Il y a des limites à ne pas franchir, mais encore faudrait-il les connaître. Le problème et que toute limite, toute norme est arbitraire ; les frontières sont donc toujours incertaines. Or, quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites.
L’homme a cru pouvoir produire sans limites et s’affranchir de la finitude du stock des ressources naturelles et des énergies fossiles. Son ingéniosité, débridée dès lors qu’il devient ingénieur, s’est cru capable de résoudre tous les problèmes. La science et les techniques auraient réponse à tout. La perspective d’un suicide collectif semble à beaucoup moins insupportable que la remise à plat de nos pratiques et qu’un changement de modèles. La schizophrénie ou la dissonance cognitive des responsables reste totale. Pourtant, nous sommes bien dans l’âge des limites.
1/5) Des limites territoriales transgressées
La plupart des animaux ont leur territoire. Territoire de chasse pour les fauves ou de cueillette pour les abeilles. L’homme connaît lui aussi le territoire limité, il s’emploie à le délimiter. Veillant sur la ville, l’un des plus vieux dieux de Rome n’est autre que Terminus, le dieu des bornes. L’apparition de l’Etat-nation marque une étape importante dans l’évolution du rapport de l’homme à l’espace : celui-ci se définit précisément par sa souveraineté territoriale. Les limites tendent à se figer.
La limite politique est donc étroitement liée à la limite géographique. Mais la mondialisation permet l’omni-marchandisation du monde. Certaines limites ont été sciemment abolies par les instances internationales (FMI, OMC, Banque mondiale…) dans les décennies 1980/90 : Désintermédiation financière, Décloisonner des marchés, Dérégulation (les trois « D »). La libre circulation des capitaux permet d’investir et de désinvestir où on veut et quand on veut, au mépris des hommes et de la biosphère. Dans les 3200 milliards qui s’échangeaient quotidiennement en 2008 sur les marchés financiers, seuls 2,7 % correspondaient à des biens et services réels. On a aussi créé des zones de non-droit, paradis fiscaux, zones franches, Etats voyous, etc. C’est aussi un véritable jeu de massacre interculturel à l’échelle planétaire. Cet impérialisme culturel de l’Occident aboutit à ne substituer à la richesse ancienne qu’un vide tragique. Cette déculturation nourrit les projets les plus délirants.
La nature a pourtant donné à l’homme un territoire limité absolument, la planète Terre et ses 51 milliards d’hectares dont les deux tiers sont immergés. Même cette limite n’est pourtant pas absolue puisqu’on peut aller sur la Lune. A la différence d’autres espèces, l’homme caresse le rêve de l’illimitation spatiale, c’est-à-dire de la curiosité pour tous les milieux, même ceux qui lui sont inhospitaliers.
2/5) Des limites écologiques transgressées par l’économique
Les limites écologiques sont aujourd’hui les plus manifestes parmi celles auxquelles l’homme se trouve confronté. Dans la plupart des sociétés, l’absence de marchandisation systématique des biens naturels et les coutumes limitaient les prélèvements à un niveau ne compromettant pas leur reproduction. C’est la rapacité de l’économie moderne et la disparition des contraintes communautaires qui ont transformé les prélèvements en prédation systématique et accélérée.
Les limites économiques sont évidemment fortement corrélées avec les limites écologiques. Si l’intuition des limites de la croissance économique remonte sans doute à Thomas Robert Malthus, elle n’en trouve son fondement scientifique qu’en 1824, avec Sadi Carnot et sa deuxième loi de la thermodynamique (l’entropie). La science peut faire des merveilles dans la transformation, mais elle est impuissante à créer ex nihilo. A tirer quoi que ce soit du néant. Mais la plupart des théoriciens néo-classiques de l’économie, en éliminant vers 1880 la terre (le substrat biophysique) des fonctions de production, ont rompu l’ultime lien avec la nature. Ce n’est que dans les années 1970 que la question écologique au sein de l’économie a été clairement posée, principalement par Nicolas Georgescu-Roegen. On trouve aussi le mécanisme de l’intérêt composé qui porte en lui-même le pouvoir du virtuel sur le réel. Il s’agit de la monstruosité de l’autoengendrement de l’argent. L’usage du crédit est un puissant « dictateur » de la croissance.
