(éditions La Découverte, collection repères, 128 pages)
Comme tous les démographes, Jacques Véron se cantonne à une vision descriptive ; le mot planning familial par exemple n’apparaît jamais. C’est une preuve de fatalisme, ainsi cette autre remarque : « Freiner l’urbanisation ne semble guère possible. » Ce livre caricature parfois les malthusiens : « L’importance de l’effet niveau de vie tend à être ignorée ou du moins sous-estimée par ceux qui veulent rendre la population seule responsable de toutes les formes de dégradations environnementales. »
Mais c’est une première tentative de la part d’un membre de l’INED de lier la question démographique et les problèmes environnementaux. Jacques Véron constate à juste titre que les démographes ne se sont intéressés que de manière intermittente à la question environnementale et jamais en très grand nombre : « Une des raisons du relatif désintérêt pour la problématique population/environnement est le sentiment éprouvé par certains démographes que cette question ne relève guère du champ de la science de la population… Les démographes ont tendance à penser que le rôle joué par la variable population dans les changements environnementaux est, en dernière analyse, relativement secondaire. »
Jacques Véron est d’un autre avis : « Même si la réduction de la fécondité mondiale au niveau de remplacement des générations était immédiate, du fait de l’inertie démographique, la croissance de la population mondiale se poursuivrait encore pendant plusieurs décennies. Les variables démographiques jouent un rôle majeur pour ce qui est des possibilités d’adaptation aux changements environnementaux en cours. Etant donné la complexité des relations en jeu, démographie et écologie sont deux disciplines qui gagneraient à se rapprocher. »
On trouve donc dans ce livre quelques éléments intéressants dont voici un résumé.
L’optimum démographique est-il dépassé ?
Une des façons de lier numériquement la population à l’environnement, c’est d’estimer la « capacité de charge » de la terre ou sa « capacité limite ». Appliqué au monde animal, cet indicateur correspond à la taille maximale d’un troupeau susceptible de vivre durablement sur un territoire donné. L’empreinte écologique de l’humanité s’apparente à la capacité de charge.
Dans Road to Survival, Vogt considérait en 1948 qu’à cette époque la population mondiale avait déjà dépassé l’optimum durable. Mais Colin Clark en 1968 cite pour population limite 47 milliards si l’humanité adoptait le régime alimentaire américain et 157 milliards avec le régime alimentaire japonais. Ces nombres paraissent aujourd’hui déraisonnables alors que la question se pose de savoir dans quelles conditions il serait possible de nourrir les probables 10 milliards d’habitants de la fin de ce siècle.
En 1972, une équipe du MIT applique pour le compte du Club de Rome l’analyse des systèmes à la dynamique économique, démographique et écologique mondiale. Ce modèle sophistiqué conduit aux mêmes conclusions que les analyses malthusiennes : la croissance de la population est une menace pour l’avenir de l’humanité. Par ailleurs, le prolongement des tendances observées ne peut que conduire à un épuisement des ressources, et donc à prouver la nécessité d’enrayer la croissance démographique. La même année avait lieu à Stockholm la première conférence des Nations unies sur l’environnement humain. La déclaration finale proclame, au titre d’un des 7 points jugés centraux, que « l’augmentation naturelle de la population pose sans cesse de nouveaux problèmes pour la préservation de l’environnement » et elle appelle à des politiques démographiques pour limiter la croissance de la population.
En 1987, le rapport Brundtland de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement attribue une grande partie des déséquilibres observés à l’accroissement de la population mondiale et à la modification de sa répartition spatiale. Stabiliser le nombre des êtres humains est perçu par les membres de la commission comme une urgence. Pourtant l’objectif alors affiché de 6 milliards d’habitants est aujourd’hui dépassé !
