Odile Jacob, 292 pages, 22,90 euros
Sous-titré « l’homme et la diversité en danger », cet ouvrage d’un paléoanthropologue rejoint les inquiétudes des écologistes. En voici quelques extraits :
« La Terre devient un triste radeau sur lequel dérivent plus d’animaux domestiques de quelques espèces que tous leurs congénères de toutes les espèces sauvages ayant la même taille corporelle. Les derniers naufragés de la biodiversité trouvent d’ultimes refuges dans les parcs zoologiques où, déjà, on recense plus de tigres que dans la nature. La Terre devient un bateau ivre à l’image des croisières « de rêve » sur ces grands paquebots immeubles où des Homo sapiens grouillent comme dans une termitière. Les touristes voguent et font du shopping sans jamais être en contact avec la diversité du monde. Quelque chose ne tourne pas rond sur cette Terre, et c’est homo sapiens. Il ne reste qu’une seule espèce d’homme et il n’y a plus de nouvelles terres à conquérir. Si on ne se réveille pas, ce cauchemar sera le dernier.
Ce qu’a fait la vie en quatre milliards d’années n’a cessé d’être piétiné par notre espèce en 40 000 ans. Il aura même suffi d’un tout petit siècle entre la publication du Voyage d’un naturaliste autour du monde par Charles Darwin en 1839 et celle de Tristes Tropiques par Claude Lévi-Strauss en 1955 pour que s’efface à jamais une grande partie de la diversité biologique et culturelle. Entre-temps, presque toute la Terre a été explorée, exploitée, aujourd’hui surexploitée. Darwin et Lévi-Strauss sont tous deux passés par Rio. Aujourd’hui le festival de Rio ressemble à une parade pour touristes américains obèses, les favelas sont des zones de guerre urbaine… Il serait grand temps de comprendre que l’idéologie du progrès qui a amené la culture occidentale à dominer le monde exerce désormais un effet délétère. Moins il y aura de diversité, moins on aura de chances de survivre à des catastrophes de grande ampleur. En détruisant ce qui reste de diversité, nous sommes en train de commettre un crime contre l’humanité. On est passé de la sauvagerie à la barbarie, d’un processus de destruction inconscient à une entreprise de destruction systématique menée en tout déni de conscience.
L’homme est la seule espèce capable de s’implanter dans presque tous les écosystèmes et d’exploiter un large spectre de ressources. Sa physiologie, sa taille et ses innovations techniques et culturelles lui permettent de s’installer au sommet de tous les systèmes écologiques. La foi et la raison font en quelque sorte cause commune contre la nature. Si la préhistoire a été un âge marqué par une relation obligée avec la nature, l’histoire a été un âge d’hostilité à son égard. Les grands monothéismes ont développé des pensées valorisant la relation entre l’homme et son créateur. La nature se situait comme en dehors. De même pour les Lumières. La foi en la raison elle-même à conduit à la déraison. La pire menace pour l’avenir de l’humanité, c’est l’anthropocentrisme, cette croyance issue de la métaphysique qui installe l’homme dans une situation arrogante au centre de l’histoire du Cosmos. Combien sont rares les philosophes, les missionnaires et les scientifiques qui, enrichis de la connaissance des autres peuples et de la nature, ont tenté, en vain jusqu’ici, d’empêcher l’humanité à sombrer dans le gouffre de l’anthropocentrisme. Nous ne cessons d’exclure et d’abaisser en croyant nous élever. Claude Lévi-Strauss écrivait : « Jamais mieux qu’au terme de quatre siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’un tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit, et que le cercle constamment reculé servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. »
La déesse raison, et aujourd’hui la divinité qu’est devenue la croissance reposent sur un même refus de voir l’évolution du monde. Et l’idéologie du progrès représente le dernier grand mème universel, ce mythe ou schème ontologique qui s’installe dans les systèmes de pensée et se duplique comme les gènes. Les fanatiques du progrès ne valent pas mieux que les fous de Dieu. Le lobby OGM dirige une croisade redoutable contre toutes les autres formes d’agriculture. Les OGM donnent lieu à des campagnes visant à interdire les semences accumulées par le savoir-faire ancestral des cultivateurs du monde entier. On baigne dans la certitude anti-écologique. D’un point de vue évolutionniste et anthropologique, toute politique agricole qui tend à réduire la diversité des variétés et des savoirs qui vont avec ne constitue rien de moins qu’une atteinte à nos possibilités de nous adapter aux changements en cours provoqués par l’anthropocène. Les agriculteurs de demain auront besoin des variétés de plantes conservés par les agriculteurs traditionnels. De plus, les industries agroalimentaires savent fort bien qu’elles auront besoin de piller dans la diversité des plantes sélectionnées par les peuples pour adapter leurs merveilleuses semences, comme cela s’est déjà fait et se fera encore. Le taux de production des plantes OGM n’est pas supérieur à celui des agricultures conventionnelles et les principaux OGM ne sont pas inventés pour améliorer la productivité, mais pour résister aux pesticides vendus par les mêmes grandes compagnies. Les monocultures détruisent à elles seules 40 % de la biodiversité et cela s’élève à 80 % si on ajoute les effets des pesticides. Que se passerait-il si une plante génétiquement modifiée se trouvait confrontée à un agent insoupçonné ?
