Le livre commence par ce rappel historique qui reste toujours d’actualité : Les physiocrates français considéraient l’agriculture comme unique source réelle de valeur. En raison des richesses renaissantes que la terre seule produit, disait François Quesnay, seule l’activité agricole peut créer un surplus – c’est-à-dire une production supérieure à ses intrants. En revanche il qualifiait l’industrie de stérile.
Or ce surplus agricole devient aujourd’hui insuffisant : « En ces temps où la population mondiale vient d’atteindre les sept milliards de personnes, la forte possibilité que la production agricole soit parvenue à son plafond inquiète énormément les scientifiques et les décideurs. » Il faudrait donc se pencher à la fois sur l’évolution démographique et sur l’alimentation, mais Walden Bello va se centrer uniquement sur l’agriculture.
1/3) Le capitalisme contre le paysan (chapitre 1)
La crise alimentaire en cours représente une phase – la phase ultime peut-être – de l’éviction de l’agriculture paysanne par l’agriculture capitaliste. Ce processus a commencé il y a plus de 400 ans avec le mouvement des enclosures en Angleterre. A partir de la fin du XVIe siècle, les riches propriétaires fonciers s’emparent des terres collectives des villages, les « communaux », en les clôturant pour élever des moutons. Cela aboutit à l’élimination quasi totale de la paysannerie anglaise.
Aujourd’hui les capitaux agro-alimentaires déconnectent la production et la consommation, pour les reconnecter ensuite par l’échange mondialisé. Les peuples du tiers-monde sont à la fois incorporés et marginalisés par ce système. La biotechnologie a permis à la pénétration du capital de faire deux pas de géant. Premièrement, elle a élargi la sphère de la production des intrants de base en y incluant une large gamme d’organismes vivants qui jusque-là lui échappaient. Deuxièmement, et plus profondément, elle rend désormais possible l’intégration verticale et ce qui l’accompagne : la prolétarisation de l’agriculteur. Il y a « dépaysannisation », élimination d’un mode de production traditionnel, pour faire des campagnes un cadre plus propice à l’accumulation intensive du capital. Or, l’agro-industrie mondiale utilise trois calories d’énergie fossile pour produire seulement une calorie d’énergie alimentaire.
Entre la production, le traitement, la distribution et la préparation, il faut dix calories d’énergie pour produire une seule calorie d’énergie alimentaire. La denrée alimentaire moyenne parcourt environ 2000 kilomètres avant d’être consommée dans un repas. Les fruits et légumes sont réfrigérés, cirés, colorés, irradiés, fumés, emballés et expédiés. Aucun de ces traitements n’améliore la qualité de l’aliment : ils servent simplement à permettre sa distribution à longue distance et à prolonger sa vie dans les rayons. La démondialisation, ce mot que j’ai inventé il y a près de dix ans (Deglobalization : Ideas for a New World Economy, 2002), est indispensable. Pour user du langage de Karl Polanyi, le sens profond de la souveraineté alimentaire et de la démondialisation, c’est une économie réinsérée dans la société, au lieu d’une société dirigée par l’économie. Les paradigmes de la souveraineté alimentaire et de la démondialisation ont un autre point commun : ils estiment que la généralisation d’un modèle à taille unique comme le néolibéralisme ou le socialisme centralisé a été dysfonctionnelle et déstabilisante. Il faut au contraire encourager la diversité parce qu’elle est dans la nature et plus résiliente.
Suit une étude par pays, Mexique, Philippines, Afrique, Chine pour faire un avant-dernier chapitre sur les agrocarburants.
2/3) La résistance s’organise (chapitre 7)
Walden Bello donne en exemple des personnalités remarquables comme le Coréen Lee Kyung-Hae (suicide par le feu pour protester contre la politique de l’OMC), le Français José Bové (fondateur de la Confédération paysanne et activiste bien connu mondialement), le Brésilien Joao Pedro Stédile (un des membres fondateurs du MST, Mouvement des travailleurs ruraux sans terre). Il décrit aussi Via Campesina qui donne à l’internationalisme paysan un visage et une organisation.
