Si tous les hommes agissaient raisonnablement les uns envers les autres, la loi serait inutile. Tous conformeraient leur conduite à la règle d’or : « Ce que vous ne voulez pas que les autres vous fassent, ne le faites pas aux autres. » En d’autres termes, n’agissez pas de telle sorte que si les autres agissaient de même, la vie deviendrait invivable pour tous. Car la violence ne peut être universalisée sans que la vie devienne impossible. Ce que la règle d’or nous enseigne, c’est que la réciprocité des attitudes dans les relations entre les individus est l’un des fondements de la concorde entre les hommes. L’interdit de la violence donne naissance à la loi fondamentale qui doit régir le « vivre ensemble » des hommes.
En termes juridiques, la règle d’or implique que je ne peux vouloir que les autres reconnaissent mes droits que si je reconnais aux autres les mêmes droits. Et c’est précisément la loi qui doit formuler cette reconnaissance mutuelle en énonçant des obligations et des interdits. Ici apparaît le lien fondamental entre le respect de la loi et le respect d’autrui. La difficulté vient de ce que les hommes ne se conduisent pas toujours, loin s’en faut, selon les exigences de la raison. L’homme est aussi un être de désirs, de convoitises et de passions, et ceci inclinent à la malveillance. L’homme raisonnable veut la concorde, mais l’homme déraisonnable crée la discorde. Lorsqu’il délaisse la loi de la raison, l’individu se soumet à la loi de la violence. Il faut concevoir que la liberté de l’homme ne se réalise pas dans la satisfaction de ses besoins égoïstes, mais dans l’accomplissement de ses désirs altruistes.
Là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté, mais là où il y a la loi, il n’y a pas forcément la liberté. Ce n’est pas parce qu’il obéit à la loi que l’homme devient libre, mais parce qu’il est libre qu’il peut choisir d’obéir à la loi. Si je suis libre en obéissant à la loi lorsque celle-ci garantit une juste égalité des chances pour tous, je ne peux rester libre qu’en lui désobéissant lorsque ce n’est pas manifestement le cas. L’homme n’accomplit son humanité qu’en devenant auto-nome, c’est-à-dire en n’obéissant qu’aux lois auxquelles sa conscience et sa raison donnent leur assentiment. L’histoire des résistances aux lois iniques fait partie intégrante de l’histoire des sociétés. L’enfant se souvient du « non ! » que les adultes lui ont opposé parce tout n’est pas possible, et il le reprend à son compte. La désobéissance lui ouvre alors le chemin de la liberté.
1/5) L’histoire internationale de la désobéissance civile
On considère que l’essai d’Etienne de La Boétie en 1553 intitulé Discours de la servitude volontaire est la première approche de la désobéissance civile. L’expression « désobéissance civile » apparaît pour la première fois en 1866 dans l’édition posthume d’un recueil des œuvres complètes de Henry David Thoreau. Léon Tolstoï fut un lecteur attentif de Thoreau. Il fait une critique radicale de l’Etat, qui n’a, selon lui, pour finalité que de maintenir par la violence le peuple dans l’obéissance et l’oppression.
Mohandas Karamchand Gandhi écrit à Tolstoï le 1er octobre 1909 : « J’ai eu le privilège d’étudier vos écrits : ils ont vivement impressionné mon esprit ». Il demande l’autorisation de diffuser une lettre de Tolstoï de 1908 à un intellectuel hindou qui lui avait demandé son opinion sur la situation en Inde. Tolstoï avait exprimé son étonnement devant le fait que 30 000 personnes soient parvenues à en asservir 200 millions : « Les chiffres ne font-ils pas apparaître de façon éclatante que ce ne sont pas les Anglais, mais bien les Hindous eux-mêmes qui se sont asservis eux-mêmes ». Il recommande aux Indiens de cesser de collaborer : « Ne résistez pas au mal, mais vous-mêmes ne participez pas non plus au mal, aux actions violentes de l’administration, aux prélèvements d’impôt… et personne ne vous asservira. » Gandhi (1869-1948) donnera à la désobéissance civile ses lettres et ses actions de noblesse, en l’appliquant de façon systématique à l’organisation de la lutte du peuple indien contre le colonialisme britannique.
