Le philosophe Christian Godin l’affirme dès la première page, il s’agit d’un essai « tragique ». Comme beaucoup d’analystes de la situation actuelle, sa conclusion est désespérée : la crise environnementale a un sens proprement apocalyptique. Pourtant les engagements des sommets internationaux sont non contraignants, il en ira de même avec les prochains. Le nouveau grand récit de l’écologie s’est dissous dans l’administration et l’économie, il est devenu l’affaire du monde des affaires. Nous allons centrer notre résumé de ce livre sur son titre, « La haine de la nature ». Toutes les phrases sont celles de l’auteur, simplement recomposées :
« La haine de la nature est sans doute d’abord celle d’un réel qui ne vient pas de nous. Cette haine n’est pas forcément consciente. Elle exprime simplement un narcissisme générique qui finit par rendre impossible le sauvetage de l’environnement. L’homme moderne s’aime bien davantage que la nature : les rouleaux de l’océan, les pistes de neige sont pour lui l’occasion de briller et de l’emporter. La « neige artificielle » dans les stations de sports d’hiver n’étonne plus personne. Les politiques de sauvegarde de l’environnement n’ont pas la moindre chance d’aboutir dès lors que les gens ont intégré psychiquement l’idée que la nature est un ennemi à vaincre. Il ne se passe pas de mois sans le monde sans que nous assistions impuissants et consternés à quelque Munich environnemental. Préserver l’environnement, c’est admettre que la nature n’a besoin ni de nos connaissances ni de nos techniques ni même de nos vies pour exister.
« La nature ne figure pratiquement plus dans notre sphère symbolique. Elle ne nous fait plus contester, ni aimer, ni rêver. Le bonsaï est une pratique violente qui transforme le végétal en signe pur ; la forêt est devenue bibelot. La pelouse illustre jusqu’à la caricature cette volonté prométhéenne de mettre la nature à merci. La pelouse des rurbains qui vivent à côté de prairies n’est pas sans faire songer à la piscine des résidents secondaires qui vivent à côté de la mer. Les arbres fruitiers ont été arrachés et remplacés par des arbres d’agrément. Les grands tunnels de verdure, frais et mystérieux, qui faisaient d’un trajet en voiture une fête pour l’esprit, ont laissé la place aux rubans de bitume écrasés de chaleur. Avec Paris-Plage, la nature ne peut plus être regardée que comme image du divertissement.
« Le bureau remplace le champ et l’usine, où se faisait encore sentir le poids de la matière première. La chanson et le cinéma – les deux expressions les plus populaires de la culture, surtout auprès des jeunes générations – ignorent systématiquement la nature. Ils ne sont guère nombreux les enfants qui aujourd’hui préféreraient une promenade en forêt à une séance vidéo. Les grands courants philosophiques contemporains (phénoménologie, existentialisme, structuralisme…) se signalent par un oubli presque total des astres, des plantes et des animaux. Les romans nombrilistes s’écrivent comme si les arbres et les animaux n’avaient jamais existé. Vivant dès le plus jeune âge dans un monde d’objets fabriqués et d’artifices renouvelés, l’homme moderne ne connaît plus qu’une nature rétrécit et désapprend à l’aimer.
« L’espèce humaine est, de toutes les espèces vivantes, celle qui est la moins compatible avec les autres espèces vivantes. L’être humain est l’être dont l’existence tend à interdire la coexistence. Les Blancs avec leurs fusils ont tué en une génération plus de bison que les Indiens dans toute leur histoire. Une route n’est pas seulement un ruban horizontal, elle constitue un mur séparant l’homme de la nature. C’est aussi un mur pour les animaux qui ne peuvent le franchir et voient leur territoire morcelé. L’urbanisation et le défrichage des forêts pour la culture repoussent dans des réduits de plus en plus petits et fragiles les animaux sauvages. – qui se trouvent ainsi privés de tout moyen de subsistance. Les insecticides, pesticides et herbicides sont des armes de destruction massive qui emportent la coccinelle avec le puceron.
« Chaque jour qui passe voit la surface du globe davantage abîmée. Un paysage naturel peut être banal, monotone, ennuyeux ; il n’est jamais laid. Lorsqu’il nous paraît l’être, c’est qu’il a été sali par l’occupation humaine. Aujourd’hui un point de croissance du PIB provoque beaucoup plus de dégâts écologiques qu’auparavant parce qu’il s’ajoute à un produit plus volumineux. L’homme d’aujourd’hui a perdu le sens de la totalité alors même que les problèmes sont devenus mondiaux.
« La science a changé de sens. Elle n’est plus la connaissance de la nature, mais sa manipulation. Lorsque la technique le lasse ou le désespère, c’est vers un surcroît de technique que l’homme porte ses espoirs. Comment se sentirait-il enrichi par sa relation avec la nature ? La technique nous fait naître, la technique nous fait vivre, la technique nous fait mourir. Dans les hôpitaux modernes, le mourant est devenu celui qui est censé ne pas mourir. Pourtant la crise environnementale que nous vivons n’est pas technique, mais existentielle, et même métaphysique. C’est pourquoi son traitement par des moyens qui ne sont que techniques est sans issue. Alors que les fêtes traditionnelles avaient toutes pour sens le rappel des grandes scansions de la nature, elles ne sont plus qu’humaines, et rien qu’humaines. Le monde humain devient inhumain à partir du moment où il n’est plus qu’humain. C’est pourquoi la haine de la nature ira probablement jusqu’à son terme.
« L’écologie a une dimension métaphysique prévalente. Le terme d’écosophie, forgé pour désigner la nécessaire solidarité de l’homme et de la nature, est utilisé par Arne Naess. Naess est le théoricien de l’écologie profonde, celle qui considère que la nature a une valeur intrinsèque, et pas seulement instrumentale. L’écologie superficielle (l’environnementalisme gestionnaire) est condamnée à échouer parce qu’elle ne s’en prend pas aux valeurs qui entretiennent la dévastation. Ainsi grâce aux filtres à particules, on peut continuer à rouler en 4x4. Et l’anticipation de solutions techniques a pour premier effet d’entraver l’action présente – lorsqu’elle ne sert pas à légitimer l’inaction. La caricature dont Naess a été victime, surtout en France, est à la mesure de la méconnaissance dont il continue d’être l’objet. Le principe de l’égalitarisme biosphérique, écrit Naess, ne signifie pas que les besoins humains ne doivent jamais avoir de priorité sur les besoins non humains. »
« La contradiction majeure du système n’est pas, comme le pensait Marx, celle qui oppose la classe des propriétaires à celle des travailleurs, mais celle qui voit une volonté de puissance infinie rencontrer une réalité finie. D’où cette question finale ; à quoi l’être humain est-il désormais capable de renoncer ? Il n’y a pas d’outils pour le renoncement. La responsabilité de l’homme est à la mesure de sa puissance. Ce qui compte vraiment, écrit Ian Mac Millan, ce n’est pas tant que nous avons besoin des condors, c’est que nous avons besoin des qualités humaines qui sont nécessaires pour les sauver ; car ce sont celles-là même qu’il nous faut pour nous sauver nous-mêmes.
(Editions Champ Vallon)