Quelque morceaux choisis :
1/4) Sandra Laugier, introduction
Le care peut s’appliquer non seulement à nos compatriotes, mais aussi, au-delà des humains, à des objets, à des animaux, à l’environnement. L’éthique du care appelle notre attention sur ce qui est juste sous nos yeux, mais que nous ne voyons pas, par manque d’attention. L’éthique du care, si on veut traduire le terme, peut donc se définir comme éthique de l’attention.
La vulnérabilité peut être étendue au non-humain, la vulnérabilité animale, mais aussi celle de tout ce qui dans la nature est fragile, à protéger – la biodiversité, la qualité de l’eau, etc. La découverte de la vulnérabilité, sa centralité, met en évidence l’interdépendance : de l’homme, de l’animal, de l’environnement. Les éthiques du care veulent placer la vulnérabilité au cœur même de la morale – en lieu et place de valeurs antérieures comme l’autonomie, l’impartialité, l’équité.
2/4) Anne le Goff, le juste rapport à l’animal sans voix
Temple Gardin est professeur de sciences animales à l’université du Colorado. Elle a mis au point un protocole d’audit pour les abattoirs adopté par le US Department of Agriculture en 1996, depuis développé dans le monde entier. Elle cherche à comprendre les besoins de l’animal par un travail qu’elle décrit ainsi : « Quand je m’imagine à la place d’une vache, j’ai vraiment besoin d’être cette vache, et non une personne déguisée en vache. Je me sers de ma pensée visuelle pour essayer de savoir ce que l’animal entend ou voit dans telle ou telle situation. Je me mets à l’intérieur de son corps et j’imagine ce qu’il ressent. C’est un système de réalité virtuelle, mais je me sers aussi des sentiments de bonté et de douceur que j’ai appris à développer. »
L’imagination morale dont il s’agit ici n’est pas un phénomène superficiel, mais elle requiert la mise en jeu de la personne entière. Car il s’agit d’adopter réellement le point de vue de l’animal et non de projeter sur lui notre compréhension de la situation. Voir le monde avec les yeux de la vache implique un décentrement radical.
3/4) Marie Gaille, de la crise écologique au stade du miroir moral
On peut affirmer que l’éthique environnementale n’a d’autre raison d’être que de rechercher les moyens de résoudre la crise écologique. Les développements théoriques émergent d’un constat empirique, celui de l’érosion massive de la biodiversité.
Or les intérêts et les préférences des hommes sont bien trop sectaires pour fournir une base satisfaisante permettant de décider ce qui est désirable d’un point de vue environnemental. On connaît le travail de distanciation qui peut être effectué vis à vis d’êtres semblables à nous, rendant possible domination et meurtre. Même « l’intérêt bien compris des hommes » est une finalité difficilement définissable. On ne peut aussi ignorer l’indifférence massive à l’égard de ce qui survient « au loin », que la distance géographique ou temporelle soit réelle ou symbolique. Un choix absolu s’offre à nous entre d’un côté prendre soin, protéger, préserver; agresser, de l’autre exploiter et profiter de la vulnérabilité. Si plus rien n’avait d’importance, il n’y aurait rien à sauver.
Différentes stratégies ont été mises en œuvre pour s’extraire de cette optique qui soumet l’usage de la nature à des finalités humaines que l’on sait destructrices et nocives à court, moyen ou long terme. Cela consiste en général à doter les vivants non humains, voire la nature en tant que telle, d’une valeur intrinsèque, indépendante de l’utilité qu’ils peuvent avoir pour les hommes. L’éthique de l’environnement a par ailleurs souligné la nécessité d’un autre rapport au temps, incluant un futur éloigné, afin de modifier les comportements humains. La remise en cause de l’égoïsme caractéristique de la relation actuelle des hommes à la nature et aux vivants non humains constitue la clé de voûte d’une réforme. Le prendre soin (care) paraît constituer un modèle de comportement efficace.
Le questionnement d’Arne Naess porte sur ce que nous pouvons devenir dans notre interconnexion avec la nature – d’où la conception d’une écologie profonde, conduisant à une expérience de vie plus étendue. Arne Naess fonde une ontologie qui rende l’humanité inséparable de la nature, une réalisation de soi qui ne soit pas autocentrée : si l’homme prend conscience qu’il ne peut exister sans la nature, ni vivre séparé d’elle et qu’en la détruisant, il fait obstacle à son auto-réalisation, il comprend alors que la nature n’est jamais un simple moyen.
