelles, il s’agirait d’une décision responsable, mais quand des publics mettent en cause le gaspillage dans nos sociétés de consommation, nous serions face à des propos réactionnaires ?
Aujourd’hui, un site proclame : « Planter un jardin de la victoire pour combattre le réchauffement climatique réduirait la pollution que votre nourriture contribue à produire en amont. » On peut aussi penser au mouvement émergent des villes dites en transition, essayant, cette fois à l’échelle d’un territoire, de modifier nos manières de vivre (de consommer, de produire, etc.). Car on ne peut pas vraiment dire que ce soit les Etats qui se soient jusqu’à présent mobilisés sur les questions écologiques. C’est bien plutôt le fait de nombreuses associations comme de différents publics qui, depuis trente ans, appellent à changer. Mais nous sommes confrontés à une différence de durée de mobilisation. Même si la population américaine ne savait pas combien de temps la guerre allait durer, elle pouvait légitimement penser que c’était pour un temps limité et se motiver. Savoir en revanche que ce changement peut être définitif aujourd’hui risque de freiner notre motivation à agir.
Nous commençons certes à expérimenter le fait que nous vivons sur une seule Terre, mais cette situation prend aujourd’hui la forme d’une minorité qui en jouit et d’une majorité qui en pâtit. La multiplication des échanges économiques ne fabrique pas un nous, autrement dit ne remplace pas le travail du politique. Il n’y a pas d’au-delà du politique, de position pure : soit on accepte de se salir les mains en politique, d’élaborer des compromis, soit on a raison tout seul.