En tant que scientifique et anthropologue évolutionniste, je n’ai pas d’opposition de principe contre les OGM et les cas de réussite ne manquent pas. Ce qui est en cause, ce sont des pratiques qui vont à l’encontre de la biodiversité et des principes élémentaires de l’écologie évolutionniste. A cela s’ajoute une dimension anthropologique. Ces mauvaises pratiques provoquent de la souffrance et de la misère chez les paysans les plus fragiles, comme déjà des milliers d’entre eux en Inde et ailleurs. Beaucoup, beaucoup trop disparaissent par exode rural. Qui a enregistré leur savoir-faire hérité de millénaires d’adaptation à leur milieu ? Jamais nos démiurges arrogants ne seront capables de retrouver cette écologie subtile. Il y a crime contre la biodiversité, crime contre l’écologie et crime contre l’humanité : biocide, écocide et ethnocide.
Nos sociétés deviennent de plus en plus malades par manque de contact avec les autres organismes. Nos systèmes immunologiques proviennent de millions d’années de co-évolution avec les agents pathogènes et, actuellement, de nombreux médecins évolutionnistes estiment que l’asepsie généralisée amène à des dérèglements physiologiques comme les maladies auto-immunes. En voulant éradiquer les agents pathogènes, on conduit aux maladies nosocomiales. En éliminant des bactéries, on a libéré des niches écologiques pour d’autres agents pathogènes redoutables, non pas en soi, mais parce qu’on n’a aucune histoire épidémiologique avec eux. La médecine évolutionniste nous enseigne qu’il vaut mieux co-évoluer avec des maladies qu’on sait soigner que de les éradiquer au risque d’en favoriser d’autres.
Nous avons gardé le pire pour la fin : la disparition de la diversité des langues et des cultures. Ce ne sont pas uniquement des espèces qui disparaissent. La phrase la plus citée de Amadou Hampâté Bâ : « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » L’espoir d’une humanité moins encline aux conflits ne viendra pas d’un gouvernement mondial unique, d’une seule religion et d’une même langue pour tous. La diversité est la condition nécessaire à toute évolution. En septembre 2007, les Nations unies ont adopté la Déclaration de peuples autochtones par 143 voix pour et 4 contre : celles des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces quatre pays partagent une histoire comparable avec l’installation massive d’immigrants repoussant des peuples indigènes vite dépassés en nombre. Charles Darwin observait non sans amertume que de nombreux peuples tombent et tomberont sur les bas-côtés du chemin suivi par le progrès imposé à marche forcée par la culture occidentale.
Les chimpanzés, les éléphants et quelques cétacés ont des stratégies de reproduction qualitatives. Les femelles mettent au monde un seul petit (parfois deux) après une longue gestation. S’ensuivent plusieurs année de petite enfance avant le sevrage, une espérance de vie de quarante à cent ans. Un tel mode de reproduction repose sur beaucoup d’attentions, d’empathie, de protection, mais aussi sur la transmission de compétences sociales, de connaissance de l’environnement et de savoir-faire. Sur le plan démographique les populations de ces espèces respectent une démographie assez stable et contrainte par les ressources de l’environnement. (ndlr : Pourquoi les humains n’en feraient-ils pas autant ?)
Les tensions pesant sur la production alimentaire et sur les ressources énergétiques pointent de plus en plus dans notre quotidien. Nous devons changer en très peu de temps sans pouvoir compter sur l’exploitation de nouveaux territoires. »