Toutefois ce « toujours plus » n’aurait pas pu s’épanouir si la science et la technique n’avaient créé des moyens inouïs d’exploitation et de destruction de la nature. La volonté de « refabrication » du monde est manifeste dans le projet techno-scientifique de la modernité. L’homme prétend recréer le monde mieux que Dieu et la nature. Le médecin et biologiste Henri Atlan plaide ainsi pour l’ectogénèse et l’utérus artificiel, au nom de l’émancipation de la femme. En outrepassant les barrières biologiques qui nous limitent, nous nous émancipons des entraves liées à notre conditionnement génétique. Mais en même temps ce rejet de la condition humaine est une soumission au diktat de la performance technicienne. Pour que l’omnipotence du rêve technoscientiste puisse se déployer pleinement, il faudrait fabriquer un homme nouveau. L’homme artificiel du transhumanisme résulterait du couplage des nanotechnologie, des biotechnologies, des technologies de l’information et des sciences cognitives. Le résultat le plus tangible de ce projet est la transformation du monde en poubelle dans laquelle nous sommes condamnés à vivre.
L’humanité actuelle se trouve dans une situation tragique. Pour gagner leur vie, les individus et les groupes n’ont le plus souvent guère d’autre choix que de contribuer à la « banalité du mal ». Ils ne trouvent de travail qu’en s’engageant comme rouage de la mégamachine techno-économique et par là participent à la démesure.
3/5) Les autres transgressions, culturelles et morales
Il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Pendant des millénaires, les sociétés humains ont vécu à l’intérieur des limites culturelles du groupe. Les valeurs du groupe, pour ainsi dire transcendantes, deviennent des limites infrangibles. Leur transgression suscite réprobation et sanctions. La modernité occidentale remet en question cet arbitraire et la transgression passe à l’état de norme. Le paradoxe occidental tient en ceci qu’il constitue une culture de l’illimitation..
La crise n’est pas seulement économique, elle est anthropologique. Le problème des limites est peut-être fondamentalement un problème éthique. Dans la pensée grecque, la limite est étroitement liée au sens de la mesure, à la phronésis ou prudence, l’illimité à la démesure ou hubris. La prudence est la vertu morale par excellence de l’homme politique, celui qui sait jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Or la démocratie est une utopie qui refuse les limites naturelles des différences. « La société des hommes n’admet aucune légitimité extérieure à elle-même (Dominique Schnapper). » Une fois opéré l’arrachement aux enracinements particuliers, rien ne peut freiner la prolifération des revendications de droits. Les femmes, les enfants, les minorités religieuses et sexuelles se voient reconnaître une forme de citoyenneté. « L’affirmation de l’autonomie individuelle est allée et va rigoureusement de pair avec un accroissement de l’hétéronomie collective (Marcel Gauchet). » Reconnaître à l’individu son droit absolu au bien-être sans limites n’est-ce pas l’hubris par excellence ? L’affranchissement des limites physiques pousse à l’affranchissement des limites morales. Et vice-versa. L’effondrement qui se dessine est la sanction du réel à cette perte de limite. Il est grand temps de réenchasser l’économique dans l’éthique. Souhaitons que ce ne soit pas déjà trop tard !
4/5) Retour au sens des limites ?
La notion d’équilibre est immédiatement liée à la notion de limite. La séparation des pouvoirs et l’existence de corps intermédiaires voulus par Montesquieu sont une manière de créer une relative limitation. Les Lumières visaient à créer une séparation d’avec la religion, une autorité qui prétendait avoir une souveraineté illimitée. Il faudrait de nouvelles Lumières (Alain Badiou) pour créer cette séparation d’avec la puissance illimitée de la méga-machine techno-économique. Le rêve universaliste, bien défraîchi du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, devrait être remplacé. L’explosion identitaire et la montée des intégrismes religieux traduisent le morcellement ethno-nationaliste en cours
Notre sur-croissance économique se heurte à la finitude de la biosphère. Il y a nécessité de faire une bioéconomie, c’est-à-dire de penser l’économie au sein de la biosphère. L’alternative serait la biorégion, c’est-à-dire des régions naturelles où les troupeaux, les plantes, les animaux et les hommes forment un ensemble harmonieux : contre l’universalisme, le pluriversalisme (Raimon Panikkar). Les cultures ne survivent que dans la pluralité. S’il faut des frontières, tout arbitraires qu’elles soient, c’est pour retrouver l’identité nécessaire à l’échange avec l’autre. Se réapproprier la monnaie, détruire le fétichisme de l’argent et relocaliser l’économie sont au programme de la décroissance.
