(sous-titré Journal d’une année de lutte contre l’enfer marchand), dont voici quelques extraits recomposés :
Après un rangement dans la cave. Au-delà du sens étymologique de consommer, « faire la somme de », la définition me donne une claque : « Action de faire des choses un usage qui les détruit. » Consommer = détruire. Alors je me suis interrogé sur le plaisir qu’avaient bien pu m’offrir dans le passé les objets accumulés dans ma cave. Une chose m’a frappé, la redondance de ces objets. Certains remplissaient des fonctions proches, voire identiques ; j’étais geek, fondu de gadgets électroniques, collectionneur de futilités technologiques. Je ne parvenais pas à me souvenir ce qui avait bien pu se passer par la tête au moment de leur acquisition. Qu’avais-je cherché à occulter ? C’est ma propre considération que j’avais voulu acquérir en me soudoyant. Ma propre image que j’avais pensé rétablir ainsi. Je suis un CONsommateur.
Ce qui m’afflige ce soir, les yeux rivés à la pile de vieilleries dans la cave, ce n’est pas le mal que j’ai pu faire aux autres, mais celui que je me suis fait. L’accumulation de biens m’a détourné de moi-même. J’ai désappris à vivre la moindre expérience sans le truchement de gadgets. Je ne regarde pas un spectacle de fin d’année à l’école de mon fils, je le filme. Je n’éprouve pas le plaisir d’une balade au soleil, je note sur ma tablette les idées que cette situation m’évoque. Et c’est là, au milieu des mouvements furtifs des araignées qui peuplent mon sous-sol, que je formule ma décision : « Je vais arrêter de consommer comme un CON ! »
Durant quelques mois, je passerai mon temps à me documenter sur la déconsommation, ce que les Américains appellent le downshifting. Par exemple cette femme qui n’a rien acheté pendant un an, excepté sa nourriture. Ou cet homme qui a limité ses possessions personnelles, à l’exclusion des ustensiles communs nécessaires à la vie courante, à cent objets tout juste ! Je veux être capable de définir ce que sont mes désirs à MOI, en dehors de ceux que les objets de consommation cherchent à me mettre de force en tête.
Janvier
Qu’est-ce qu’être CON…sommateur, si ce n’est d’agir sans but réel et en dehors de toute maîtrise de soi ! J’ai commencé d’arrêter… de faire les soldes. Il suffit de taper sur un moteur de recherche « soldes + hystérie » et les vidéos montrent la folie collective de ceux qui courent après les soldes. Il faut donc définir des critères pour évaluer ses achats :
Se méfier des prix trop avantageux autant que de ceux qui sont trop élevés. Eviter les doublons, évaluer le temps et la fréquence d’usage effectif. Posséder ce qui ne m’éloigne pas de moi-même. Limiter drastiquement les occasions d’être mis en contact avec les sollicitations marchandes. Régler de préférence en liquide plutôt que par chèque et à plus forte raison par carte bancaire…
Février
Modifier ses comportements individuels est une chose ; bouleverser ceux de tout son écosystème familial en est une autre. Ma femme est directrice de création dans le luxe et la cosmétique. Vous avez bien lu : le luxe ! Dans son univers, le meilleur veut dire nécessairement « le plus cher ». Mon fils de sept ans s’inquiète : « On va plus rien acheter du tout ? On n’a plus d’argent ? »
Alors il faut mettre en évidence le côté ludique. On décide en famille d’inviter à manger des amis en ne cuisinant que ce qu’on a déjà dans nos placards. Plus nous nous efforcerons de consommer ce qu’on a déjà avant de se ruer dans les magasins, moins on est par définition exposés à de multiples tentations.
Mars
Il est venu pour nous le temps d’adhérer à un Système d’Echange Local : S-E-L. On échange un jouet contre une heure de cours, etc. Chaque SEL établit sa propre échelle de valeur, souvent c’est la valeur temps qui prime. Le SEL que nous rejoignons privilégie le troc pur et dur, les échanges ne peuvent être que réciproques. Chacun dépose son offre dans le Catalogue des ressources.