En l’an 2000, la 55ème session de l’assemblée générale des Nations unies adopte les « huit objectifs du millénaire pour le développement » sans jamais parler directement de la population. En 2011, les Nations unies établissent les perspectives démographiques pour le long terme (à l’horizon 2100). Si l’évolution était conforme à l’hypothèse moyenne, la population mondiale compterait alors un peu plus de 10 milliards d’habitants. Mais un maintien dans l’avenir de la fécondité au niveau actuel se traduirait par un nombre d’êtres humains sur terre avoisinant les 27 milliards !
Dans sa version canonique, la théorie de la transition démographique se présente comme une théorie de l’autorégulation des populations, la baisse de mortalité entraînant nécessairement un baisse de la fécondité. Le constat, dans certains pays défavorisés, d’une baisse de la mortalité nullement suivie d’une baisse de la natalité a conduit les théoriciens américains à émettre des doutes sur la validité de la théorie de la transition démographique (stabilisation de l’accroissement naturel avec une faible natalité et une faible mortalité). Ils ont alors été conduits à militer pour l’adoption de politique de limitation des naissances, partout où la fécondité se maintenait à un niveau élevé.
Le dilemme croissance démographique, croissance du niveau de vie
Selon David Korten, les sur-consommateurs sont ceux qui voyagent en automobile et en avion, ont des régimes alimentaires riches en viande et vivent dans des logements spacieux et climatisés.
Chaque enfant qui naît aux Etats-Unis est, pour Ehrlich, un super-consommateur en puissance, d’autant plus que sa durée de vie sera plus longue.
L’empreinte écologique de l’humanité mesure la pression exercée sur l’environnement, il s’apparente à la capacité de charge. C’est aussi un outil comptable associant population et modes de vie. Wackernagel et Rees montrent que l’empreinte écologique d’un Canadien moyen avoisine 8 hectares au début des années 1990, chiffre à mettre en regard d’une superficie biologique productive par tête à l’échelle de la planète estimée à 2,2 ha. Les modes de vie jouent un grand rôle : l’empreinte écologique de l’Inde n’est que de 0,8 ha par hab. (ndlr : en valeur absolue, Canada, 8 ha x 27,7 millions d’hab = 221,6 millions d’hectares < Inde, 0,8 x 851,375 millions d’hab =681 millions d’hectares).
Pour Durning (How Much is Enough), la classe des consommateurs exerce une pression toute particulière sur l’environnement ; il appelle à une autre façon de vivre dans les pays riches, moins tournée vers la consommation de biens et de services.
L’humanité est, en dernier ressort, confrontée à un dilemme. Si la population chinoise augmente moins vite en raison de la politique de l’enfant unique, mais que chaque Chinois change de mode de vie pour se caler sur celui d’un Européen moyen, il est à prévoir que la pression environnementale ne diminuera pas !
Le grand banquet de la nature
Uniquement dans la deuxième édition de An Essay on the Principle of Population (1803) Malthus écrit :
« Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui. Elle lui ordonne de s’en aller, et ne tardera pas à mettre elle-même ses ordres à exécution, s’il ne peut compter sur la compassion de quelques convives. Si ceux-ci se lèvent pour lui faire de la place, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant la même faveur. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui viennent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du banquet sont troublés, l’abondance qui régnait auparavant se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent partout dans la salle et par les clameurs importunes de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les alimentas qu’on leur avait fait espérer. Les convives comprenant trop tard leur erreur de ne pas s’en tenir, pour tous les intrus, aux ordres stricts de la grande maîtresse du banquet, qui soucieuse d’abondance pour chacun et consciente de ne pouvoir faire face à des nombres illimités, refuse par humanité d’accueil des nouveaux venus quand sa table est déjà pleine. »
Jacques Véron commente : « Il n’est pas inintéressant de rapprocher cet apologue du banquet à la définition même du développement durable : alors que celle-ci met en avant les droits des générations futures, Malthus consacre dans cet apologue la légitimité de la population déjà présente à consommer des richesses au détriment des générations à venir. »
Quelques études de cas
En Chine, la fécondité s’est réellement mise à baisser lors de la troisième campagne de limitation des naissances lancée en 1971 : se marier tard, espacer les naissances, limiter sa descendance. En 1979, le gouvernement chinois a même adopté la « politique de l’enfant unique » et, en 1982, la limitation des naissances est devenue un devoir constitutionnel. Aujourd’hui la fécondité chinoise est estimée à 1,5 enfants par femme.
