Il y a l’obsolescence technique, c’est-à-dire la perte de valeur des équipements du fait de l’apparition de nouveaux modèles imposés par l’innovation. Il y a aussi l’obsolescence symbolique, ou déclassement prématuré des objets par la publicité et la mode. Il y a enfin l’obsolescence programmée, c’est-à-dire l’introduction à dessein d’une défaillance dans les appareils. Nous retrouvons déjà cette analyse dans le livre de Vance Packard, L’Art du gaspillage (The Waste Makers) qui date de 1962. Selon Tim Jackson, « L’obsolescence programmée est l’un des pires ravages de la société de gaspillage et mine à la fois les droits et les intérêts légitimes des personnes, en tant que consommateurs et citoyens. » La publicité crée le désir de consommer, le crédit en donne les moyens, l’obsolescence programmée en renouvelle la nécessité.
Pourtant notre protestation contre l’obsolescence est très molle. La morale autrefois nous voulait tous spartiates, celle d’aujourd’hui nous veut sybarites. Une autre explication est la prégnance de la consommation ostentatoire qui révèle une propension psychologique à l’insatisfaction permanente. Les archéologues ont pu identifier à Pompéi quatre ou cinq styles successifs de décoration. Le goût de l’obsolescence n’est pas nouveau, mais le phénomène s’est amplifié.
1/2) Les raisons vicieuses de l’obsolescence
L’emploi, le paiement des retraites, l’expansion des dépenses publiques supposent l’augmentation constante du PIB. Dès que la croissance ralentit ou s’arrête, c’est la panique. Mais on ne peut accumuler sans limite les voitures ou les réfrigérateurs sans arriver à saturation. Pour maintenir la demande, il faut de toute nécessité que ces objets périssent. Tel est le fondement de l’obsolescence. Des innovations techniques plus ou moins utiles ont été recherchées de façon de plus en plus frénétique par les entreprises comme moyen de forcer la consommation. Ainsi des iPad, et autre iPod. Cette création annuelle d’articles simplement camouflés pour paraître meilleurs n’est qu’une monumentale déviation de la recherche technique. Il faudrait même parler d’escroquerie.
On peut résister à la publicité, refuser de prendre un crédit, mais on est désarmé face à la défaillance technique des produits. Impossible de réparer, c’est fait pour. Les firmes qui détenaient le brevet de certaines lames de rasoir inusables ont renoncé à les produire. En 1940, du Pont de Nemours lance un bas de soie synthétique qui ne file pas. Il est d’une telle solidité qu’il peut servir de câble pour tracter une voiture. Alors les ingénieurs ont eu pour mission de fragiliser la fibre miracle ! En 1881, Edison lance les premières ampoules, dont la durée de vie est de 1500 heures. Dans les années 1920, la durée est passé à 2500 heures et plus. En décembre 1924, General Electric et d’autres firmes se réunissent : limitation de la durée de vie des ampoules à 1000 heures ! L’obsolescence découle d’une entente entre les entreprises, sinon la concurrence jouerait contre.
Toutefois ce n’est qu’avec l’apparition du jetable que l’on peut dire que l’on a vraiment affaire à une planification de l’obsolescence. En 1872 déjà, l’Amérique produisait 150 millions de cols de chemise et de manchettes non lavables. En 1895, King Camp Gillette invente le rasoir jetable. En 1923, Alfred Sloan de General Motors décide de s’attaquer au monopole de l’inusable Ford T. Il décide de lancer un nouveau modèle tous les ans et de pousser les Américains à changer de voiture tous les trois ans (le temps qu’ils remboursent l’emprunt contracté pour acheter la précédente). Fin 1924, Albert Lasker lance le kleenex. La pratique du contenant jetable a fini par contaminer les récipients les plus divers : cannettes d’aluminium, bouteilles de verre, cagettes de bois, etc.
Avec les produits chinois, le phénomène du jetable se rejoue aujourd’hui à l’échelle mondiale, au moment même où l’épuisement des ressources naturelles nécessiterait au contraire une politique systématique de sobriété. Les ressorts de la société de croissance (publicité, crédit, obsolescence) accélèrent la destruction des écosystèmes. Mais une fois dépassé certains seuils, notre pouvoir de faire excède infiniment notre capacité de sentir et d’imaginer. Cet écart irréductible, Anders le nomme décalage prométhéen.
2/2) Pour une morale de la conservation
Le respect pour les produits de qualité, ce qu’on peut appeler une éthique du durable, régnait encore jusque dans les années 1930. La pénurie de l’économie de guerre avait permis de reprendre une revanche sur les commerciaux, puisqu’il n’y avait plus de problème de débouchés. La pratique des consignes était respectueuse des ressources, de même que les bocaux et les bouteilles de verre. Aujourd’hui la question de la moralité de l’obsolescence doit être posée. Le fait que les lobbies n’obéissent qu’à la logique du profit ne rend absolument pas moral le comportement du producteur. Finalement, avec l’obsolescence programmée, c’est l’éthique elle-même qui devient obsolète. Un consumérisme synonyme de braderie, de soldes, de rabais, de promotions… a fini par nous transmettre un esprit de dévaluation des valeurs ainsi que du sens de la vertu. Tout est à vendre, tout devient facultatif dans le supermarché des valeurs.
Or la réduction planifiée de la durée de vie des produits manufacturés se heurte aux limites de notre écosystème, en termes de ressources naturelles et de capacité de recyclage des déchets. Vance Packard écrivait en 1962 : « Alors se dresse un nouveau spectre, le déclin des ressources naturelles. Notre génération verra probablement les Américains creuser des galeries de mines dans les anciens tas d’ordures pour y récupérer les vieilles boîtes de conserve rouillées… Les fermiers commenceront à regretter amèrement les chevaux qu’ils ont vendus pour en faire de la nourriture pour chiens lorsqu’ils ont acheté des tracteurs. » Si nous ne changeons pas très vite de voie, le glissement vers la domination d’un Big Brother se poursuivra de façon inéluctable.
Nous les objecteurs de croissance, nous devons substituer à l’obsolescence systématique la durabilité, la réparabilité et le recyclage programmés des produits afin de réduire notre empreinte écologique. Des ingénieurs compétents pourraient déterminer la durée de vie optimale de chaque objet. Il ne faut pas oublier que l’obsolescence détruit toute une série de petits métiers, horlogers et autres bricoleurs de génie. Il convient de penser la transition vers une prospérité sans croissance et une société d’abondance frugale, avec un plan de descente énergétique sur le modèle des transition towns. En février 1972, le Vice-président de la Commission européenne Sicco Mansholt préconisait « la prolongation de la durée de vie de tous les biens d’équipement ». Depuis, les choses ne se sont pas améliorées, elles se sont même considérablement aggravées. Bientôt nous n’aurons plus le choix. C’est la crise (financière) qui amène déjà les gens à utiliser les objets plus longuement qu’auparavant. Une longue tradition philosophique encourage une forme de limitation des besoins pour trouver le bonheur…
(éditions Les Liens qui Libèrent)