Comme le titre ne le dit pas, ce livre d’Alban Vétillard a pour sujet la décroissance. L’ambition est forte, montrer que l’écologie ne peut pas être rattachée à une société de croissance d’une part, et indiquer qu’une alliance entre tous les différents mouvements écologistes est non seulement possible, mais nécessaire. Il constate d’ailleurs que des gens étiquetés à gauche (Ariès, Cochet, Latouche) ou à droite (de Benoist) se retrouvent sur des principes communs.
Ce livre permet aussi de transcender le pessimisme. Comme beaucoup de sonneurs de tocsin (rapport du club de Rome, Hans Jonas, Jean-Pierre Dupuy), Alban Vétillard pense que « l’écologie est un combat perdu d’avance ». Mais c’est aussi le livre d’un chef de projet pour le développement de satellites qui se convertit à la cause écologique, y compris dans sa version « décroissante ». C’est donc ce changement de comportement individuel qui nous indique que rien ne permet à l’avance de déterminer le moment et l’amplitude de nos actions. Alban croit que seul un état de guerre peut nous mobiliser… alors que nous ne sommes pas en guerre. Pourtant nous faisons la guerre à la planète ! Tout est donc possible, et ce livre défriche le difficile chemin à parcourir vers une société de décroissance.
1/5) L’extrême solitude de l’écolo décroissants
Dans une société en décroissance, ce n’est pas nous, les écocitoyens, qui changeront quoi que ce soit à la destinée qui nous semble promise. Mon expérience personnelle montre qu’au mieux on me considère comme en accord avec mes principes, au pire, on me prend pour un extraterrestre qui s’emm… avec des principes farfelus. De faire 32 kilomètres aller-retour à vélo pour travailler, m’a successivement fait passer pour un original auprès de ma hiérarchie, un kamikaze pour les chauffeurs de bus, un obstacle aux yeux des automobilistes, un danger pour les piétons, un nouveau paramètre pour la DDE, mais en aucun cas d’exemple à suivre pour mes amis et collègues. (p.110)
Certains tentent de me montrer mes incohérences. J’ai beau répondre : je me déplace fréquemment à vélo ou en covoiturage, je fais du compost, je récupère l’eau de pluie, je n’utilise pas de produits chimiques dans la maison ou le jardin, j’essaie de limiter au maximum ma consommation d’énergie, j’éduque mes enfants dans ce sens, je me chauffe au bois tant que je peux, je reste en vacances en France, etc. Mon interlocuteur me dira toujours à la fin : mais ça ne peut pas marcher pour tout le monde, c’est utopique ! (p.174)
Un sondage classe l’écologiste autodéclaré parmi les « très engagés pessimistes ». Sa vie confine parfois à la torture mentale : prisonnier d’un jeu qui n’est pas le sien, où personne ne respecte aucune de ses règles, il connaît la fin mais personne ne l’écoute. L’écologiste est ravalé au rang de « prêcheur de l’apocalypse ». Taisez-vous les inquiets lui lance-t-on. Ou un chœur silencieux lui susurre son impuissance à changer le cours des événements et l’encourage à la passivité. L’interdit de pessimisme inhibe la pensée dans notre société de croissance. (p.192)
Nos enfants entrent dans un monde plus cruel, plus instable que celui où nous avons grandi. Que pèse le rêve de la décroissance face à ce constat ? Convaincre une majorité se révèle impossible. J’ai donc provisoirement abandonné cette idée, la lutte est trop inégale, et je serai désormais un agent dormant, parfois somnambule, de la décroissance et de l’écologie. Nous aurons probablement à traverser des océans de douleurs, mais c’est peut-être le prix à payer pour la reconquête d’une autonomie écologique, énergétique et alimentaire. (p.215)
2/5) Une société de croissance en roue libre
L’augmentation de la masse monétaire est directement liée à la somme des intérêts remboursés l’an passé. Les taux d’intérêt sont par construction supérieurs à l’inflation attendue, sinon prêter de l’argent n’aurait pas de sens. Si la quantité d’argent en circulation était constante en permanence, alors nous ne pourrions pas rembourser d’intérêts. La masse monétaire est donc forcément croissante dans le temps – pour autoriser le remboursement de ces intérêts. Dès lors la croissance économique dérive de celle de la quantité de monnaie. La seule manière stable de faire croître la masse monétaire, c’est la croissance de l’activité économique. Plus il y a d’endettement, plus il y a promesse de revenus ultérieurs, plus il y a de chances de croissance. Inversement, les périodes de récession engendrent de la destruction monétaire et donc l’appauvrissement des prêteurs. Notre société, en organisant des droits non garantis par la richesse future, produit irrévocablement des droits en excès, et provoque ainsi des purges périodiques.
