réédition Agone, 360 pages, 12 euros
Nous avions lu avec enthousiasme « Désobéissance civile et démocratie », nous ne pouvons que vous conseiller ce complément personnellement vécu : trop rares sont les enseignants comme Howard Zinn (1922-2010) qui ont de leur métier une exigence si grande qu’ils osent se rebeller contre l’ordre établi et en faire la matières de ses cours. Cette autobiographie est aussi une formidable leçon d’enthousiasme et d’optimisme sans illusions. Il est vrai que les deux principales luttes dans lesquelles Howard Zinn s’est engagé, pour l’égalité raciale et contre la guerre du Vietnam, aboutirent à de grandes victoires ; luttes dont il montre qu’elles ont commencé sous l’impulsion d’une poignée de militants pour mobiliser finalement des millions de personnes. Et son métier de professeur de droit constitutionnel fournit à Howard Zinn comme un antidote au flot d’images et d’articles déversé quotidiennement, qui nous maintient à la surface désespérante du présent, quand il faudrait au contraire garder en mémoire les surprises que l’histoire nous a toujours réservées. En se racontant simplement, sans invocations théoriques et loin de toute grande fresque historique, Howard Zinn montre comment apparaissent, « à partir des plus légers mouvements d’indignation, des échos assourdis de la protestation et au milieu des signes diffus de résistance, les présages de l’exaltation du changement ».
Où l’on voit que l’historien – qui analyse dans ses autres livres comment les gouvernements font de toutes leurs interventions militaires des « causes justes » – fut aussi, en 1943, dans le ventre d’un bombardier de l’US Air Force, un combattant de la plus « juste » des guerres, dont il sortira en pacifiste farouchement opposé à l’impérialisme états-unien, du continent américain lui-même jusqu’en Asie du Sud-Est.
Où l’on découvre dans quel quotidien Howard Zinn a bâti sa déontologie et sa méthodologie d’historien. L’auteur et sa famille, les amis ou les compagnons d’un moment occupent cette fois le devant de la scène : l’expérience de la Grande Dépression et du New Deal ; celle du militant et universitaire qui témoigne comme expert dans des procès intentés aux amateurs d’action directe ; enfin, avec les étudiants, l’expérience du combat pour la liberté d’expression sur le campus de la Boston University. Une fois encore, mais cette fois à leurs côtés, Howard Zinn témoigne pour les anonymes ordinaires, et pourtant extraordinaires, qui s’affrontent à une Amérique aux blocages puissants, mais que les forces de progrès et de contestation font malgré tout avancer.
Où l’on voit ce que mettre ses idées en pratique – ou plutôt à l’épreuve – veut dire : enseignant blanc dans une université noire, il refuse l’ordre social raciste (auquel participe une partie de la bourgeoisie noire) et y perdra son emploi ; universitaire expliquant à ses étudiants la place de la désobéissance civile dans l’histoire politique des États-Unis, il connaîtra la prison pour avoir choisi d’honorer une invitation à un meeting pacifiste plutôt qu’une citation à comparaître devant un tribunal ; militant anti-guerre de la première heure, il acceptera une invitation à se rendre en territoire nord-vietnamien, en plein conflit, pour aider à la libération de trois soldats américains prisonniers.
L’édition américaine de son autobiographie paraît au milieu des années 1990, quelque temps après que l’auteur eut quitté l’enseignement. Un retrait de la vie publique très relatif. Il semble même qu’après le succès de son œuvre majeure, Une histoire populaire des États-Unis, cette perspective historique en rupture avec l’histoire officielle éveille un intérêt croissant chez de nouvelles générations. Plus que jamais, l’œuvre de Howard Zinn est, dans son pays, au cœur de la réflexion de ceux qui ne croient pas à la « fin de l’histoire », pour qui la notion de « lutte des classes » n’a perdu ni ses vertus explicatives ni son actualité et qui n’ont pas remisé le projet d’une société égalitaire dans un monde en paix.
Si l’un des deux principaux axes du militantisme de Howard Zinn est la défense d’une société sans classes où le racisme ne serait plus qu’un mauvais souvenir, l’autre est sans conteste un pacifisme nourri de son expérience de combattant de la Seconde Guerre mondiale. Les attentats du 11 septembre 2001 et leurs « conséquences », l’escalade de la « guerre contre le terrorisme », avec les interventions militaires des États-Unis en Afghanistan puis en Irak, ont donc mobilisé son indestructible ferveur pacifiste et fait de lui l’un des principaux porte-parole du mouvement anti-guerre américain, multipliant les attaques contre la politique belliciste du président George W. Bush. « Notre travail est simple : il faut les arrêter », déclarait-il dans un article paru en décembre 2002 dans The Progressive – avant, donc, que la guerre en Irak ne devienne réalité. Puis, dans la même revue, en mars 2003, à la veille de cette guerre, Zinn préconise de « se lancer dans un processus de délégitimation du gouvernement. […] Après tout, ne s’est-il pas installé au pouvoir à la suite d’un coup d’État et au mépris de la volonté populaire ? »
Quelle que soit la lutte dans laquelle il s’engage, Howard Zinn reste l’inlassable défenseur de la désobéissance civile et de l’action directe non violente. Sur le plan de la politique intérieure américaine, Howard Zinn apporta son soutien à Ralph Nader, candidat inattendu à la présidentielle de 2000, censé incarner les revendications des mouvements protestataires. En 2004, alors que le candidat démocrate qui perdra contre le président sortant George W. Bush n’est pas encore connu, Howard Zinn écrit pour lui un discours intitulé « The Logic of Withdrawal », où il donne des « raisons honorables » de retirer les troupes américaines – discours sur le modèle de celui qu’il avait destiné, en pleine guerre du Vietnam, au président Lyndon B. Johnson.
Son autobiographie foisonne de récits où ce témoin (plus ou moins autorisé) est devenu acteur, de manifestations en sit-in et en teach-in. Au cours de l’été 2004 encore, ne fait-il pas la tournée des campus universitaires américains, où, chaque fois, des milliers d’étudiants sont venus l’écouter dénoncer la guerre en Irak. Il a également participé activement à l’émergence d’un mouvement social qui culmine en novembre et décembre 1999 à Seattle avec les manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce. L’historien se réjouit d’y constater le grand retour de la question syndicale et des rapports de classes aussi bien sur le plan national qu’à l’échelle mondiale. Et cet événement fut pour lui comme « un tournant essentiel dans l’histoire des mouvements de revendication des dernières décennies : une rupture avec les revendications focalisées sur une unique demande ».
À l’opposé de l’universitaire « objectif » et distant, il apparaît, en ce début de XXIe siècle, comme un intellectuel aussi populaire dans le monde militant que controversé dans l’univers académique américain. Rejetant la tradition de la « neutralité » du savant, il fait reposer sur l’honnêteté, valeur cardinale dans la recherche et l’exposition des faits, nos seules chances d’approcher une objectivité que menace leur dissimulation. Et c’est l’affirmation d’un point de vue intégrant une analyse sociale et critique – contre l’histoire comme « description » – qui nous offre le seul contrôle d’une subjectivité constitutive de nos activités. Ce n’est donc pas seulement un autre visage des États-Unis que Howard Zinn a livré ; il permet aussi de retrouver une tradition qui, d’une révolution à l’autre, s’est faite rare dans l’Europe qui l’a vu naître : ne pas quitter le rang des déshérités et ne jamais servir les maîtres.
Frédéric Cotton & Thierry Discepolo
Extrait de la préface à L’Impossible Neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2006).