Hervé Kempf poursuit un travail de synthèse et de renouvellement de l’écologie politique : Pour sauver la planète, sortez du capitalisme (2009) et L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie (2011). Avec son dernier livre, l’histoire de la planète et de l’humanité est parfaitement décrite dans une première partie. Nous marchions pieds nus, puis la révolution industrielle a entraîné une divergence, les inégalités économiques entre pays deviennent importantes. Récemment la mondialisation a provoqué une convergence : diffusion des normes occidentales de consommation, course à la rivalité ostentatoire, internationalisation de l’oligarchie. Maintenant se dresse devant nous le « mur écologique » qui implique de dépasser l’ère de la consommation de masse chère à Rostow. Celui-ci avait défini en 1960 les « étapes de la croissance économique » sans avoir consacré une seule ligne à la nature ou à la pollution ! Maintenant nous avons atteint, et même dépassé, les limites de la biosphère : « Des changements abrupts et peut-être irréversibles dans les fonctions de la planète pourraient se produire. »
Après avoir développé les différents maux dont l’humanité va souffrir de plus en plus, Hervé Kempf pense que l’inquiétude sécuritaire peut déboucher sur des confrontations militaires… à moins d’accomplir la mutation vers un nouveau monde – le passage du néolithique au biolithique. Ce qui s’accompagnerait sans doute d’un nouveau rapport à la nature.
1/2) les chemins de la mutation
Il s’agit d’organiser la sobriété alors que les classes dirigeantes s’engagent sur la voie de la stratégie du choc assortie d’un choix intégralement technologique. Hervé Kempf reconnaît ne disposer d’aucune recette magique pour se libérer du régime oligarchique. Il envisage cependant le « désastre » qui pousserait l’oligarchie à ouvrir la porte d’une autre politique : reprendre la maîtrise du système financier, réduire les inégalités, écologiser l’économie. Il s’agit plus généralement d’économiser de façon drastique les ressources énergétiques et matérielles : « La liste est inépuisable de l’assortiment incommensurable de gadgets dont s’embarrasse l’humain des pays riches. »
Il faudra réduire le nombre d’unités et même le type d’objets possédés par les membres des classes moyennes ou supérieures. Il faudra sortir de la croissance, ce qui implique d’abandonner le PIB. Il faudra même remettre en cause le concept de productivité du travail qui ne tient pas compte de l’énergie investie ni des dégâts environnementaux. La recherche scientifique ne doit plus être orientée en fonction des intérêts du système oligarchique. On pourrait utiliser des « conférences de citoyens » pour définir les priorités. On pourrait définir des règles garantissant la limitation de la publicité. On peut toujours rêver : « Les sociétés riches pourraient trouver une fierté nouvelle fondée sur la sobriété. »
Hervé Kempf reprend les trois fondamentaux définis par Herman Daly. Le rythme de l’exploitation des ressources renouvelables ne doit pas dépasser celui de leur régénération. Ensuite le rythme de l’épuisement des ressources non renouvelables ne peut excéder celui de la création de ressources alternatives. Enfin, la quantité de déchets ne doit pas excéder la capacité de les assimiler.
2/2) le peuple de la Terre
Hervé Kempf reste optimiste : « Pour la première fois dans l’histoire humaine, nous formons une seule société, à la culture unifiée par la communication électronique, les voyages, la télévision, le commerce. Pour la première fois aussi nous sommes unis par une même question politique : celle de la crise écologique. » L’écologie deviendrait ainsi l’affaire de tous. Car aucun isolat terrien ne garantit la sûreté quand les autres éprouveraient le péril. Tous se sauvent ou tous périssent. La coopération devient l’intérêt de chacun, qui se confond avec celui de tous.
La paix (relative) entre les hommes s’est conclue au prix d’un détournement de la violence sur la nature. Il nous faut changer. Il s’agit de nous engager dans l’ère biolithique, où l’humanité prospérera en accord avec les autres espèces vivantes de la planète. Il s’agit de redéfinir la relation à ce que les Occidentaux appellent la « nature », et qu’ils extériorisent, séparant l’humanité du reste du monde vivant. Force naturelle, l’homme ne peut plus être pensé en dehors de la nature. Avec l’idée de Pacha Mama (Terre Mère), formée par les peuples des Andes, s’affirme la rupture avec la modernité occidentale : la nature n’y est pas valorisée en fonction de son utilité, mai en tant qu’elle est porteuse de valeurs propres. Une autre perception de ce qu’on appelle « nature » ne saurait manquer de conduire à la spiritualité. La réduction nécessaire de la consommation matérielle ne découlera pas seulement d’une démarche de raison, mais aussi d’une remise en cause des valeurs matérialistes.
Notre commentaire
Il s’agit d’un livre accessible à tous, clair et lisible, donnant quelques repères importants. Pourtant, même une personne aussi informée qu’Hervé Kempf laisse de côté les initiatives philosophiques pour avoir un autre type de relation envers autrui et envers les autres espèces vivantes, par exemple l’écologie profonde selon Arne Naess. De plus nous ne partageons pas son optimisme final.
La dernière phrase d’Hervé Kempf est un pari : « Nous, les humains, ne sommes pas fous ». Or l’échec des différentes conférences internationales montre déjà que la planète est compartimentée entre pays opposés, entre ethnies jalouses de leurs prérogatives, entre individus luttant aujourd’hui pour leur gagne-pain, demain pour leur survie. L’ajustement vers la société post-carbone se fera dans les larmes et la violence.
Ensuite, il est vain d’imaginer s’implanter une éthique de la nature pour une population mondiale dont la moitié est déjà urbanisée et la quasi-totalité coupée psychologiquement de la nature par le mode de vie et/ou la religion. Il faudra attendre que l’espèce humaine soit réduite en nombre et en impact du sixième au moins pour qu’on commence à envisager une optique biocentrique permettant enfin le « biolithique ». L’anthropocentrisme dominant a encore de longues années de confrontations sanglantes devant lui… à l’intérieur de l’espèce humaine et vis-à-vis des autres espèces.
(éditions du Seuil)