Celui qui décide de consommer moins que ce qu’il pourrait, s’il ne diminue pas ses revenus en conséquence, aura de l’argent disponible pour « autre chose » (épargne, voyages en avion, résidence secondaire), ce qui atténuera d’autant la portée de son acte. D’autre part ce qui est réduit par Pierre est libéré pour Paul, et au final la planète est toujours outragée. Le plus écolo d’entre nous n’est qu’un collabo de la croissance, quand il va à la banque faire un emprunt, en vacances trois fois par an, ou en voiture chercher la livraison de légumes de son AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Réclamer une adéquation parfaite entre des actes et des idées incompatibles avec la société dans laquelle on vit, est impossible. De deux choses l’une : ou on s’en arrange et on se compromet… ou on s’exclut de la société, et on perd de facto toute influence. En écoutant la radio, regardant la télé, lisant les journaux, on prend la mesure de notre endoctrinement.
Notre société autorise à la fois le poison et son antidote : la malbouffe d’un côté, les anticholestérol de l’autre. Les inégalités sont parfaitement intériorisées : dans les milieux populaires se retrouvent beaucoup d’adorateurs de milliardaires en short et en crampons. Un éboueur est aussi nécessaire à la société qu’un pilote d’avion, et plus qu’un footballeur, pourtant leurs rémunérations comparées disent le contraire. La croissance nous propose un marché de dupes : elle nous fait des promesses qu’elle seule peut tenir, tout en fragilisant ce qui lui permet de durer. Le potentiel maximal des énergies renouvelables ne pourrait au mieux représenter que 30 à 45 % de notre consommation actuelle.
3/5) Complexité de la société de décroissance
Faire mieux avec moins. Prévenir plutôt que guérir. Moins consommer pour mieux vivre. La sobriété heureuse. La décroissance conviviale. La simplicité volontaire. Plus de qualité, moins de quantité. Qui ne pourrait être d’accord ? Mais comment y parvenir ? Nous sommes déjà beaucoup à avoir emprunté à un moment de notre vie une bifurcation vers la décroissance. Se mettre à temps partiel pour élever ses enfants ou construire sa maison. Imaginer notre vie sans voiture. Arbitrer ses dépenses (choisir des produits plus chers car locaux ou d’excellente durabilité, quitte à posséder moins). Diminuer ses déplacements. Les théoriciens se retrouvent sur des principes communs : relocalisation, autosuffisance, prise en compte des externalités négatives, suppression des produits jetables et de la publicité, limitation du crédit, restauration de secteur agricole, démocratie participative, recréation du lien social, etc. « On peut manger des féculents, supprimer sa consommation de bœuf, dormir sur un simple matelas dans une chambre non chauffée, se laver avec un litre d’eau, remplacer les vacances au Maroc par un séjour à la campagne sous la tente… » Ceux qui affirment cela ne sont pas de dangereux révolutionnaires, mais deux polytechniciens chefs d’entreprise (Jancovici et Grandjean, 2009). Qu’on l’appelle modération, simplicité, sobriété… la décroissance est avant tout un recentrage sur les besoins essentiels de l’Homme. Et cet homme-là nourrit de faibles attentes face à l’économie : bénéficier de capacités d’épanouissement, de pouvoir participer à la vie de la société, avoir un sentiment d’appartenance, jouir d’un environnement de qualité.
La décroissance doit veiller à la résilience de l’économie locale, elle crée le concept des villes en transition, elle cherche à encourager les processus d’autonomie consciente et responsable, elle dévalorise les activités hétéronomes. Ce qui libère l’homme, c’est l’outil qui lui permet d’effectuer lui-même la tâche, pas la machine qui consomme de l’énergie fossile ou nucléaire. Pensons à brider l’innovation (qui confine souvent au nuage de fumée ou à la cupidité). Et la suppression de la Bourse ne pénaliserait que les spéculateurs. Revenons aux fondamentaux fussent-ils simplistes : « la Corrèze avant le Zambèze », « nos emplettes sont nos emplois ». Protectionnisme n’est pas un gros mot. Le libre-échange présente des avantages quand il n’y a que deux pays qui échangent, dès qu’il existe un troisième joueur cette règle s’efface. Le recours à une monnaie locale est la clé de voûte d’une société construite en contradiction avec la croissance. Elle alimenterait l’économie locale. La cellule familiale pourrait représenter un bon niveau d’agrégation et de solidarité. L’absence partielle de retraite saura trouver une compensation dans la reconstruction du lien intergénérationnel.