La très forte progression de la densité de la population en Inde (77 habitants au kilomètre carré en 1901, 382 aujourd’hui) explique le caractère résolument sensible de la question foncière. Si la révolution verte a permis d’accroître fortement la production agricole, les coûts écologiques et économiques des pratiques mises en place ne peuvent être ignorés : biodiversité mise à mal, usage intensif d’engrais et pollution, recours aux pesticides, développement de l’irrigation et assèchement des rivières, mécanisation qui encourage l’endettement, vulnérabilité financière des paysans. L’Inde est confrontée à une dégradation des terres à grande échelle liée autant à l’intensification des cultures qu’à la fragilité naturelle des sols. Le quintuplement de la population indienne entre 1901 et 2010, passant de 240 millions à 1,2 milliard d’habitants, a inévitablement créé des conditions nouvelles en termes d’environnement et de développement.
Au Rwanda, où 90 % de la population vit de l’agriculture, l’accès à la terre est une question de survie. Depuis 1960, plus de 60 % de la forêt rwandaise a disparu. Défendre les gorilles comme le faisait Diane Fossey au Rwanda devient très difficile alors que la population locale, très dense, vit en situation de grande pauvreté. L’assèchement des marais pour les convertir en terres agricoles a eu pour effet de déséquilibrer le fonctionnement des cours d’eau. Pourtant la population de ce pays de 10 millions d’habitants devrait doubler d’ici une trentaine d’années. La très forte densité de la population rwandaise a été accusée d’avoir joué un rôle dans le conflit de 1994 entre Hutu et Tutsi. Au lendemain du génocide subi par les Tutsi (ndlr : 800 000 morts), le pays à connu le retour d’un million de réfugiés, relogés dans des aires initialement protégées.
La croissance de la population jusqu’à la fin du siècle prochain constitue un défi d’importance, d’autant plus que ce sont les régions les plus pauvres, en particulier d’Afrique, qui vont contribuer le plus à la croissance démographique mondiale.
Quelques citations pour finir en beauté
- Les hommes se multiplient comme des souris dans une grange s’ils ont le moyen de subsister sans limitation (Richard Cantillon, 1755)
- Le prince de Condé, après une bataille au cours de laquelle quelque 6000 soldats auraient péri dans ses rangs : « Une nuit de paris remplacera cela. »(Mirabeau, 1759)
- Julian Huxley, le premier président de l’UNESCO, dénonçait en 1955 la pression sur les ressources de la planète exercée par la croissance de la population, qu’il qualifiait de « cancer de la planète ».
- Il est aisé de remontre l’enchaînement causal de la détérioration. Trop de voitures, trop d'usines, trop de produits détergents, trop d’insecticides, trop d’analgésiques, trop peu d'eau et trop de dioxyde de carbone – la cause de ces maux, on la retrouve aisément dans l’excès de population. (Paul Ehrlich, 1968)
- La liberté de reproduction est pour Garrett Hardin inacceptable puisque les familles ne dépendent pas de leurs propres ressources pour vivre, mais bénéficient des apports de sociétés tournées vers le bien-être de leurs membres. (1968)
- Il n’y a pas, dans la nature, de don gratuit (Barry Commoner, 1971)
- Ce que l’économie considère comme une « production » (l’exploitation des forêts primaires par exemple) est souvent considéré par l’écologie comme une « destruction ». (René Passet, 1979)
- La stabilisation de la population mondiale apparaît bien comme indispensable, et il serait souhaitable qu’elle intervienne le plus rapidement possible. (Jacques Véron, 2013)