Avril
Avec les premiers rayons printaniers, de furieuses envies de balades en vélo nous prennent. Budget : zéro… si l’on considère que nos vélos ont été tous les trois achetées il y a des années. Plaisir maximal d’une promenade familiale le long de la Marne. Cette balade ne m’est imposée par aucune publicité, aucun marketing, j’en suis le seul maître. Mais là où les produits culturels de masse disposent de millions pour se faire connaître du plus grand nombre, l’offre gracieuse n’a à sa disposition que quelques affichettes.
Nous nous inscrivons auprès du groupe Freecycle le plus proche de chez nous. C’est une association fonctionnant sur le principe du don. L’idée générale, c’est que les objets usagés peuvent toujours faire des heureux. De plus il sera toujours plus vertueux pour l’environnement de les recycler par le don. Et quelles économies, pas seulement monétaires, si nous avions pour obligation de regarder si l’article que nous cherchons est disponible sur Freecycle plutôt que de se précipiter dans un magasin.
Mai
Dis-moi ce qu’on fait avec un aspirateur qu’on ne pourrait faire avec un vieux balai ? Tout se ramène à la définition de nos besoins. Notre amie Sophie achète une glacière à pique-nique pour les vacances, elle n’a pas l’impression de combler un vide existentiel ou de vouloir vivre un rêve : juste besoin de garder les canettes et les sandwichs au frais pour la famille. Mais on peut être aussi heureux avec du lait de soja et une paille !
Plus précisément, quelles sont les choses qui ne s’achètent pas et qui sont capables de nous procurer du bonheur ? Plus on occupe son esprit par soi-même, moins on est une proie facile pour les marchands de babioles.
Juin
Si tu n’as plus de crédit revolving, tu n’es plus à la merci de ta banque. Je vais sur ce pas rendre ma carte revolving et ma carte Visa Premier… Et je suspends tous mes prélèvements automatiques : impôts, EDF, etc. Et je diminue le montant de mon autorisation de découvert… mais je garde mon abonnement Internet, nécessité professionnelle oblige. Rogner sur le budget cinéma est encore au-dessus de mes forces...
Prendre le maquis de la consommation, c’est aussi se mettre hors du monde, refuser l’obsolescence programmée des produits. Mais à quoi sert-il de regarder la fin du monde sur des écrans holographiques dernier cri, entre un champ vidé de ses trésors et un tas d’immondices ?
Juillet
Une idée germe et mûrit dans mon esprit fertilisé par l’envie de bien faire.
« Et si on plantait des choses ?
- Dans quarante mètres carrés de jardin ? » Juliette me rit au nez.
« Y’a des plants qui n’ont pas besoin de beaucoup de place. Regarde les tomates cerises. »
Finalement je reviens à des travaux plus théoriques à défaut de plonger les gants dans la terre. Affligeant, 93 % de mes achats ordinaires sont produits par des industriels, et me sont fournis par la grande distribution. Les 7 % restant correspondent à mon marché du samedi matin ! Et les vacances approchent, nous n’avons rien prévu ! A nous de trouver des vacances déconsommées…
Août
Nous avons renoncé aux vacances packagées pour s’incruster chez des amis dans le Lot. Mais difficile de convaincre M.Total ou Mme Cofiroute de nous laisser voyager à l’œil. A moins de rester chez soi ! Va donc pour les nationales, et le pique-nique préparé à la maison. Si tout le monde faisait comme nous, c’est toute l’économie qui s’écroulerait. Mais quelle économie ? Celle qui doit dégager une croissance à deux chiffres pour ses actionnaires, celle qui cherche à sauvegarder l’emploi, celle qui vend à bas prix quitte à épuiser nos ressources… Mon objectif n’est pas de ne plus rien dépenser du tout, c’est de consommer en étant conscients des conséquences de mes achats.
Mais croyez-moi, débarquer les mains vides chez des amis, non pas juste une fois par accident, mais désormais à tous les coups, est de nature à miner une relation que rien ne semblait altérer. Notre mode de consommation alternatif nous détache progressivement du groupe social auquel nous appartenons depuis des années.