Seul un Etat fort peut enclencher et soutenir une société de décroissance. Il y aura besoin de grands travaux, de gigantesques reconversions, de réutilisation différente du foncier. Ayons la modestie de ne pas connaître à l’avance le partage des compétences mis en œuvre entre l’Europe, la France et ses régions. Dans le passé, nous sommes déjà parvenus à changer en profondeur toute une société : grâce à une économie de guerre. Mais une telle mobilisation ne s’est jamais passée… qu’en temps de guerre, dans le sang et les larmes. Quand on en peut convaincre ni par la raison, ni par la peur, quand il reste la frustration de contempler, impuissant, la dérive vers le naufrage redouté, faut-il verser dans l’outrance ou l’espoir d’une révolution ? Faut-il annoncer péremptoirement : la décroissance ou la mort ?
Beaucoup abordent l’écologie avec la démarche suivant : « Je m’y mets si tout le monde s’y met ». Le seuil de basculement est donc constitué par la masse de tous les autres sauf moi. N’est-ce pas une manière implicite d’attendre une dictature, seul régime capable d’obliger l’intégralité de la population à se soumettre simultanément aux mêmes contraintes ? Que faut-il craindre le plus : une dictature qui met en place la décroissance choisie, ou une dictature résultant de la décroissance forcée ? L’Etat est-il le problème ou la solution ? La forme politique compatible avec l’apparition de la décroissance reste une page blanche.
4/5) Complexités démographiques
Les crises des ressources, du climat, de la biodiversité, nous renvoient directement à la problématique malthusienne. Il existe une limite à la croissance démographique. La seule erreur de Malthus n’est pas sur le fond, mais sur la vitesse à laquelle nous nous approchons de cette limite. Certains démographes l’évaluent à 9 milliards en 2050, là n’est pas le débat. Les sociétés premières savaient réguler leur population pour rester mobiles et autonomes, ce n’est plus notre cas. Nous attendons d’une force supérieure, en l’occurrence le « développement », qu’il freine notre prolifération.
L’écologie ne veut pas désigner des humains surnuméraires. Dire que ceux qui veulent sortir de la société de croissance exigent une baisse de population n’est qu’un mensonge. La démographie dans nos pays occidentaux ne joue qu’un rôle très partiel sur l’empreinte écologique… L’écologie ne souhaite pas comme principe directeur la réduction de la population. C’est sur nos comportements qu’il faut agir en premier. Cela n’empêche pas d’envisager la réduction de la population comme un principe de bon sens.
Certains n’hésitent pas à soutenir une proposition iconoclaste, Yves Cochet par exemple : favoriser la baisse de la natalité. Il s’agit d’édifier les conditions d’une décrue progressive et durable de la population pour permettre aux écosystèmes de subir moins de pression… Pas de congénère surnuméraire, mais un contrôle de la fécondité à l’échelle locale : contraception gratuite, droit à l’avortement, allocations familiales dégressives, impôt sur le revenu croissant avec le nombre d’enfants, etc. Les couples doivent comprendre qu’un enfant est écologiquement une charge très lourde. Combien d’ailleurs se séparent-ils après un ou deux enfants en bas âge, pour aller ensuite en refaire avec d’autres ? La décroissance est pleinement compatible avec une population en baisse. Etre écologiste, c’est affirmer que la société doit être capable d’absorber durablement une hausse ou une baisse de sa population, sans dommage pour elle-même. Ce que ne sait pas faire un système de croissance.
5/5) Quelques citations pour conclure
- Tout a déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut sans cesse recommencer (André Gide)
- On ne peut séparer l’homme de la nature car il est la nature comme le sont l’eau, l’arbre et le vent. (François Mitterrand, sommet de Rio, 1992)
- Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. (Jacques Chirac, sommet de Johannesburg, 2002)
- La croissance n’est que la promesse que tout ira mieux demain : seulement voilà… que se passe-t-il si cette promesse n’est pas tenue ?
- Tout discours fondé sur une croissance verte a la même valeur qu’un discours sur une croissance bleue ou rouge : qu’importe la couleur, la croissance reste la croissance.
- L’écologie de réparation ne fait que valoriser nos déprédations pour mieux les poursuivre.
- La décroissance, ce n’est pas faire la même chose, mais en moins… c’est faire autre chose. (Paul Ariès)
- La décroissance navigue à contre-courant de ce que semble demander le peuple en démocratie.
- La décroissance doit rester un foyer de convergence d’où peut naître une autre société, plus juste, plus équilibrée, plus apaisée.
- La décroissance est bien fille de l’écologie, il nous faut retrouver notre place dans la nature, elle qui permet toute production.
- L’écologie ne nous semble être qu’une brique élémentaire et facultative de la société, alors qu’elle doit en être le socle.
- L’esprit critique dont nous faisons si souvent preuve n’est pas là pour nous remettre en question, mais pour remettre en question les autres.
- Quand on accuse l’écologie de catastrophisme excessif, ne peut-on pas voir la même démarche dans l’apocalypse économique promise par les opposants à la décroissance ?
(Editions Sang de la Terre, 2013 – 228 pages, 14 euros)