Via Campesina, créée officiellement en 1993, est un réseau international regroupant plus de 150 organisations nationales et régionales de 56 pays. Ses « détachements verts » ont joué un rôle important à Seattle en décembre 1999, dans les manifestations massives contre le G8 à Gènes en 2001 et dans les actions anti-OMC à Cancun en 2003 et Hongkong en 2005. L’un de ses principaux succès a été de contribuer à l’effondrement du cycle de Doha des négociations multilatérales sur le libre échange. Via Campesina représente des masses marginalisées, sa voix n’est pas marginale. Via Campesina est parvenu à estomper le clivage Nord-Sud en insistant notamment sur les racines agricoles et paysannes communes de ses membres, en répétant sans cesse que le néolibéralisme a détruit les moyens d’existence au Sud comme au Nord, et en élaborant des mécanismes organisationnels favorisant l’inclusion et la parité entre les régions.
Via Campesina a lancé le concept de souveraineté alimentaire en 1996. Premièrement, l’objectif de la politique agricole doit être l’autosuffisance alimentaire. Il faut que l’essentiel de la nourriture consommée dans un pays soit produit par les paysans de ce pays, ce que ne prévoit pas le concept de « sécurité alimentaire ». Deuxièmement, un peuple doit avoir le droit de déterminer ses structures de production et de consommation alimentaires, dans le respect de la diversité culturelle et culturale. Troisièmement, le système alimentaire doit être conçu en fonction du bien-être des paysans et des consommateurs, pas des projections de profit des transnationales de l’agro-industrie. Quatrièmement ce système doit éviter la malbouffe uniformisée dans le monde entier pour fournir au contraire une production vivrière culturellement appropriée. Cinquièmement, il faut trouver un nouvel équilibre entre l’agriculture et l’industrie, entre la campagne et la ville, pour inverser la subordination de l’agriculture et du milieu rural à l’industrie et aux élites urbaines. Sixièmement, il faut inverser le mouvement de concentration des terres. La répartition équitable des terres doit ainsi permettre des formes communautaires stimulant un sentiment de responsabilité à l’égard de l’environnement. Septièmement, la production agricole doit être essentiellement effectuée par de petits paysans, des coopératives ou des entreprises publiques. Huitièmement, il faut décourager l’agro-industrie fondée sur le génie génétique et la première révolution verte à forte intensité chimique. Neuvièmement, les technologies indigènes et paysannes traditionnelles sont souvent judicieuses et incarnent un équilibre entre la communauté humaine et la biosphère.
Tandis que les crises environnementales se multiplient, la voie paysanne devient plus pertinente aux yeux de nombreuses personnes. On assiste d’ailleurs à des mouvements de repaysannisation : des entrepreneurs agricoles abandonnent l’agriculture capitaliste et des citadins se mettent à pratiquer une agriculture à petite échelle.
(Editions carnetsnord, 2012)
3/3) Walden Bello et Malthus
Dans son introduction, Walden Bello expédie Malthus en quelques lignes ambiguës : « Au début du XXIe siècle, un personnage difficile à cerner avait prédit que la croissance de la population dépasserait un jour la capacité des sols à l’alimenter, ce qui déclencherait une réduction drastique de la population jusqu’à revenir à un équilibre avec les capacités productives de la terre. De nombreux écologistes se sont ralliés – non sans malaise – à ses idées, mais il est devenu la bête noire des économistes tant progressistes que néoclassiques…
Mais Walden Bello rectifie un peu plus tard le tir : « Reprise de la croissance démographique mondiale, érosion de la capacité productive de l’agriculture, échec persistant de la politique du climat. Cette convergence nous oblige à nous poser la question : ne sommes-nous pas pris au piège malthusien, longtemps différée par l’innovation technologique ? On peut critiquer l’extrême pessimisme de Malthus et de beaucoup de ses disciples actuels, mais il est difficile de récuser leur mise en garde : si nous ne prenons pas les mesures nécessaires pour limiter nos effectifs, la nature trouvera des moyens moins plaisants pour rétablir l’équilibre entre elle et nous. » (Introduction à l’édition française 2012)