Martin Luther King conduit l’insurrection pacifique des Noirs américains dans les années 1960. Il revendique clairement sa filiation avec Gandhi et reconnaît qu’avant de le lire, il pensait que l’éthique de Jésus n’était praticable que dans les relations interpersonnelles. La révolution anti-totalitaire de 1989, qui conduisit à la chute du mur de Berlin, n’eut recours qu’à des méthodes non-violentes. Tandis que nombre de théoriciens du droit pensent que la désobéissance civile n’a de pertinence que dans les sociétés totalitaires, John Rawls insiste sur le bien-fondé de la transgressions des lois injustes dans les Etats dits démocratiques. Les responsables syndicaux qui excluent la désobéissance civile des méthodes de lutte qu’ils mettent en oeuvre ont oublié que c’est grâce aux grèves illégales qu’ont pu être conquis un certain nombre de droits sociaux, à commencer par celui… de faire la grève.
2/5) L’histoire française de la désobéissance civile
Le 6 septembre 1960, 121 écrivains, universitaires et artistes rendent publique une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Ils dénoncent le rôle joué par l’armée française qui agit parfois « ouvertement et violemment en dehors de toute légalité » et qui est parvenue à « restaurer la torture ». Le 1er juin 1962, Louis Lecoin commence une grève de la faim illimitée pour demander au président de la République, le général de Gaulle, le vote d’une loi établissant un statut pour les objecteurs de conscience. Le 3 juillet 1962, l’indépendance de l’Algérie est proclamée. Le statut des objecteurs est définitivement voté le 22 décembre 1963.
Le 5 avril 1971, le Nouvel Observateur publie le manifeste des 343. Pour susciter un débat qui puisse convaincre l’opinion publique, jusque là majoritairement opposée à la reconnaissance légale de l’interruption de grossesse, les mouvements féministes en sont venus à braver ouvertement la loi : « Un million de femme se font avorter chaque année en France… Je déclare que se suis l’une d’elles… De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre ».
José Bové comparaît le 3 février 1998 devant le tribunal correctionnel d’Agen pour avoir fauché des OGM. Dans sa déposition, il déclare : « Oui, cette action était illégale, mais je la revendique car elle était légitime. Je ne vous demande pas la clémence, mais la justice. Ou nous avons agi dans l’intérêt de tous et vous nous acquitterez, ou nous avons troublé l’ordre et dans ce cas vous nous sanctionnerez. Il n’y a pas d’autre issue ». Lors du rassemblement anti-mondialisation au Larzac en 2003, Jean-Baptiste Libouban prendra l’initiative de rédiger une charte des faucheurs volontaires : « Quand le gouvernement encourage les intérêts privés ou les laisse s’imposer aux dépens de tous et de la terre, quand la loi privilégie l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt général, que reste-t-il aux citoyens responsables pour que le droit redevienne la référence entre les personnes et les biens ? Il ne reste plus en conscience aux citoyens que d’affronter cet Etat de non-droit pour rétablir la justice au risque des amendes et des peines possibles de prison … »
Le 20 novembre 2005, un collectif s’intitulant les déboulonneurs publie un manifeste dans lequel il définit son action : « Ce collectif se propose de déboulonner la publicité, c’est-à-dire de la faire tomber de son piédestal, de détruire son prestige pour qu’elle soit un outil d’information au service de toutes les activités humaines ». L’action consiste à barbouiller les panneaux d’affichage en peignant quelques mots, par exemple « Pollution visuelle », « Publicité = violence », « Vitrine du mensonge », etc. Le 2 avril 2010, un tribunal relaxe huit barbouilleurs : « Attendu que les slogans expriment un message intelligible… Qu’en apposant sur un support prévu pour la communication des idées en réponse de ce qui est contenu dans le dit support, les prévenus n’ont pas commis de dégradation ou de destruction mais ils n’ont fait qu’exercer leur liberté d’expression et de communication ; qu’il convient donc de prononcer la relaxe. »
Un collectif français créé en 2006, les Désobéissants, dont Xavier Renou est le principal animateur, a largement contribué à inscrire dans le débat public le terme de désobéissance. Les Désobéissants prennent le soin d’organiser des stages de désobéissance civile qui permettent aux volontaires de s’initier aux méthodes de la lutte non-violente.
3/5) Définition de la désobéissance civile
Gandhi emprunte à la langue anglaise l’expression « passive resistance » pour désigner la méthode qu’il met en œuvre. Il prend conscience que cette expression risquait de donner naissance à des malentendus, il forge dont un nouveau terme pour désigner sa lutte, satyâgraha ou adhésion à la vérité. Gandhi précise : « Sur le plan politique, la lutte en faveur du peuple consiste principalement à s’opposer à l’erreur qui se manifeste dans les lois injustes. Quand vous avez échoué à faire reconnaître son erreur au législateur par le moyen de pétitions et de méthodes semblables, le seul recours qui vous est laissé, si vous ne voulez pas vous résigner à l’erreur, consiste à le contraindre par la force physique ou à souffrir vous-même en provoquant la sanction prévue par la violation de la loi. C’est pourquoi, pour l’opinion publique, le satyâgraha semble correspondre à la désobéissance civile. Civile en ce sens qu’elle n’est pas criminelle ».