Il y a un effet en retour de l’acte de caring sur celui qui prend soin : il se forge une identité morale qui joue la carte de la compassion plutôt que celle de la domination. Si la critique de l’anthropocentrisme était écoutée, les hommes passeraient par le stade du miroir moral et transformeraient leurs pratiques.
4/4) Catherine Larrère, la montagne ou le jardin ?
L’alpinisme compétitif tel qu’il se développe en Occident à la fin du XIXe siècle est un excellent symbole d’une vision conquérante, qu’il s’agisse de s’imposer à d’autres peuples ou à la nature. L’éthique environnementale met en cause cette conception de la conquête.
Mais la présentation écoféministe d’un care environnemental se démarque mal de la deep ecology dont Arne Naess est l’inventeur. En exposant ce qu’il appelle son écosophie, il pose le droit de tout être vivant à s’épanouir pleinement (égalité biosphèrique) tout en insistant sur l’importance des sentiments ; aussi affirme-t-il « un profond respect et même de la vénération pour toutes les formes de vie ». Pour qualifier ce sentiment il emploie (en anglais) le terme de « care » : « Nous ne cherchons pas à déplacer notre souci [care] des humains vers les non-humains, mais à l’étendre et à l’approfondir [deepen]. Il n’y a aucune raison de supposer qu’il y aurait un potentiel de care humain constant et fini, et que, de tout accroissement du care pour certaines créatures, s’ensuivrait nécessairement une quantité plus réduite pour d’autres. »
Il s’agit de surmonter un dualisme qui obligerait à choisir entre humains et non-humains afin de passer du souci de soi au souci des autres. C’est ce qu’Arne Naess appelle auto-réalisation (self-realization), ce mouvement où chacun s’épanouit en se liant plus étroitement au champ total, où l’on passe du soi égoïste ou insulaire au Soi de la liaison étendue. Arne insiste sur le fait que les individus restent distincts : « Quel que soit le niveau de réalisation du potentiel, les ego individuels restent séparés. Ils ne se dissolvent pas comme des gouttes d’eau dans l’océan. Notre soin [care] continue jusqu’au bout à se porter sur les individus et non pas sur une entité collective. » On retrouve les mêmes composantes (approche relationnelle, importance des sentiments) chez Aldo Leopold. « Toutes les choses sont liées entre elles » : telle est la maxime qui résume l’écologie.
Y a-t-il place, dans la communauté biotique, pour des relations de sollicitude ? Dans le monde réel, les relations entre les êtres vivants passent par leur estomac : c’est manger ou être mangé. Dans le monde sauvage, la norme est celle de la non-intervention. Holmes Rolston explique ainsi qu’au parc naturel de Yellowstone, l’éthique interdit de venir à la rescousse du bison en train de se noyer dans la rivière gelée. Son cadavre, dévoré par les charognards, maintiendra le cycle de vie. Si Aldo Leopold renonce à tirer sur la louve, ce n’est pas par souci de l’animal, mais parce que la disparition des loups en montage entraînerait une pullulation des herbivores d’où s’ensuivrait une dégradation de la montagne. Le monde sauvage est un monde rude où la plupart des relations sont de prédation ; en faire partie, pour un être humain, c’est s’insérer dans ces relations. Le monde sauvage de la wilderness est un monde essentiellement masculin, fait de chasse, d’affrontement et d’affirmation virile.
Là où disparaît le wilderness, le care apparaît. On peut le vérifier avec la restauration des espaces naturels dégradés. On passe d’une éthique non-interventionniste à une éthique du care. Mère Nature ou Terre mère est de plus en plus souvent invoquée à travers le monde. L’expression a le mérite d’être transculturelle et de ne pas être marquée par les références religieuses. Cette expression Mother Nature ou Mother Earth s’accompagne d’une forte injonction morale : on ne poignarde pas sa mère, on ne lui perce pas les entrailles pour en extraire de l’or, on ne mutile pas son corps. Aujourd’hui la Terre est devenue vulnérable, c’est nous les humains qui nous trouvons en situation de donneurs de soins. Nous sommes devenus les protecteurs de la terre que nous avons fragilisée. Le modèle pourrait être le jardin. Maïs, haricot, courges et potirons représentaient environ 65 % de la ration calorique des Indiens d’Amérique. Les hommes aussi peuvent cultiver un jardin… En liant production et reproduction, on peut faire de la Terre notre demeure à tous, un jardin planétaire.
- Livre sous la direction de Sandra Laugier (éditions petite bibliothèque Payot) -