Septembre
Comment bannir les marques ? Ecoutant mon fils de sept ans citer ou vanter les mérites d’au moins un produit par phrase « Elle est où ma DS ? » « Je peux ravoir du nutella ? », je comprends que si les marques nous asservissent tant, c’est parce qu’elles se sont emparées du véhicule le plus efficace qui soit, le langage. On ne s’exprime plus, on relaie un message publicitaire. J’ai fait le compte, j’ai colporté le nom de 158 marques autour de moi un lundi.
Dans un fast food, je fais l’expérience : « Je vais prendre un sandwich à base de bœuf grillé, de sauce à la tomate et de cornichons. » - Pardon, dit la jeune fille au comptoir. Vous voulez dire un hamburger ? Moi-même, avant de débuter mon voyage au pays de la déconsommation, je n’aurais jamais songé à dire « ruban adhésif transparent » à la place de Scotch. Il faudrait pourtant dire stylo-bille à la place de Bic, papier à dessin et non Canson, chariot et non caddie, tête d’allumage et non Delco, paracétamol et non Doliprane, code numérique et non Digicode, escalier mécanique/Escalator, réfrigérateur/Frigidaire, disque volant/Frisbee, baladeur numérique/Ipod, nettoyeur haute pression/Kärcher, mouchoir en papier/Kleenex, farine de maïs/Maïzena , etc., etc. Même quand on ne prononce pas le nom des marques, elles sont là tout autour de vous. Chaque fois qu’une marque agresse mon œil, je la masque, je l’efface. Supprimer les marques de nos achats, c’est déjà consommer autrement.
Octobre
Les Adbusters, ces associations militantes qui combattent l’omniprésence de la publicité, estiment que chacun d’entre nous est exposé chaque jour à une moyenne de 2500 à 3000 annonces, tous médias confondus. J’ai supprimé un de nos deux téléviseurs qui avait rendu l’âme, un support de moins pour le cancer publicitaire… au plus grand désespoir de notre enfant ! Allez dire à votre fils qu’il sera privé de télé !
Depuis une dizaine de jours, notre fils Joseph semble avoir oublié jusqu’à l’existence de cet écran qui squattait il y a peu encore la table basse du séjour. Il a même investi l’espace laissé vacant par une construction en Kapla.
Novembre
A chaque échéance électorale, les dépliants politiques reprennent l’antienne du sacro-saint pouvoir d’achat. Ça ne vous choque pas, vous, que la seule perspective d’avenir que nous offrent les politiques, c’est de pouvoir consommer plus ? Désormais, oui, ça me choque. Alors que le poison de l’hyperconsommation est en chacun de nous, je trouve désolant que cette notion de pouvoir d’achat soit devenue le dogme ultime des politiques, toutes opinions et tous bords confondus. Quand on sait que 99 % des ressources utilisées pour fabriquer les produits de consommation courante finissent au rebut six mois après la vente desdits produits, comment peut-on croire sérieusement que des objets aussi éphémères puissent nous apporter un semblant de bien-être ?
Le 26 novembre ? Nom d’un ticket de caisse ! Le Buy Nothing Day ! Comment ai-je pu oublier qu’on approchait de cette date que je devrais entre toutes graver dans le calendrier ? Le dernier samedi de novembre, les collectifs Adbusters du monde entier appellent à une journée sans achat. Fixé au vendredi aux Etats-Unis et au Canada, ce jour correspond au Black Friday, marquant le début des soldes d’hiver, le jour de l’année où les commerces ouvrent avant l’aube et enregistrent leurs plus gros chiffres d’affaires. Ne rien acheter un jour durant me semble une mesurette dérisoire. On va donc tenir bien plus d’une semaine…
Décembre
Tout nous ramène à Noël, les décorations lumineuses, envie de jouets, de foie gras et d’huîtres, envie de tout et de n’importe quoi. Comment faire oublier le père Noël à mon fils ? Comment faire pour que les désirs reviennent à l’essentiel ? Les gamins ne se construisent qu’à l’envie. L’envie de ce que les autres ont, l’envie de ce qu’ils vont réussir à susciter chez leurs copains.
Finalement, il a droit à 50 euros pour le jouet de son choix. Nous ne reviendrons plus à notre mode de vie antérieur…
(éditions du moment)