La désobéissance civile est un acte civique. C’est pourquoi d’aucuns ont préféré traduire civil disobedience par désobéissance civique. Mais pour que la désobéissance puisse se prévaloir de la légitimité démocratique, il est essentiel qu’elle reste civile, c’est-à-dire non-violente. L’expression désobéissance civique présente l’inconvénient de faire passer au second plan le caractère civilisé que doit garder toute action de désobéissance. Gandhi a justifié la désobéissance civile non seulement comme un droit, mais aussi comme un devoir de l’homme libre et responsable : « L’esclavage des hommes durera aussi longtemps que la superstition selon laquelle ils seraient obligés de se soumettre à des lois injustes. ».
Il est significatif que la langue française n’offre pas de substantif pour le verbe désobéir… comme si l’acte de désobéissance ne pouvait pas être légitimement revendiqué. On ne dispose que de l’adjectif désobéissant qui, selon le Petit Robert, « ne se dit guère que des enfants ». De celui qui désobéit, on peut dire qu’il est désobéissant, on ne peut pas dire qu’il est un désobéissant, comme on dit de celui qui milite qu’il est un militant. Plutôt que de substantiver le participe présent du verbe désobéir (désobéissant), il me semble préférable de créer un mot nouveau, celui de désobéisseur : qui revendique haut et fort sa désobéissance et entend en assumer toute la responsabilité. Car le suffixe « eur » sert à former, à partir d’un verbe, un nom d’agent qui désigne l’auteur d’une action. Ainsi le démolisseur est celui qui mène une action de démolition. Le désobéisseur n’est pas un désobéissant, en ce sens qu’il n’a pas pris l’habitude de désobéir. Au contraire, il a l’habitude d’obéir normalement aux lois dont il reconnaît la fonction sociale dans le maintien d’un Etat de droit. C’est précisément par le fait qu’il est un bon citoyen que l’action du désobéisseur prend toute sa valeur. Plusieurs objecteurs de conscience (à l’armée) peuvent se rassembler dans une action commune pour atteindre un objectif politique. Dès lors, ils deviennent désobéisseurs.
Ainsi on peut définir la désobéissance civile de la façon suivant : une action politique de résistance non-violente, accomplie par des citoyens agissant au nom de leur liberté et de leur responsabilité, qui consiste à enfreindre ouvertement, délibérément, collectivement, de manière concertée et organisée dans la durée, une loi (ou une directive) considérée comme injuste, donc immorale et illégitime, ce qui vise à obtenir justice en créant, d’une part, à travers la mobilisation des ressources de l’opinion publique, d’autre part, à travers la non-coopération avec les pouvoirs établis, un nouveau rapport de force qui oblige les décideurs à promulguer une nouvelle loi ou à changer de politique.
4/5) Un civisme de dissentiment
Nos sociétés sont dominées par une culture de l’obéissance. Dès sa première enfance, le petit d’homme est formaté pour obéir. Il doit obéir dans sa famille comme il doit obéir à l’école. Devenu adulte, il doit encore obéir dans sa vie professionnelle et dans sa vie civique. S’il pratique une religion, l’obéissance lui sera présentée comme la garantie de son salut. De nombreuses expériences comme celle de Milgram ont montré que l’homme était capable de cruauté envers d’autres hommes sans défense, sans autre motivation que la soumission à l’autorité. L’homme se contente de « faire son devoir ». Celui qui obéit, parce qu’il agit sous le couvert de l’autorité, ne se sent pas responsables des conséquences de son acte. Selon Freud, l’homme est un animal de horde, c’est-à-dire un élément constitutif d’une horde conduite par un chef. Il précise : « L’individu renonce à son idéal du moi, en faveur de l’idéal incarné par le chef. » La propension de l’individu à la soumission se trouve fortement renforcée par les récompenses qui honorent l’obéissance et les punitions qui sanctionnent la désobéissance. Que l’individu n’ait pas toujours le courage ni la force de prendre le risque de la désobéissance, chacun de nous peut en témoigner. Mais chacun, également, doit reconnaître que la faiblesse n’est jamais une justification. Celui que se soumet à une loi injuste porte une part de la responsabilité de cette injustice. Ce n’est pas la loi qui doit dicter ce qui est juste, mais ce qui est juste qui doit dicter la loi.