La décroissance, projet d’une société libérée de la religion de la croissance, pourrait restaurer le sens des limites. Aujourd’hui un seul scénario est à la fois crédible et soutenable, celui de la sobriété qui correspond aux recommandations de la voie de la décroissance. « Autonomie veut d’ailleurs dire auto-limitation. Nous avons besoin d’éliminer cette folie de l’expansion sans limites, nous avons besoin d’un idéal de vie frugale, d’une gestion de bon père de famille des ressources de la planète (Cornelius Castoriadis). » La norme du suffisant, faute d’ancrage traditionnel, est à définir politiquement. Mais quelle instance sera habilitée à le faire ?
5/5) Quelques citations
- Qu’on cesse donc de peindre l’avenir en noir ! L’avenir est superbe. La génération qui arrive va apprendre à peigner sa carte génétique, faire les enfants de ses rêves, maîtriser la tectonique des plaques, programmer les climats, se promener dans les étoiles. Elle va apprendre à bouger la terre pour la mettre en orbite autour d’un plus jeune soleil. Elle va conduire, n’en doutons pas, l’humanité vers une réflexion meilleure, une liberté plus grande encore et une plus grande conscience des responsabilités qui accompagnent cette liberté. (Yves Coppens, professeur au Collège de France, LE MONDE , 3 septembre 1996)
- J’ai des principes, et si ces principes ne vous plaisent pas, j’en ai d’autres. (Groucho Marx)
- Chasser l’idée qu’il y a des limites à la biosphère, c’est détruire la biosphère, à terme détruire l’espèce humaine (Augustin Berque)
- Cette crise oblige l’homme à choisir entre des outils conviviaux et l’écrasement par la méga-machine, entre la croissance indéfinie et l’acceptation de bornes multidimensionnelles. (Ivan Illich)
- Nous savons bien que l’entropie est irréversible. On ne peut pas refaire un arbre avec de la fumée et des cendres. (Isaac Asimov)
- La moitié des ressources de la planète ont été nécessaire au Royaume-Uni pour devenir ce qu’il est actuellement. Combien de planètes seraient nécessaires pour l’Inde ? (Gandhi)
- La relation de crédit crée l’obligation de rembourser la dette avec intérêt, et donc de produire plus qu’on a reçu. Le remboursement avec intérêt introduit la nécessité de la croissance. (Rolf Steppacher)
- Dans mon métier de publicitaire, personne ne désire votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas. » (Frédéric Beigbeder)
- La demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais de plus en plus sur des biens de haute futilité. (Paolo Cacciari)
- L’utérus artificiel achèvera la libération sociales des femmes en les rendant égales aux homme devant les contraintes physiologiques inhérentes à la procréation. Alors la révolution commencée de façon apparemment anodine avec la pilule et la machine à laver sera achevée avec l’ectogénèse. (Henri Atlan, L’Utérus artificiel, Le Seuil, 2005, p. 115)
- Les enfants que nous allons mettre au monde n’utiliseront plus, dans leur âge mûr, ni l’aluminium ni le pétrole… En cas de réalisation des actuels programmes nucléaire, les gisements d’uranium seront alors épuisés. (André Gorz)
- En remplaçant le sacré par la raison et la science, le monde moderne a perdu tout sens des limites et, par là même, c’est le sens qu’il a sacrifié. (Jean-Pierre Dupuy)
- Il y a une tension entre l’idée de transcendance des particularismes qui fondait la citoyenneté et cette intervention de l’Etat pour assurer l’égalité concrète de tous les individus. (Dominique Schnapper)
- Lorsque la finitude de la condition humaine est perçue comme aliénation et non comme source de sens, on perd quelque chose d’infiniment précieux en échange de la poursuite d’un rêve puéril. (Jean-Pierre Dupuy)
(éditions mille et une nuits) 149 pages, 4 euros