La démocratie est un pari sur la sagesse du peuple. Or cette dernière n’est pas toujours au rendez-vous de l’événement politique. La démocratie est donc toujours relative, inachevée, jamais véritablement acquise, toujours à conquérir. La démocratie prétend fonder sa légitimité sur la loi du nombre. Mais la loi de la majorité ne garantit pas le respect de l’exigence éthique qui fonde la démocratie. Qu’une opinion soit majoritaire n’implique aucunement qu’elle soit légitime. La citoyenneté ne saurait être fondée sur la discipline collective de tous, mais sur la responsabilité et donc l’autonomie personnelle de chacun. Au nom de sa conscience, chaque citoyen peut et doit s’opposer à la loi de la majorité lorsque celle-ci engendre une injustice caractérisée. Le libre consentement à la loi, qui fonde le pacte démocratique, implique le droit au dissentiment. Le citoyen n’est libre d’obéir que s’il est libre de désobéir. Le code de déontologie des agents de l’Etat devrait explicitement préciser que tout fonctionnaire doit refuser l’obéir non seulement à un ordre illégal, mais également à un ordre illégitime.
Ne va-t-il pas suffire qu’une loi déplaise à un individu pour qu’il revendique le droit de lui désobéir ? Selon quels critères un citoyen peut-il avoir la certitude qu’une loi est injuste ? La probabilité que les désobéisseurs se trompent n’est pas nulle et, contre ce risque, il n’y a pas de prévention absolue. En dernière analyse, l’homme ne peut se décider à agir autrement qu’à travers les lumières et les exigences de sa propre raison et de sa propre conscience. Le débat public est l’occasion de discuter le bien-fondé des arguments avancés par les différentes parties. Cela fournit un premier discernement. Un second critère de validation est le degré de soutien des citoyens qui affirment leur solidarité avec les désobéisseurs. « Faire communauté », pour les désobéisseurs, est l’une des dimensions essentielles d’une campagne de désobéissance civile. Pour autant, l’échec de la désobéissance civile ne prouverait en rien que la cause défendue n’était pas juste.
5/5) conclusion
L’éducation des petits d’hommes a pour finalité d’en faire, non pas des citoyens obéissants, mais des citoyens responsables, capables d’apprécier et de juger la loi à laquelle l’Etat leur demande d’obéir. Les enfants ne doivent pas obéir à un ordre injuste, quel que soit celui qui le leur demande. Eduquer, c’est aussi apprendre à dire « non ». L’autorité se discrédite elle-même lorsqu’elle devient un pouvoir de domination qui contraint à la soumission. Gandhi regrette que l’éducation repose sur le devoir d’obéissance à l’autorité et conditionne l’enfant de telle sorte qu’il devienne un citoyen soumis et irresponsable. Gandhi accuse les écoles « où l’on apprend aux enfants à considérer l’obéissance à l’Etat comme supérieure à l’obéissance à leur conscience et où ils sont corrompus par les fausses doctrines relatives au patriotisme, au devoir d’obéissance aux supérieurs, si bien qu’ils tombent facilement sous le sortilège du gouvernement ». Mais l’obéissance à une loi injuste peut aussi être qualifiée d’obéissance criminelle, même si elle n’implique pas le recours à des moyens violents.
En définitive, la principale vertu du bon citoyen n’est ni l’obéissance ni la désobéissance, elle est la responsabilité éthique qui doit le conduire à choisir politiquement ce qui a le plus de chances de réduire la violence parmi les hommes, le plus de chances de favoriser la justice, la liberté. Pour le citoyen responsable, la légalité ne sera jamais un critère de moralité. L’impératif éthique qui conduit le citoyen à désobéir à un ordre ou à une loi injuste est contraire à l’idéologie que ce même pouvoir entend faire prévaloir. Car l’idéologie du pouvoir est une idéologie de l’obéissance. Il importe de rompre avec un pouvoir qui prétend fonder l’ordre sur l’obéissance. Ce qui étrangle la démocratie, c’est l’obéissance servile aux lois injustes. La désobéissance civile est la respiration de la démocratie. Sans conteste, la désobéissance civile offre une nouvelle forme de radicalité politique qui porte le désir de transformer la société.
(éditions le passager clandestin)